Geste universel

« L’hygiène de la guerre, le selfie pour toute gloire du corps pitoyable »
Patrick Condé

paru dans lundimatin#419, le 11 mars 2024

Octobre 2023.
Il faisait encore beau temps par ici.

À la plage
elles viennent d’arriver
ont planté très vite les deux parasols
bien droits
très vives ont déballé leurs affaires
répandues sur le sable
se sont activées joyeuses
enfin oui disons joyeuses
elles rient beaucoup
elles ont peut-être 16 ans
elles rient beaucoup
ont la peau très blanche
la chevelure blonde ou d’un roux vénitien

Le soleil cogne
leurs peaux très blanches sont en alerte
l’une se couche vivement sur le sable
c’est fou ce qu’elles sont vives
comme de jeunes chevrettes dans un pré
l’autre lui étale tout de suite l’ambre solaire
sur le dos
celle qui étale n’en demande pas
sa peau si blanche craint-elle moins ?
Les voilà parées préparées pour le jeu de raquettes
qui va durer 10 minutes pas plus
puis l’une empoigne une balle
et direct dans l’eau sans frilosité aucune
elles se l’envoient et plongeons et arabesques des bras

Sans la frilosité des poules mouillées
qui ne se mouillent que le bas
jusqu’au dessus du slip
qu’elles ont entre le pouce et l’index
décoincé de la raie du cul
ainsi celle d’à côté très bronzée
seins nus qu’elle ne mouillera pas
allez savoir pourquoi
il fait si chaud
geste Universe

Elles de peau si blanche
parlent un langage nordique
du nord de l’Europe
que je ne comprends pas
parlent vite
en riant toujours beaucoup
un type les a rejoint enrobé
gras le short de bain
descendu au milieu des fesses
laisse voir le début de la raie du cul
assis sur le siège de plage sans pieds
entre les deux parasols
il téléphone

Elles sortent de l’eau
se précipitent vers une serviette verte
jouent aussitôt avec en s’essuyant
elles sont très joueuses et rigolent
l’une se couvre la tête de la serviette
lui donne la forme d’un voile
de femme arabe musulmane
ne laisse transparaître que les yeux
elles rigolent beaucoup
l’autre prend la serviette et fait de même
mais forme un voile qui laisse paraître la face entière
et s’incline en guise de pieux salut
elles rigolent encore, toujours,
nubiles dans le secret des corps
qu’elles ne possèdent pas
ignorantes peut-être de ce qui se passe
en ce moment même dans le corps
des femmes palestiniennes
dont elles rigolent
en toute innocence
bien sûr
geste Universel

Un couple la cinquantaine
vient d’arriver il passe
l’homme marche devant
tient l’enrouleur de la laisse
de son tout petit chien minuscule
tenu dans les bras de sa femme
l’homme tient en laisse le chien
que tient sa femme dans ses bras
l’homme tient en laisse femme et chien
un même corps
La femme d’âge mûr d’à côté
seins nus retourne
dans l’eau jusqu’à la taille
après avoir entre le pouce et l’index
décoincé…
puis revient s’allonger près de son mec
allongé sur le dos jambes écartées
qui la caresse sans trop d’effort,
sans conviction
geste Universel

Les deux filles
à la peau si blanche
sont retournées se baigner
l’homme adipeux s’est approché d’elles dans l’eau
avec son smartphone
il leur demande de faire un geste qu’il veut filmer
elles s’exécutent :
toutes deux là où elles ont pied face à face
plongent la tête dans l’eau chevelure rabattue vers l’avant
et à son signal de voix
elles ressortent brusquement la tête
en renvoyant leurs cheveux vers l’arrière
une choré têtes renversées gerbes de chevelures et d’eau
le refont trois, quatre fois
puis le mec adipeux leur montre aussitôt
elles et il matent longuement la vidéo dans l’eau en rigolant
elles sont comme dans la pub
geste Universel

Un mec arrive du large tout proche sur son paddle
le traîne sur le sable et sort de l’eau
bien bâti la cinquantaine il mate
mate tout le monde en marchant à droite à gauche
m’avez-vous vu ?
Il mate en marchant le sourire ahuri aux lèvres
s’en va
puis revient avec un gros sandwich
ingéré celui-ci il remonte sur son paddle
et fait sur l’eau quelques tours en larges cercles
en matant
avant de s’éloigner
m’avez-vous vu ?
Tsahal en goguette à la plage
(une fois dans un tout petit village de Toscane
un soldat de Tsahal débarque à la terrasse
d’un modeste hôtel
aussitôt en plus de son eau gazeuse il demande en anglais
qu’on lui indique une boîte de nuit
il dit qui il est d’où il vient
il est en permission a pris l’avion et rentre lundi il n’a que trois jours
geste Universel )
mais il semble mal à l’aise se vautre
trois fois de suite dans l’eau
la troisième fois pour se hisser à nouveau
il peine sur son paddle
à quatre pattes
il peine à ramasser ses jambes sous lui d’un bond
pour se redresser
comme essoufflé haletant
puis il repart quand même mais ne mate plus

les deux filles rigolent plus doucement
allongées sur le ventre elles écoutent
de la musique sur le smartphone du mec adipeux
un bruit de marteau pilon
clapotant dans une soupe sonore
geste Universel

Le couple au tout petit chien
repasse en sens inverse
l’homme marche toujours devant
tient toujours le dérouleur de la laisse dans sa main
mais le chien marche au sol
la femme s’inquiète a peur que le sable lui brûle ses petites pattes
l’homme prend le roquet dans ses bras
« ah ben non tu ne vas pas te brûler les papattes »

Dans le bleu de l’eau le bleu
insoutenable adorable de la mer
de celle « que l’on boit à Gaza » sous un déluge de bombes
de celle qui ne peut désaltérer lorsque l’eau potable est coupée
encore une fois, soif et faim à en mourir,
le bleu qui depuis 75 ans a délavé les yeux du désespoir
jusqu’aux yeux révulsés de fureur et d’horreur
qui ont conduit hier l’attaque contre l’ennemi surpuissant
dans ce bleu qui nous regarde
si blancs de peau
de si vulnérable puissance
si bruns de peau
de si vulnérable révolte
se reflète l’affreuse angoisse d’un monde figé
de paroles gelées
celles qui disent « mais attendez, on faisait justement
la révolution, vous gâchez la fête, de toute façon quoi qu’il arrive
votre sort dépend de nous ! »
geste Universel
que le désastre accuse
que l’univers récuse
pour l’amour d’un Monde
non encore advenu
(dans le plurivers des mondes
qui ne change rien à l’affaire)

Mars 2024
L’hiver n’en finit plus.

La plage s’est vidée, entièrement, restent quelques âmes errantes bien couvertes que le lointain terrifie, d’un sable l’autre

Là-bas la soldatesque, femmes et hommes en tenue, race de fer, de bronze, de tous les métaux, s’amuse dans les décombres sur les lieux de leur crime, ils et elles se veulent,

se savent regardé.e.s nous regardant, leurs yeux vides et froids mais rieurs, celui de la mitrailleuse joyeuse cyclope pointé vers nous, celui de la bêtise noire poutre calcinée de leur Temple mille fois détruit maintenant par elles-mêmes, par eux-mêmes dans des éclats de rire, malheur à qui ne rit pas - il y en a, qui deviendront fous ou seront condamnés

De masse et de majorité cerveaux lavés, depuis leur plus tendre enfance biberonnés à la peur, la menace et la guerre, l’humanité qu’ils et elles assassinent prétextant traquer des combattants adverses rougis au fer blanc, ils d’un seul homme ne la voient plus

Qu’importe, le tout est de prendre une bonne douche, le soir après le boulot, d’être frais et dispo chaque matin, pour le service de tueur, dure journée d’orgie meurtrière Grandes orgues de la revanche et du massacre sur ceux qui à l’origine n’y étaient pour rien, symphonie industrielle jouée par de pauvres types, pauvres filles qui oublient tout sauf ce qu’on leur ordonne de ne jamais oublier pour oublier tout le reste, ni de se brosser les dents avant d’aller flinguer ou bombarder au son de leur instrument d’acier
geste Universel

L’hygiène de la guerre, le selfie pour toute gloire du corps pitoyable sanglé bardé dans son uniforme, relâché au repos pour le fun sexy entre nanas soldates, l’LGBTisme annexé, occupé lui aussi pour écraser l’ennemi supposé frigide, frustré et malbaisant, ainsi le Civilisé se sent beau et propre sur lui, malgré la poussière, la sueur, la boue, parmi les cadavres laissés sur place des civils abattus perçus comme puanteur de vermine chair animale putride, ainsi tout rentre dans l’ordre, de la piscine bleue qui attend de l’autre côté du mur le retour des corps huilés jusqu’aux décombres chamboulés d’un coup de rangers près d’une main d’enfant qui dépasse
geste Universel

Dans l’universel tourisme de l’horreur apprivoisée, très peu de gestes échappés des griffes du fléau, quand l’inimaginable git dans les images qui le rendent invisible, auto-immunité cordon sanitaire des images ici malgré le courage des journalistes tués en masse là-bas, les chants d’amour des cinéastes exilés, dans le miroir de Gaza nous percevons la laideur d’un monde, le nôtre

Échapper au présent exclusif, retrouver « l’image du passé qui fait irruption dans le présent », le bouleversant « Warda, une rose ouverte » de Ghassan Salhab, les « histoires banales » de la joie de vivre palestinienne narrées par Mabny Lil-Majhoul, redire le « Silence pour Gaza » de Mahmoud Darwich, …

Ou cet autre récit qui prend aux tripes et nous détache d’une fausse date, piégée, celle du 7 octobre 2023, celui-ci datant du




Amira Hass, Correspondante à Ramallah (La fabrique, 2004)

Patrick Condé

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