Fiché L comme Lafarge

Brèves histoires d’un cimentier engagé

paru dans lundimatin#425, le 23 avril 2024

L’entreprise Lafarge n’est plus. Engloutie par Holcim. Pour ne pas oublier la belle épopée de cette firme, nous publions ce bref hommage en trois dates. Histoire de mettre en perspective les menées de l’antiterrorisme français contre celles et ceux qui contestent l’empire bétonnier.

1833 : les frères Pavin de Lafarge, Léon puis Edouard, reprennent des fours à chaux au village du Theil, le long du Rhône en Ardèche. Aucun mérite, aucun travail, c’est un cadeau du patriarche, Auguste. C’est une famille de noblions : les Pavin viennent du poitevin et ne deviennent Lafarge qu’avec l’acquisition, en 1749, de la seigneurie Lafarge. Les deux rejetons sont nés au château, à quelques kilomètres des fours. Légitimistes convaincus et fervents partisans du comte de Chambord, ils sont écœurés par les journées révolutionnaires de juillet 1830. Voilà pourquoi ils quittent les villes et les administrations et reviennent au bercail. Dès le milieu de ce siècle, les ingénieurs des Ponts et Chaussées, le Génie Militaire et le Service Maritime – l’État, en somme – vantent et recommandent leurs produits qui servent les ports de Toulon, Marseille et Alger. Le Léon, polytechnicien passé au privé, aurait gardé de bonnes relations dans le public. Coup de bol géologique, leur chaux hydraulique est excellente, coup de bol géographique, les carrières sont en bordure du Rhône et la matière est facilement transportée vers la Méditerranée, coup de bol colonialiste, les ports du Maghreb constituent un marché particulièrement lucratif, Lafarge a des bureaux à Alger et Tunis avant Paris, coup de bol impérialiste, sa chaux est privilégiée pour constituer les blocs des digues de Port-Saïd, à l’extrémité nord du canal de Suez. Ces petits notables conservateurs, qui insistent sur leur ancrage dans un terroir, présents pendant des décennies au conseil départemental, jouissent pleinement de la mondialisation du commerce. Dans les années 1880, ces « catholiques sociaux », qui aiment à se présenter comme tels, construisent jardins et logements ouvriers… constamment imbibés de poussière blanche générée par l’activité (extraction, concassage, broyage, four) – poussière qui remplit, donc, nuit et jour les poumons des travailleurs. Ils n’hésitent pas, au moindre repli de la demande, à licencier : un ouvrier sur cinq en 1884-1885. La foi, en théorie chevillée au corps, est vite oubliée dans ces périodes-là. Dans le mot capitaliste, il y a capitaliste.

1940 : les successions vont de père en fils, ou à peu près. Pour les prénoms, on reprend les mêmes : Léon, Raphaël, Auguste, Joseph, etc. Bref, l’entreprise est restée sous contrôle strictement familial. Les colonies continuent d’alimenter les caisses, avec moultes acquisitions et créations de filiales dans les années 1920 et 1930 (« Ciments portland d’Afrique du Nord », « Nord-Africaine de Ciments Lafarge », « Société tunisienne Lafarge », « Société indochinoise de fondu Lafarge », etc.). Fervents catholiques et royalistes au XIXe siècle, les Pavin de Lafarge sont nationalistes et pétainistes en 1940. C’est explicite : Henri de Pavin de Lafarge, petit-fils de Léon, sénateur de l’Ardèche depuis 1929, vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, le 10 juillet 1940, à Vichy. Le 9 novembre 1940 est créé le Comité d’organisation des chaux et ciments, qui regroupe des membres des principales entreprises cimentières françaises, dont le directeur général de Lafarge, également à la tête de sa commission consultative. Initialement chargé au nom de Vichy de la coordination des productions entre les entreprises, le contrôle passe dès novembre 1942 sous tutelle allemande, à travers la création, au sein de Office central pour la répartition de la production industrielle, d’une section des matériaux de construction. L’usine du Theil, bien qu’en zone libre, collabore de 1942 à 1944 à la construction du mur de l’Atlantique, dont la gestion du chantier est attribuée à l’Organisation Todt, considérée comme un corps auxiliaire de l’armée de terre allemande. On a vu plus fervents nationalistes. En 1943, 80 % du ciment français sert à la construction du mur et ses 15 000 bunkers. Mais voilà, ledit mur ne tient pas et la firme passe un mauvais moment – trois ans. Soutenu par le Conseil de la Libération, et la résistance cégétiste et communiste, le préfet de l’Ardèche prononce le 27 septembre 1944 la mise sous séquestre de l’usine de Lafarge. En mars 1947, celle-ci sera cassée par le Conseil d’État, qui refuse également la solution d’une autogestion ouvrière proposée par les instances syndicales. L’entreprise échappe de justesse à la nationalisation… et bénéficie même des premiers Plans de modernisation puisque le ciment est considéré comme une ressource-clef, et le secteur figure parmi les six activités de base à moderniser en priorité. Pour la première fois, la présidence n’est plus assurée par un membre de la famille Lafarge. Les managers prennent le contrôle.

2014 : les actionnaires de Lafarge se régalent. Depuis des décennies, béton et champagne coulent à flot. L’entreprise a profité des marchés des colonies d’Afrique du Nord, où son implantation est ancienne comme on l’a vu, jusqu’aux indépendances : en 1955, elle y réalisait encore 35 % de son chiffre d’affaires. Elle quitte la Tunisie en 1961, à la suite de la mise sous séquestre de tous ses biens, et ses actifs sont nationalisés en Algérie en 1968. La société s’en moque : elle va voir ailleurs. À partir du début des années 1970, plus de 50 % du chiffre d’affaires est réalisé à l’étranger : c’est une multinationale. Tant que les portes des autres pays s’ouvrent, c’est-à-dire sont ouvertes par des dispositifs qui autorisent la libre circulation du capital, ô merveilleux libre-échange, la firme grossit. C’est mécanique : il s’agit d’un secteur hautement capitalistique, caractérisé par d’immenses investissements en matériel, dans lequel les petits producteurs n’ont aucune chance de concurrencer les grands. Malgré quelques échecs dans ses acquisitions, Lafarge s’installe dans 40 pays en 1993 et 75 en 2004. Dans les années 1990, le capital du groupe devient majoritairement étranger et le partage de la valeur ajoutée de l’entreprise bénéficie toujours plus aux actionnaires au détriment des employés. Au début des années 2000, les pays « émergents » représentent un tiers de son chiffre d’affaires total. Entre 2008 et 2010, Lafarge fait construire une usine gigantesque… en Syrie. Miracle de l’aide au développement, l’investissement de 680 millions de dollars est notamment financé par la Banque européenne d’investissement, l’Agence française de développement et un fonds danois. Comme c’est beau d’aider au développement. Vient la révolution, puis la guerre civile, en 2011. Le groupe décide de rester… et paye des organisations terroristes pour protéger le site industriel, situé à 90 kilomètres de Raqqa, la capitale de l’État islamique. Lafarge verse plus de 15,3 millions d’euros à Daesh et à la branche syrienne d’Al-Qaïda. Le jeu en vaut la chandelle puisque le profit devait avoisiner les 200 millions d’euros par an. Le directeur général adjoint, Christian Herrault, le dit dans un mail de juillet 2014, alors que les massacres se multiplient dans le pays depuis trois ans : « Il faut maintenir le principe que nous sommes prêts à partager le “gâteau”, encore faudrait-il qu’il y ait un “gâteau”. Pour moi, le “gâteau” est tout ce qui est un “profit”. » Il est joueur, Christian. Manque de bol, cette fois, la patrouille les rattrape aux États-Unis en 2022 : pour éviter un procès, le groupe accepte d’y payer une sanction de 778 millions de dollars et de plaider coupable pour avoir aidé des organisations terroristes entre 2013 et 2014.

Aujourd’hui Lafarge n’est plus – il fallait sans doute symboliquement se faire oublier après la lune de miel daeshienne, et LafargeHolcim (2014) est devenue Holcim (2021). La firme a donc été tour à tour royaliste, réactionnaire, ultra-catholique, paternaliste, colonialiste, collaborationniste, djihadiste. Sacrée performance contorsionniste, avouons. C’est finalement une histoire à la fois banale et prototypique d’un groupe capitaliste : peu importe l’idéologie, le pays, l’époque, le CO2, l’extractivisme de sable et gravier associé au ciment, tant que la production mène à un profit à la fin. Tout ce détour historique, c’est presque désolant, alors qu’un marxisme bien trivial suffisait à l’analyse. Plus remarquable est le câlin permanent de l’État français. Parfois avec intérêt : en Syrie, le groupe recueillait des renseignements pour le compte des services secrets (bah, alors ?). Holcim n’a aucune raison de ne pas poursuivre l’œuvre – donc a toutes les raisons de le faire, et le fera si rien ne l’en empêche. Justement, quelques collectifs ont la bonne idée, ou l’idée logique en temps de Capitalocène, de mettre fin à l’épopée – qui ne se fera ni par la morale, ni dans un dialogue apaisé. Mais voilà : le service du renseignement intérieur s’en mêle. Bien sûr pas pour défoncer les portes des actionnaires en pleine nuit, ni pour saccager leur assemblée générale en hurlant des mots insensés. Filatures, écoutes, géolocalisations, flicage de l’intimité des Soulèvements, de leurs liens affectifs jusqu’à leurs lectures : ces barbouzes sont non seulement nés avant la honte, mais aussi avant le ridicule. La terreur et la bêtise, ah ça oui, ils connaissent bien – à l’évidence, une centrale qui sème la terreur sans intelligence, non pas une centrale d’intelligence qui combat la terreur. L’État, qui rappelle ici son rôle historique, persiste et s’obstine : s’attaquer aux collectifs, décrits comme « écoterroristes » du fait qu’ils menacent son pouvoir d’aménagement du territoire, jusqu’à être prêt à les tuer s’ils s’approchent trop de son trou de terre à Sainte-Soline, ou de son arc de Triomphe. A priori, quand l’État nécessite à ce point la coercition pour dominer, que tous les acronymes bouffons (SDAT, BRI, BAC, DGSI) passent à l’action, que la recherche d’un consentement est définitivement devenue une vieille farce, c’est signe de « crise organique ». Dada, dadam, on y est. Les mots à l’endroit, disait l’autre : l’État du capital, quand il devient anti-anti-fasciste est un bien dangereux fasciste.

Léon Baca

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