Fables du terrorisme

[Il était une fois la terrorie - Partie 1]

paru dans lundimatin#397, le 5 octobre 2023

Il était une fois la Terrorie constitue une sorte de fil-rouge. Il réunit un ensemble de matières autour des nœuds névralgiques de la pratique, de la concentration et de la transformation des pouvoirs. Ces matières abordent les angles et les saillances des méthodes de gouvernance, des techniques de gouvernementalité, de surveillance, contrôle, vigilance…
Les monstres de l’inconscience sociale émergent dans ces espaces blancs, ces zones critiques de transformation des puissances, de leurs basculements : là où par un désir habile, on documente la chimère.
Nous publierons ici au fil des semaines certaines feuilles de ce dossier, dont les morceaux semblent éparpillés sur différents supports et continents. Ce lundi, nous ouvrons donc la première partie de ce conte plutôt sérieux, en arpentant quelques considérations sur le terrorisme, l’Etat, la presse et leurs évènements.

Si tu sais que c’est là une main, alors nous t’accordons tout le reste.
in. De la Certitude, Ludwig Wittgenstein, ed. Gallimard, Les Essais, 1965, p.31.

Le terrorisme génère non pas exclusivement la terreur mais le cadre d’un terrorisme encore plus grand ; celui, supérieur aux autres dans le sens de massif : celui qui émane de l’Etat.

Le terrorisme de type anarchiste de la fin du 19e siècle est un flux non étatiste et crée d’autres flux terroristes plus pernicieux, comme ceux organisés par l’Etat censé combattre le flux terroriste initial.

A priori le terrorisme sert les deux parties belligérantes mais dessert, en définitive, les bons, pris dans le sens de premiers, c’est-à-dire les terroristes soucieux de faire avancer une cause et sert beaucoup mieux les « mauvais terroristes » – dans le sens de déguisés, c’est-à-dire les imitateurs – qui font avancer la cause des causes : la domination complète de la masse populaire par l’Etat qui semble-t-il tend à se positionner comme un Etat des choses.

Le terrorisme durable, celui qui a une certaine consistance ne peut être en dernier ressort qu’étatique, qu’il soit nébuleux/groupusculaire ou organisé par un parti qui a pris les armes. Il est trop souvent aidé et alimenté par les services de l’Etat qui estiment que c’est la seule façon de faire place nette et de détruire le parti considéré comme rival de l’Etat qui (lui) aspire à détruire l’Etat ou voudrait le transformer.

Le terrorisme ne peut être qu’étatique pour une raison bien simple : le terrorisme est un mot émanant du parti de la Terreur montagnarde créé par Robespierre et Saint Juste, le parti au pouvoir, à la convention à partir de 1793. Il a organisé la grande terreur, période funeste où beaucoup de rivaux politiques ont fini sous la coupe de l’échafaud. la Terreur était d’usage pour ses propriétés « purgatoires » et non pas pour ses propriétés terroristes propres au terrorisme tel que nous le connaissons aujourd’hui.

L’Etat dans sa version finale tend à se confondre avec l’état des choses. En comparaison, la chose serait ce merveilleux poisson muni d’une ampoule naturelle, vivant donc à plus de trois mille mètres de profondeur et parfaitement adapté au milieu marin des abysses ; un monde obscur où il y a si peu de lumière. Ainsi, les profondeurs abyssales sont, par métaphore, à la fois l’Etat et l’état des choses.

L’Etat et l’état des choses se confondent ainsi que les choses qui font partie intégrante de celui-ci : c’est l’essence de l’Etat suprême. Les Saoudiens en connaissent un bout, puisqu’ils sont, à l’heure actuelle [ 2014/2015 ], l’incarnation la plus aboutie de cette domination. Ils sont ainsi identifiés par l’appartenance à une fratrie de plus de cinquante vieillards séniles qui jouent de l’épée comme un gamin jouerait d’une corde à sauter.

Il n’y a de terrorisme que celui généré par un Etat ou l’Etat, donc.

La presse, émanation de l’Etat et versant désarmé de celui-ci, contribue au terrorisme par le moyen de l’information.

L’information fabriquée par la presse quotidienne durant une période de haute activité terroriste est une information de type terroriste qui, par conséquent, vise à terroriser les petites gens lecteurs de la presse quotidienne, et contribue donc à l’effort de guerre terroriste mené par l’Etat.

Dans une guerre basée sur le terrorisme vu comme un instrument, l’information est capitale et même plus importante que les faits qui lui sont associés. Dans ce sens, les bilans d’une guerre à base terroriste sont possiblement imaginaires ou de nature exagérée, car les bilans sont d’excellents leviers de la terreur pure et donc du terrorisme. En gros, un bon bilan est un gros bilan.

Dans une guerre à base de terrorisme, la confusion et le brouillage des événements sont fondamentaux, par conséquent, l’écriture historique d’une telle période peut se résumer à la sempiternelle formule : période de troubles. Elle ne peut donc être que partielle et perfectible. En faire l’histoire relèverait de l’emploi pénible façon ouvrier sidérurgique où l’historien a de grandes chances de faire un four en publiant un livre qu’il qualifierait hâtivement d’exhaustif sur ladite période.

Le terrorisme c’est aussi le terrorisme des événements que font subir aux peuples les titres de la presse quotidienne pour la plupart inféodés à l’Etat. L’événement est la particule élémentaire du terrorisme. Le commentaire critique de l’événement s’apparente à une possible remise en cause de l’acte terroriste dans ses fondements ; de cette façon, il sera considéré comme un danger pour tous ceux qui gèrent cette guerre basée sur le terrorisme. Par conséquent le commentaire critique n’a pas sa place dans un quotidien inféodé à l’État pendant une guerre à base de terreur ou de terrorisme. C’est de cette façon que les journaux algériens, le plus souvent algérois, prennent la forme d’assemblages d’événements dépourvus de distance critique, l’objectif premier étant de terroriser et non de réfléchir ou de faire réfléchir – le journaliste inféodé sait que seul l’événement sidère son lecteur et l’empêche de réfléchir sur la portée réelle de celui-ci.

Si l’événement est la particule élémentaire, il n’est pas livré seul ; il doit être acclimaté, enrégimenté et façonné par un ou des journalistes intimement liés à la ligne – elle aussi intime – du journal, lui même inféodé aux forces de l’Etat. Ce travail sur l’événement est l’information et l’information est le principe actif du terrorisme.

La guerre basée sur la terreur en Algérie, dans les années 90, fut une guerre basée sur des flux d’informations organisés par la puissance publique, donc l’Etat et dont le relais principal fut la presse d’information quotidienne « privée » et les médias lourds que sont la télé et la radio publiques. Ces deux médias lourds ont contribué à l’effort de guerre terroriste, avec une bonne dose de neutralité et de tempérance qui ont fait dire aux spectateurs désespérés de voir du sang (comme des spectateurs qui attendraient d’un bon film d’action hollywoodien le spectacle habituel de violence et de haine entre bons et méchants) que l’unique et la radio sont des faux culs. Ce qui n’a pas été le cas pour la presse dite « indépendante » qui a contribué à l’effort de guerre terroriste en exacerbant et en concentrant les violences dans des unes reproduites sur des centaines de milliers d’exemplaires, qui ont plu aux lecteurs assoiffés de violence et ont désespéré les autres, plus pacifiques, affligés par les morts dus à la guerre entre les deux parties, ou bien ceux je-m’en-foutiste et plutôt indifférents, bien contents de survivre à une guerre dont ils ne reconnaissent ni la pertinence, ni la portée, ni même l’intérêt de s’insérer dans une des cases proposées par « l’agenda guerrier ».

Que ce soient les Eradicateurs ou les Quituquistes, ils ont servi le terrorisme chacun à sa façon et une des raisons pour laquelle ils ont combattu dans le même camp, sans même en être conscients, est qu’ils avaient en commun un amour immodéré des bilans, un amour des gros bilans, les bilans lourds, car les grappes de dix individus assassinés, ici et là, n’avaient plus très bonne presse. Il fallait donc passer au pallier supérieur : une cinquantaine de morts durant une seule opération, après quoi, et ça s’est passé durant les années 1996 et surtout 1997, on franchissait allègrement la centaine de tués par opération. Et là, on a connu une exacerbation des désirs les plus bestiaux ; se réjouir d’une liquidation qui voyait ses effectifs se renforcer de jour en jour, de semaine en semaine.
Les éradicateurs se réjouissaient des bilans alourdis pour réenchanter et durcir la lutte antiterroriste chère à leurs yeux. Quant aux humanistes quituquistes ou réconciliateurs qui doutaient, eux, de l’hypertrophie des bilans, ils avaient émis l’idée que les bilans devaient être encore plus lourds qu’ils n’étaient annoncés et ce même quand les bilans étaient devenus infernaux (entre l’été 1997 et l’hiver 1998). Ces humanistes hébétés étaient bien contents d’avoir à examiner les bilans toujours plus gargantuesques pour leur faire dire ce que l’on devine comme étant le fer de lance de leur raisonnement : puisque c’est de l’ordre de l’impensé, les cerveaux échauffés et sidérés par l’ampleur des massacres, un arrêt des hostilités s’impose sur le champ et ce en attendant l’ouverture des plis et des colis des nombreux services secrets informés des faits, et seulement des faits, ou bien attendant patiemment les nombreux récits pour que tout un chacun puisse laver sa conscience, pensant donc que l’écriture historique de cette période pourra se faire à l’horizon 2030 / 2040, à l’heure de départ à la retraite des militaires / activistes en faction, des derniers dinosaures antiterroristes survivants et des journalistes indépendants algériens qui en avaient trop sur la poire.

L’Algérie a vécu sous un cocon informationnel plutôt efficace et peu d’informations ont filtré de l’extérieur. Ainsi la presse quotidienne a dressé un vaste parapluie informationnel sur tout le pays. Il y avait les débuts d’internet et cette guerre terroriste n’aurait pas pu avoir lieu dans les années 2000 et encore moins dans les années 10 du 21e siècle.

Le terrorisme est la forme de guerre la plus pernicieuse car elle fait dire à ceux qui l’ont vécue qu’ils ne savaient pas qu’ils ignoraient s’il s’agissait d’une guerre à la façon d’un temps de relative paix instable. Là est la grande différence avec la Guerre où, au cours de celle-ci, les choses semblent plus claires qu’en temps de Terreur.

La guerre basée sur le terrorisme, en Algérie, est une des premières guerres cybernétiques connues dans le monde puisqu’il est impossible et improbable d’avoir des chiffres exacts sur le nombre de morts de cette guerre. Cette guerre est basée sur des chiffres qui nous sont parvenus par un traitement informationnel de la vérité, c’est-à-dire qui émane de la presse quotidienne et des agences de presse ainsi que des médias lourds. Une guerre qui fait donc la part belle à un circuit fermé, un ping-pong entre information et réaction à celle-ci de l’Algérien moyen qui, lui-même, crée le noyau de terreur - l’individu étant l’unité préférentielle du terrorisme.

Ce cocon informationnel a rempli sa mission et la chrysalide qui en est sortie se donne sous cette forme : sidération de l’individu à la lecture des unes barbares des quotidiens algérois montrant, à foison, visages tuméfiés, cabossés et ensanglantés, corps démembrés dans la seconde et troisième pages et, pour finir, les désespérantes caricatures ou les vains billets de quelques sages à la plume un peu plus vocabulaire. La sidération de l’individu devrait être suivie par un repli sur soi qui procède d’une atomisation avancée des individus pour les empêcher de fédérer leur force et créer des solidarités pour faire face aux défis. Ainsi, nul appel à manifester dans les rues suite à un massacre ou après un attentat en ville… Pourtant, au même moment, l’Espagne enterrait avec pompe et circonstance un policier assassiné par des terroristes de la mouvance indépendantiste basque. Ainsi les téléspectateurs algériens avaient pu voir dans leurs journaux télévisés des millions d’espagnols qui ont marché à Madrid et ailleurs dans les grandes villes d’Espagne pour dénoncer la mort « inique » d’un seul homme.

« On désigne comme terroristes ceux que l’on s’apprête à frapper. »
[ in. À nos amis].

Le 21/07/2015

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