Forme juste sans moyens

Justin Delareux

paru dans lundimatin#262, le 9 novembre 2020

Je me permet de vous proposer ce petit texte dont je peine à trouver satisfaction dans la forme. Faudrait-il couper net, couper court, enrober et préciser, faudrait-il user des outils de la philosophie, de l’histoire, des outils de chiffres ou de formes, d’arguments, de points, de métal ou de bois. Rien n’est certain. Mais immédiatement, c’est cette langue qui me vient, celle peu, débarrassée ou essayant de. Qui n’a pas le bagage universitaire, qui n’a pas le bagage académique, celui des postes et des fonctions, celui des portes d’entrées et des portes de sorties. Une limite qui se voudrait brasier déguisé en poème. Puisque le poème va si bien aux gueux, et c’est encore l’étiquette que les assis nous collent dans les écoles si l’on prétend aux perspectives proches plus de feux que d’affaires.

Et comment se faire entendre dans un monde aphone et aphasique, où le commun semble se satisfaire de jouer encore, de perpétuer les mêmes bassesses historiques, les mêmes regards, cadrées par des lois scélérates et des jugements sans justice. Oui, déserter. Oui, d’autres outils. Mais quelque chose manque et ne tient pas. Nous imaginions autre chose que la survie, sans attentes pourtant.

Trouver la forme juste. Ne rien tenir de la forme juste. Ne pas trouver de forme juste. Ne rien justifier de la forme. Forme justifiée par moyens. N’être que petits moyens. Dans la cour vide de tous. Suis-je économiquement compatible ? Peut-on me recharger de bonne volonté ? N’ai-je rien d’autre à faire ici ? Que reste t-il à faire ici ? Pourquoi suis-je encore ici ?

Qui intervient sur ces corps sans même les toucher. Pourquoi partout cette inclinaison passionnelle vers les records. Combien de morts as tu compté aujourd’hui. Combien d’insultes as-tu essuyées aujourd’hui. D’où t’as-t-on jeté. Trouver la forme faite et piétinée. Aucun contrat. Aucun signe de contrat. Aucun signe de vie. Peut-on porter l’uniforme en dormant.

Si je ne peux plus respirer, où puis-je respirer. Si dehors devient dedans. L’époque est arrangeante. Nous n’avons fait que traverser une suite de périodes arrangeantes. On ne sait fomenter que les oublis. La plus belle jeunesse ne meurt plus en prison, elle meurt avant. J’ai débuté il y a trente ans ma collection de crises comme d’aucuns.

De tout l’air autour dont on nous prive. Tout est dit depuis quinze ans. C’est comme patienter la chute probable qui prend des formes d’affrontements. J’ai appris à respirer sous un coussin, nous-autres-riens. Chercher les planques. Ou tailler les armes. Nulle part le fond. À perte de sens. La fermeture des lieux, par voie de recours et recours d’exception. Se faire piller de toutes parts.

Reprendre l’expression, ne pas manquer d’air. Mais qui brasse et retient. Se muselle et contraint. Qui cris encore ou meurt en sifflant. Ce sont eux. Parlent au nom d’un nous. Cumulent leurs bêtises propres par voix publique. J’eus laissé tomber le ressac. Mais le ressac est en court, et hermétique. Le sujet est clos, et les mondes en replis.

Les chiens sont bien gardés, se gardent entre eux. Les chiens se fliquent et se retiennent de mordre. Un jour nourris un jour frappés, un jour lâchés un jour enfermés. Un jour comme une nuit. Sans différences. Les chiens ont les repères dont ils manquent. Ce monde a les repères qu’on agite en chiffon rouge. Pilule bleu.

Tu ne respire pas l’air de l’autre. Entre nous tout est prêt débordant. À quoi tient cette humanité qui a désiré les places nettes, qui a voté les bas mots, qui a hurlé frénétiquement dehors puis dedans. On avait commencé par vider les rues en ajoutant les rails. On avait commencé par éloigner les bancs et interdire les sièges. Nettoyer les places, puis les corps.

Nettoyer encore et partout, aplanir les angles, multiplier les vues. C’est une civilisation qui s’en lave les mains, jusqu’à décomposition de peau. On impose des solutions passagères. Sous peine, sous cloche. Nettoyer encore et partout et dedans. Éradiquer tout ce qui bouge, tout ce qui bave, sans protection. C’est encore flouer les repères, coiffer le mensonge d’attentions.

C’est une civilisation vile, qui au prétexte d’un bien, enferme l’autre à l’intérieur de lui. Un esprit vide dans un corps vide. Où l’on oublie de dire que si plus personne ne se rassemble en dehors ou dans les centres, c’est qu’il est réprimé de se rassembler en dehors et dans les centres. Interdit contre quoi coups, menottes, coups encore, asphyxie, mutilation, mort. Ainsi sont les images de notre temps, civiles, empreintes aléatoires du cloud-contrôle.

Où est passé le sens. Vigiles et volontaires partout, à se faire passeurs de règles sans fondements. Où les langues se délient et où chacun se retrouve dans les habits neufs d’une histoire rance. Qui collabore, qui dénonce, qui insulte, qui attise partout les séparations et méprise, étouffe, sanctionne.

Qui construit, qui planque, cache, nourri, soutiens, prêt l’oreille et la main, fait passer, qui pense et parfois attend, qui commun et qui voit venir à bout de cœur. Loin des villes aussi le venin prend. La morale pétainiste et ses relents. C’est peut-être le revers de l’ouvert. Ce monde de marchandises lointaines à corps d’outils. L’air n’a rien contre nous.

On nous fait porter les symboles qu’il manquait à nos costumes victimaires. C’est vous et vous qui tournez les boutons, tirez les deux petits élastiques sur les côtés. Au nom de l’autre on parle. Au nom de l’autre au tait. Au nom de l’autre on tue. Si on tue, c’est pour ton bien. Te taire est ce qu’il nous faut. Ton bien est grâce à moi. Tu seras coupable de ne pas défendre les formes. Tu seras coupable de ne pas suivre les ordres, les invitations au combat.

Tant d’années passées à attendre le grand top. Moment venu des moments perdus. Pourtant si simple, clair, net et limpide. De vos doigts glissant sur ces écrans, postes de contrôles. Qui fait monter la bêtise en chair, et le sang à la tête. Ce sont des portes fermées que l’on ouvre en faisant preuve de servilité. Ne pas trop penser. Ici, il ne faut plus trop penser. Voila bonne figure.

Vivre et penser sont économiquement incompatibles. Qui pense perd et qui perd meurt. On reportera l’exception à demain, dans les petits accords d’un temps qui n’est plus nôtre. Il faut bien se passer la balle. Refuser les imprévus, refuser les angles, les bancs, ce qui traîne et échappe. Nouvelle époque au continue. Où l’on prétexte vouloir sauver la vie en l’étouffant. On libère en parquant.

Où l’amour n’est plus qu’un confit de soi, monnayable comme les kils, les coffres, les culs, la blanche, le gras, le vert, le gris, le rouge, les flacons, les pipettes, les pesettes, les gants, les balances, les garrots. Sans ambages l’époque est clinique, et la vie patiente, suspendus à la goutte de tous. Tous, ordonnent, disposent, contraignent. Marquent les esprits et les corps.

Que reste t-il à faire ici. Souhaitaient-ils ces places nettes ? Étaient-ils en manque de peur ? Recherchaient-ils les clans, les affrontements, les clos ? Tout était prêt et ils avaient laissé faire. Tous étaient prêts. Ils ont laissé faire. Tout cela leur plaisait. Leur fort intérieur était dehors à leur image. Comment tenir encore. Combien tenir encore. Ajuster, viser, ou tasser puis lancer, foncer de tout son corps contre le vide de son temps. Forme juste sans moyens.

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