Ghérasim Luca, une voix inflammable - Serge Martin

[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#156, le 10 septembre 2018

Ghérasim Luca est un poète juif né en Roumanie et dont l’oeuvre est écrite en français. Après avoir cotoyé les surréalistes, il a notamment participé à la fondation du groupe surréaliste roumain et ses poèmes furent placardés dans les rues en 68. Deleuze, un de ses grands admirateurs, a pu écrire à son égard : « Si la parole de Ghérasim Luca est éminemment poétique, c’est parce qu’il fait du bégaiement un affect de la langue, non pas une affection de la parole. C’est toute la langue qui file et varie pour dégager un bloc sonore ultime, un seul souffle à la limite du cri "je t’aime passionnément". » (Critique et clinique). Voici les bonnes feuilles du livre de Serge Martin, Ghérasim Luca, une voix inflammable que nous ont chaleureusement transmises les éditions Tarabuste, que nous remercions. On trouvera également une note de lecture ici ainsi qu’un entretient avec Serge Martin autour de Ghérasim Luca ici.

Ghérasim Luca, sur la corde sans fin ni commencement

Comme le funambule
suspendu à son ombrelle 

je m’accroche
à mon propre déséquilibre 

L’inventeur de l’amour, p. 8

Dans une lettre à Max Brod en 1921, Franz Kafka écrivait : « […] Le désespoir qui s’ensuivit fut leur inspiration. […] (ce désespoir n’était pas quelque chose que l’écriture aurait pu apaiser, c’était un ennemi de la vie et de l’écriture ; l’écriture n’était en l’occurrence qu’un provisoire, comme pour quelqu’un qui écrit son testament juste avant d’aller se pendre, un provisoire qui peut fort bien durer toute une vie), c’était donc une littérature impossible de tous côtés, une littérature de tziganes […], parce qu’il faut bien que quelqu’un danse sur la corde [1] ». Il fallait commencer par rappeler l’impossible : ce « toute une vie » dans et par le « provisoire » que Franz Kafka évoquait, visant autant sinon plus sa propre situation que celle de ces nombreux écrivains juifs « qui commencèrent à écrire en allemand ». Même s’il fit le choix du français et non de l’allemand comme son ami Paul Celan, on ne peut qu’associer Ghérasim Luca à ces écrivains dont le désir, selon Kafka, était fort de « quitter le judaïsme, généralement avec l’approbation vague des pères ; (c’est ce vague qui est révoltant) ; ils le voulaient, mais leurs pattes de derrière collaient encore au judaïsme du père et leurs pattes de devant ne trouvaient pas de nouveau terrain. Le désespoir qui s’ensuivit fut leur inspiration. »

Né en 1913, le fils de Berl Locker, tailleur à Bucarest, tôt orphelin de guerre, parlait roumain, français, allemand et yiddish. En 1962, à presque cinquante ans, dix ans après son installation à Paris, il notait pour lui-même cette proposition paradoxale et forte : « Je suis l’Étranjuif [2] ». Il attendit en effet la fin des années quatre-vingt pour abandonner son statut d’apatride, obligé qu’il était de régulariser ses papiers d’identité. Son suicide, le 9 février 1994 dans la Seine, est venu comme rappeler non seulement qu’il se considérait comme définitivement « hors la loi » ainsi qu’il l’a proclamé dans le poème-tract de 1960, La Clef [3], mais aussi qu’il avait toujours dansé sur la corde. Ses œuvres pleines de sa vie et sa vie entièrement consacrée à ses œuvres en témoignent toujours puisque sa danse continue à entraîner, à encourager et même à enflammer ici et ailleurs, à la fois douloureusement et de manière jubilatoire, en inventant multiplement « une littérature impossible de tous côtés ». Ghérasim Luca est bien un de nos grands intempestifs !

Tourner

Ghérasim Luca n’offre pas au lecteur d’aujourd’hui une œuvre achevée dont celui-ci pourrait d’un coup d’œil mesurer l’empan, fixer la place, délimiter le champ et in fine définir la valeur. Il nous a avertis dès 1945 : « seule une pensée déjà pensée / se contente d’une étiquette / d’une statistique » (L’Inventeur de l’amour, p. 22). Ghérasim Luca n’offre pas du tout la possibilité à son lecteur, pas plus à son auditeur ou à son regardeur, même savant, d’en arrêter l’activité, et au fond d’en avoir fini peu ou prou. Surréaliste roumain, inventeur des cubomanies et fabriquant d’objets et de livres d’artistes méticuleusement réalisés dont les dessins aux points illustrent la précision toujours exigée, ami de Victor Brauner, de François di Dio, de Gilles Ehrman et de quelques autres, amant et mari de femmes artistes – il faudrait citer pour le moins Mirabelle Dors, Béatrice de la Sablière et Micheline Catti devenue Micheline Ghérasim Luca –, poète sonore ou plutôt « récitaliste [4] » remportant de beaux succès vers la fin de sa vie dans le milieu des lectures de Polyphonix animées par Jean-Jacques Lebel, Ghérasim Luca ne peut s’accorder avec une telle addition que d’aucuns compléteront forcément… sans jamais pouvoir en faire le tour. Par ailleurs, Ghérasim Luca ne peut se laisser prendre aux « -ismes » de toute espèce dont il a fait lui-même la liste : d’animisme à dandysme, ils sont pour lui tous « synonymes ». En donnant pour titre, « crimes sans initiales », à une telle liste (La Proie s’ombre, p. 93-107), il ne cesse de relancer une prosodie généralisée « comme le crime entre le cri et la rime » (« A gorge dénouée », Le Chant de la carpe, p. 99). Il pousse à une écoute et à une vision en vue de « dévoiler une résonance d’être, inadmissible [5] » : « pendue à la plus haute branche / la forêt originelle / tire sa langue originale / de ses crimes sans initiales » (La Proie s’ombre, p. 60). Ghérasim Luca travaille sans cesse, avec une précision redoutable si ce n’est maniaque, ses rimes et résonances. « Je m’oralise », précise-t-il dans son « Introduction à un récital [6] », en indiquant avec la force de la trouvaille l’interaction entre une parole et une éthique, entre son poème et son devenir sujet, celui de ses lecteurs-auditeurs-regardeurs mais jamais suiveurs car jamais il ne se répète et ne peut se répéter. Certes, quelques trouvailles archivistiques pourront encore entraîner d’heureuses découvertes, par exemple dans le fonds déposé à la bibliothèque littéraire Doucet. Certes, les thèses et travaux universitaires semblent dorénavant se multiplier depuis le travail fondateur de Carlat. Certes, les reprises de ses « tubes » sur scènes et dans le domaine de la chanson font florès. Certes, les cubomanies exposées circulent encore plus sur la toile que, malheureusement, dans les expositions. Bref, quelques interprétations érudites et bien des interprétations artistiques ne manqueront pas de renouveler ce qu’on peut considérer comme une réception des œuvres, laquelle s’est considérablement amplifiée depuis la mort de Ghérasim Luca, comme si un effet « Luca » venait presque remplacer un effet « Celan » qui lui est antérieur [7]. Toutefois les éruditions comme les réceptions viennent souvent conforter une mesure des œuvres et une tenue des vies, prises qu’elles sont trop souvent dans les régimes culturels de la célébration ou de la mythification. Cependant, avec Ghérasim Luca, les œuvres et la vie tiennent paradoxalement à leur démesure et à leur retenue ; ce qui expliquerait en grande partie que les débuts de reconnaissance publique ne soient intervenus qu’avec les récitals et d’abord avec le récital télévisuel filmé par Raoul Sangla et diffusé en 1989 sur La Sept/FR3, quand les livres comme les autres œuvres, dont les cubomanies, ont dû attendre – ne serait-ce que le poche en Poésie/Gallimard publié en 2000 ! Si les éruditions et les réceptions cherchent inévitablement à les situer dans l’époque et ses redoutables soubresauts historiques et intellectuels, artistiques et littéraires (les années trente et la seconde guerre mondiale avec l’extermination des juifs par les nazis puis Hiroshima, la « guerre froide », le consumérisme, le surréalisme, l’existentialisme, la poésie sonore, etc.), les œuvres et la vie n’y tiennent pas quand bien même elles les contiennent. Aussi, les œuvres et la vie de Ghérasim Luca doivent à n’en pas douter être considérées dans et par « la problématique de l’origine » ainsi que Walter Benjamin la proposait dans les attendus épistémologiques de son ouvrage conçu en 1916 et mis en forme en 1925, Origine du drame baroque allemand  : « L’origine, bien qu’étant une catégorie tout à fait historique, n’a pourtant rien à voir avec la genèse des choses. L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître [8] ». Si on y prête un tant soit peu attention, et nul besoin d’érudition savante ou de réception pédagogique pour que l’attention en soit vite augmentée, les œuvres et la vie de Ghérasim Luca font effectivement « un tourbillon » dans le fleuve de notre devenir, tant du point de vue du poème que plus généralement des arts et du langage. Est-ce un « tourbillon qui repose », comme titre par antiphrase Luca dans un texte qui fait valser l’antinomie mobile-immobile (« Le tourbillon qui repose » dans La Proie s’ombre, p. 15-29) et donc par là même les antinomies de la modernité et de la tradition, de l’académisme et de l’avant-gardisme ? Oui ! à condition aussitôt d’engager cette réflexion liminaire dans une orientation décisive « vers le non-mental » qui se refuse à fixer d’une manière ou d’une autre les œuvres et la vie de Ghérasim Luca, d’autant que « sa frénésie de l’ombre » n’est comparable « (n)i à la tempête / dans un verre d’eau / ni au verre d’eau dans la tempête // Mais plutôt à la frénésie statique / de l’ombre d’un doute // qui tourne encore dans sa tête / et qui tourne mal / comme tout ce qui tourne / autour du bien et du mal / avec un mal de tête comparable / à la frénésie statique d’une pensée / comparable à l’incomparable » (L’Inventeur de l’amour, p. 8 à 11)… Humour, voire rire, mais également critique radicale des postures habituelles si ce n’est traditionnelles, tout en engageant vie et œuvres dans le plus exigeant, le plus décisif, à savoir l’invention d’un funambulisme en arts qui demande de « conna(aître) par cœur / ces chemins inconnus », de « les parcourir / les yeux fermés » alors même que « (t)out doit être réinventé » puisqu’« il n’y a plus rien au monde ».

[…]

Passionnément

pas pas paspaspas pas pasppas ppas pas paspas le pas pas le faux pas le pas paspaspas le pas le mau le mauve le mauvais pas paspas pas le pas le papa le mauvais papa le mauve le pas paspas passe paspaspasse passe passe il passe il pas pas il passe le pas du pas du pape du pape sur le pape du pas du passe passepasse passi le sur le le pas le passi passi passi pissez sur

le pape sur papa sur le sur la sur la pipe du papa du pape pissez en masse passe passe passi passepassi la passe la basse passi passepassi la passio passiobasson le bas le pas passion le basson et et pas le basso do pas paspas do passe passiopassion do ne do ne domi ne passi ne dominez pas ne dominez pas vos passions passives ne ne domino vos passio vos vos ssis vos passio ne dodo vos vos dominos d’or

c’est domdommage do dodor
do pas pas ne domi
pas paspasse passio
vos pas ne do ne do ne dominez pas
vos passes passions vos pas vos
vos pas dévo dévorants ne do
ne dominez pas vos rats
pas vos rats
ne do dévorants ne do ne dominez pas
vos rats vos rations vos rats rations ne ne
ne dominez pas vos passions rations vos
ne dominez pas vos ne vos ne do do
minez minez vos nations mi mais do

minez ne do ne mi pas pas vos rats
vos passionnantes rations de rats de pas
pas passe passio minez pas
minez pas vos passions vos
vos rationnants ragoûts de rats dévo
dévorez-les dévo dédo do domi
dominez pas cet a cet avant-goût
de ragoût de pas de passe de
passi de pasigraphie gra phiphie
graphie phie de phie
phiphie phéna phénakiki
phénakisti coco
phénakisticope phiphie

phopho phiphie photo do do
dominez do photo mimez phiphie
photomicrographiez vos goûts
ces poux chorégraphiques phiphie
de vos dégoûts de vos dégâts pas
pas ça passio passion de ga
coco kistico ga les dégâts pas
les pas pas passiopas passion
passion passioné né né
il est né de la né
de la néga ga de la néga
de la négation passion gra cra
crachez cra crachez sur vos nations cra

de la neige il est né
passioné né il est né
à la nage à la rage il
est né à la né à la nécronage cra rage il
il est né de la né de la néga
néga ga cra crachez de la né
de la ga pas néga négation passion
passionné nez passionném je
je t’ai je t’aime je
je je jet je t’ai jetez
je t’aime passioném t’aime
je t’aime je je jeu passion j’aime
passionné éé ém émer

émerger aimer je je j’aime
émer émerger é é pas
passi passi éééé ém
éme émersion passion
passionné é je
je t’ai je taime je t’aime
passe passio ô passio
passio ô ma gr
ma gra cra crachez sur les rations
ma grande ma gra ma té
ma té ma gra
ma grande ma té
ma terrible passion passionnée

je t’ai je terri terrible passio je
je je t’aime
je t’aime je t’ai je
t’aime aime aime je t’aime
passionné é aime je
t’aime passionném
je t’aime
passionnément aimante je
t’aime je t’aime passionnément
je t’ai je t’aime passionné né
je t’aime passionné
je t’aime passionnément je t’aime
je t’aime passio passionnément

[1Franz Kafka, « Lettre à Max Brod » (juin 1921), trad. de Marthe Robert, Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1984, p. 1087-1088.

[2Cahier de 1962. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.

[3« Être hors la loi / voilà la question / et l’unique voie de la quête » est extrait de « La Clef » dans La Proie s’ombre, p. 77.

[4Il me faut bien tenter un néologisme insatisfaisant pour ne pas employer les habituelles dénominations.

[5Ghérasim Luca, « Introduction à un récital », Poésie/Gallimard, p. XII.

[6Ghérasim Luca, « Introduction à un récital », op. cit., p. XIII.

[7Ce montage des « effets » est particulièrement bien formulé dans l’article de Patrick Kéchichian, « Paul Celan et Ghérasim Luca », dans Le Monde Télévision du samedi 16 août 2003, p. 24. Le bégaiement de Luca y succède à l’hermétisme de Celan ou, version plus générale, la poésie blanche fait place à la poésie sonore. Mais les deux poètes y poursuivent une même « violence faite à la langue ». Après celle de Celan contre la langue allemande, langue des bourreaux, Luca « soumet la langue française à un traitement violent » puisque « sa poésie […] écrite et orale, destinée comme naturellement à la voix et au cri, se tenant sur la crête du sens, est savante et sauvage, farouche. » On peut s’interroger sur la violence à l’œuvre : n’est-elle pas plus celle de bien des discours sur les poètes, en l’occurrence Ghérasim Luca et Paul Celan, que celle de ces derniers sur la langue !

[8W. Benjamin, L’Origine du drame baroque allemand, trad. de l’allemand par Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1985, p. 43.

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