Face au mur

Depuis l’expulsion de la ZAD de la Crémade, contre l’A69

paru dans lundimatin#404, le 26 novembre 2023

Chercher les yeux face à moi
Verre fumé relevé, certains ont retiré leur masque
On se regarde, je sais pourquoi je suis là.
Peut-être que eux ne le savent pas, peut-être que si.
Il y a un espace vide entre nos corps.

Un duo s’y fait un câlin
D’autres discourent en diplomates, orateurs ou en colère
Les caméras greffées dans les mains des médias et des flics
Entre nous il y a ce vide dont je ne sais que faire.
Si ce n’est d’y être et de regarder à la marge.

Je reviens aux visages découverts, tente de m’y attarder
De prêter une attention aux humains plus qu’aux armures
Quelques sourires, pas francs ni moqueurs
Mais avenants, aussi pour la photo.
Je souris à mon tour ni franche ni moqueuse.

Jeune, très jeunes m’étais-je dit il y a longtemps
« Ils les prennent au berceau ! » me parvient l’exclamation lointaine
Le constat est partagé encore et encore parmi nous.
Un étonnement mêlé de peine et d’incompréhension
L’insignifiant « ACAB ou not all (pas tous) » attendra.

Face à face grotesque entre les gens ordinaires
Nous en connaissons tous : flics et militant.e.s, enfants d’amis, collègues ou ami.e.s d’ami.e.s
Je crois comprendre : rien qu’un an, l’ordre et le cadre, une carrière, la sécurité.
Nullement allégée par l’explication mentale, il reste la peine.
La tristesse de ce qui ne devrait pas être.

Des gardiens de la paix transformés en forces de l’ordre
Car pour certains, l’ordre est forcé, à arracher.
Et les moutons seront bien gardés.
« Carapuce » drôle de mot tiré d’un jeu auquel je n’ai pas joué surgit.
Virtuelle, irréelle, la sensation d’une blague de mauvais goût.

Un chef pour trois carapuces
Il tapote l’épaule des petits souriants
L’échange est muet
Ils remettent l’équipement en place et cachent leur visage adolescent
Le couple danse lentement, un homme a des gestes courroucés

Ils chargent. Ca charge !
Un cri sort de ma gorge, réflexe de volte-face, coup d’état de l’instinct sur le corps
La main de Colombe ! Où est Colombe ! – intime l’intellect, trop lent.
Une main me pousse dans le dos pour mettre à l’abri
Je pivote sur ma droite. Sa main je l’ai.

Le vide entre nous a grandi
Et le couple ? Et les autres ?
Étouffer de chaumes la fumée blanchâtre
Se rappeler de ne plus respirer
Binôme ok, on est ok, ça va, oui ça va

A genou, je ratisse avec mes mains la paille
Sans prévenir
Je remarque à peine les chardons secs.
Aucun autre signe que leurs masques à gaz
Les aiguilles se logent dans la chair incognito.

Nous retournons devant,
Quelque chose me pousse à les regarder
Comme si un regard pouvait y mettre fin.
Les visages ont disparu sous les visières.
Si seulement.

Les carapuces glissent en latéral
La relève dit-on, chaque demi-heure.
Les humains reconnus sont phagocytés derrière les deux blindés.
Nouveau mur d’anonymes à leur place.
Un système qui ne veut pas d’humains.

Ne pas laisser les gens se parler
« Ils ne bougeront pas »
Le même déchirement que lors d’une crise de larme
Devant l’inertie de mes proches : « On y arrivera pas » m’étais-je répété
Ils nous condamnent. Au-delà d’une phrase, la plaie s’ouvre.

Pour qu’elle ne s’infecte pas,
Je regarde les cantines en lutte
Le maloox tendu et les verts dé-terre-minés
Nos toilettes sèches et la batucada.
J’écris car j’ai le luxe d’en avoir encore le temps.

Et pour ceux qui avaient tout bien fait comme il faut
Trier leurs déchets, voter, et payer plus cher
Aller travailler, consommer mieux, s’informer mais ne pas trop penser.
Laisser s’occuper de tout, prévenir les risques, adapter, transitionner à notre place
Comment vivront-ils le pourrissement d’une vie promise ?

Couper à travers champs entre deux salves,
Seulement une centaine de mètres et je trouve un répit
Entre coupure d’eau et départs, le vie du camps a continué.
J’avais oublié la simultanéité, tant de vécus différents au même instant.
D’un bout à l’autre du champs, la vie fait avec ses manières.

Le mur anti-émeute se déploie peu à peu
Encore ce matin j’écrivais là-bas des avertissements pour l’amiante et le bois de chauffage
La rugosité d’un cageot de pommes à déposer dans la cour intérieur
Un formidable linteau de granit au milieu des anciennes travées du chemin de fer
Découvrir une sono perchée sur la charrette en vue des prises de paroles.

Hier j’ai visité les lieux, remarqué les cahiers d’écolier de Maxime
Plus tard, dans un commentaire, je lirai qu’ils contenaient un poème
L’arbre tout seul, à quoi sert-il ?
Nous, nous n’avons pas eu besoin de demander aux oiseaux.
Moi aussi j’ai appris à l’école des chansons pour sauver la planète et les arbres.

Aujourd’hui, je suis lasse des récitations alors je fais le mur avec les copain.e.s.

L’arbre
Perdu au milieu de la ville,
L’arbre tout seul, à quoi sert-il ?

Les parkings, c’est pour stationner,
Les camions pour embouteiller,
Les motos pour pétarader,
Les vélos pour se faufiler.

L’arbre tout seul, à quoi sert-il ?

Les télés, c’est pour regarder,
Les transistors pour écouter,
Les murs pour la publicité,
Les magasins pour acheter.

L’arbre tout seul, à quoi sert-il ?

Les maisons, c’est pour habiter,
Les bétons pour embétonner,
Les néons pour illuminer,
Les feux rouges pour traverser.

L’arbre tout seul, à quoi sert-il ?

Les ascenseurs, c’est pour grimper,
Les Présidents, pour présider,
Les montres pour se dépêcher,
Les mercredis pour s’amuser.

L’arbre tout seul, à quoi sert-il ?

Il suffit de le demander
A l’oiseau qui chante à la cime.

Jacques Charpentreau

Photo : Bernard Chevalier

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