Et puis un jour, j’ai perdu la foi

« Je suis rentrée dans ma classe et ai demandé à la cantonade comment ils allaient. Pas de réponse. J’ai répété. Pas de réponse. »

paru dans lundimatin#281, le 29 mars 2021

Se battre contre le temps, contre l’ennui, contre l’institution. Contre tout cela à la fois. S’accrocher à ce qui vibre encore, à ce qui vit encore, à ce qui nous tient debout. Se voir dans le miroir. Se manger le sol.

[Illustration : Bernard Chevalier]

Je suis une femme de 31 ans, d’ordinaire plutôt joyeuse et ambitieuse. On me décrit volontiers confiante et déterminée. Certains me jugent même « trop ». Trop révoltée, trop animée, trop en colère. Déjà enfant, je ne supportais pas que l’on me contraigne à faire ce que je ne voulais pas faire. Je me souviens même avoir passé des mois à être en colère contre le temps qui passe. J’avais 4 ou 5 ans et je ne comprenais pas pourquoi tout le monde acceptait que les minutes et les secondes s’échappent et ne reviennent jamais. Je les voyais s’envoler autour de moi et disparaître. J’ai tenté en vain de figer le temps. J’ai essayé des formules magiques en tout sens, donner des ordres avec toute l’autorité de mon jeune âge, couru derrière lui avant de m’écrouler, pantelante. Mais rien n’y a fait. Et personne ne voulait m’aider contre cet ordre terrible des choses. On me regardait en souriant, attendri par ma naïveté. Moi, ça ne me faisait pas rire. Comment pouvait-on accepter docilement que notre temps nous soit enlevé ? Et puis, j’ai fini par comprendre que c’était une bataille contre laquelle je ne pouvais lutter parce que le temps est au-dessus de nous et nous rend impuissants. Je me suis alors tournée vers des injustices plus accessibles, que je pouvais toucher. Cela s’est cristallisé à l’école, monde de limites et de règles à l’infini. Tout comme contre le temps, j’ai inventé de nombreuses manières de résister à l’école. J’ai pleuré, hurlé, me suis laissée traîner par un père exaspéré, j’ai volontairement provoqué des professeurs innocents, brûlé des poubelles sous les fenêtres des puissants (de pauvres conseillers d’éducation, en réalité), séché un nombre incalculable de cours. J’ai même essayé de ne pas avoir mon bac. Raté. Je l’ai eu de justesse. Je me suis alors dit qu’on me l’avait donné pour éviter mon redoublement, pour éviter que je revienne foutre le bordel l’année d’après.

L’école a été pour moi un cauchemar. Mis à part quelques enseignants qui m’ont adorée et soutenue (sans doute parce qu’ils apercevaient en moi une sorte de résistance qu’ils n’arrivaient pas eux- mêmes à mener), je n’y ai trouvé qu’amertume, injustice et un peu de drogue, aussi. Je jugeais la majorité de mes professeurs comme des lâches qui acceptaient docilement, et parfois même avec plaisir, un ordre hiérarchique et administratif qui n’avait pas de sens. Je n’ai rencontré que peu d’enseignants ayant le désir de nous apprendre les vraies choses et les vraies raisons d’être. Je me souviens ce prof de philo, visiblement fatigué du système scolaire, qui nous avaient appris une chose essentielle : ne pas dormir la nuit permet de gagner un temps précieux. Evidemment, ces paroles (absolument déraisonnables) ont fait écho à ma première grande révolte contre le temps. Je n’ai pas compris tout de suite que les cernes noirs de cet homme et son absence totale d’énergie en classe étaient plutôt dûs à ce manque de sommeil qu’à une sincère volonté de refuser le système...

Mais même alors que ce conseil était fou, il avait le mérite d’être concret et d’aller contre l’ordre des choses. Aussi, je l’ai admiré jusqu’à la fin de l’année scolaire. Ensuite, il y a eu cette prof de français, aux tenues absolument improbables (mêlant chemises à fleurs et pantalons à carreaux) qui massacrait allègrement la littérature en nous parlant de Phèdre avec le vocabulaire le plus injurieux que je n’ai jamais entendu : « Mais alors là, Phèdre, elle avait envie qu’Hippolyte il la lui mette bien profond son épée ! ». Elle riait, elle jouait avec les grandes oeuvres intouchables de la littérature. Elle nous les rendait vraies. Mais il y a eu beaucoup trop d’autres enseignants. Ces autres qui aiment hurler, qui aiment torturer, qui aiment rire de la naïveté de leurs élèves, qui jouissent de leur savoir absolu (en tout cas, leur connaissance m’apparaissait comme telle à cette époque). La plupart des enseignants aiment soumettre leurs élèves car ils se sentent alors aussi puissants que le temps. C’est l’ordre des choses, après tout. Le maître dit de se taire et tout le monde se tait. Le temps s’en va et tout le monde le regarde s’en aller.

Après avoir passé des années à pleurer, à m’énerver, à résister, j’ai toujours eu envie d’enseigner. Ce désir est né en moi presque dès mon entrée dans le système scolaire. Je voulais être prof. Je voulais combattre le système à la racine. Les enfants, les adolescents sont la racine de la révolte de demain. Et voilà le retour de la naïveté qu’on a moquée lorsque je n’étais qu’une gamine en combat contre le temps. Sauf qu’on lui a donné un autre nom, cette fois-ci : l’idéalisme. Je suis une idéaliste. Cet idéalisme je l’ai chéri des années durant. Je voulais ouvrir une brèche dans le système. Je voulais parler des vraies choses de la vie et rencontrer de vraies personnes (et non pas ces simulacres de vivants qu’on appelle élèves). Pas avec les mots tranchants de ma prof de français, pas non plus avec la somnolence rêveuse de mon prof de philo, et surtout pas avec l’autoritarisme et la cruauté des autres, mais de ma manière. Je voulais parler de ma révolte et encourager des jeunes personnes à trouver la leur, propre.

J’ai eu la chance de découvrir à la fac (après des années d’errance et d’angoisse face au système des études supérieures, qui est sans doute aussi injuste que le secondaire) la littérature. J’ai d’abord détesté la méthode. Encore un nouveau carcan dans lequel il faut se mouler à la perfection pour obtenir l’estime des enseignants. Attention, une partie de commentaire c’est au moins deux sous- parties. Et la problématique doit toujours faire ressentir une tension. Il faut respecter la tension dans le texte. Et puis surtout, des alinéas, pas de saut de ligne, hein. Alors, j’ai pris le parti de choisir que la méthode n’était pas si importante, après tout. J’ai choisi de me faire plaisir. Toutes mes années d’étude de lettres, j’ai choisi de laisser le texte me faire plaisir. Evidemment, ce plaisir dénotait. Je retrouve toujours le même type de remarques lorsque je feuillette mes anciennes copies de fac : manque de méthode, un travail trop personnel, parfois à côté du texte. Je ne rentrais pas dans la case du bon étudiant de lettres parce que je n’avais pas compris comment étudier la littérature. Mais mon enthousiasme face à la libre interprétation des textes encourageait mes enseignants à me féliciter et à estimer mon travail. Je pense que je devais apparaître rafraichissante pour eux. Et puis, je légitimais leur travail, leur bibliothèque remplie de livres, leur lutte pour faire exister ce pauvre poète du XVIIe siècle dont tout le monde se moque éperdument. Je donnais un sens, même fugace, à leur choix d’étude, à leur désir. Je me souviens d’une enseignante, que j’admirais beaucoup pour sa folie et son côté grande gueule, qui m’a avoué un jour que parfois elle était prise d’une envie irrépressible de brûler tous les livres de son appartement. En faire un grand et beau tas et se débarrasser par les flammes de toutes ces lignes accumulées, tous ces mots sans queue ni tête. En réalité, ce qu’elle exprimait, c’était un manque de sens. Et je pense que c’est ça que mes enseignants aimaient bien avec moi, c’est que tout ce qui apparaissait trop souvent aux élèves comme un moyen d’obtenir son diplôme était pour moi un moyen d’obtenir de la joie. J’ai alors vécu des années extrêmement heureuses à l’université. Mes camarades ne m’aimaient pas beaucoup parce que je participais trop, j’allais trop à l’encontre des interprétations proposées par l’enseignant. Bref, j’ouvrais trop ma gueule et ça ne se faisait pas. A la fac, on écoute l’enseignant, on note le cours rapidement et surtout, on se tait, pour ne rien rater de ce qu’il dit. Il sait, on se tait. C’est l’ordre des choses. Ce qui a été difficile pour moi à cette époque c’est de remarquer que, cette fois- ci, ce sont les élèves qui cherchent à respecter et qui participent à cet ordre. Mais attention, je ne blâme pas mes camarades. Je blâme un système opportuniste et déshumanisant. Je blâme un système qui empêche le plaisir. Comme si des années à l’école leur avaient enlevé toute individualité, toute volonté d’exprimer une subjectivité. Cela a été une grosse claque. Des jeunes, comme moi, qui veulent à tout prix se taire. Alors j’ai compris que le combat devait se dérouler avant. Avant la liberté de la fac, qui entérine en réalité la soumission au grand savoir au-dessus de nous.

Lorsque j’ai passé le concours du CAPES, je n’étais plus vraiment sûre de moi. Je venais de passer une année de « formation » au métier qui m’avait dégoûtée. On n’étudiait que la littérature, et pas le récepteur. Et puis, l’enseignement de la littérature qu’on nous inculquait était d’une tristesse morne. On ne nous a pas appris à transmettre la passion face à un texte, ni la liberté qu’offre l’écriture. Non. On nous a appris, encore, les règles pour lire un texte. Les règles pour penser face à un texte. Les règles pour écrire à la manière de. Rien à foutre des mots et des individus. Juste des règles pour penser dans la case. Surtout ne pas en faire des libres penseurs, les élèves. Quelques camarades étaient aussi désespérés que moi face à cette absence d’enthousiasme. Mais la plupart étaient déjà devenus mes enseignants honnis du secondaire : des autoritaires, persuadés de la puissance de leur parole et enorgueillis par leur position de maître en devenir. Ce fut donc une année de torture. Une année de remise en question et de craintes. Et si je devenais comme eux ? Et si je perdais le goût des lettres ? Et si je me perdais, littéralement ? Et puis, je me suis accrochée à cet espoir, cette foi à l’intérieur de moi. Je serai une femme libre devant des êtres libres. Plus qu’un désir, le projet d’enseigner a toujours été une bataille. Mon moyen à moi de résister contre ce qui est toujours au- dessus.

Mon année de stage, au contraire, s’est bien passée. J’ai mis à distance les cours de l’ESPE (aujourd’hui INSPE : institut national supérieur du professorat et de l’éducation - j’ai dû aller vérifier sur internet tant les sigles se multiplient dans la fonction...) qui reposaient sur des élèves idéaux et des cas absolument théoriques. Très rapidement, les cours à l’ESPE sont devenus un bureau des plaintes où personne n’était entendu. On répondait à tous nos cas pratiques par des solutions purement théoriques du style : Si votre élève ne veut pas faire son travail, vous lui administrez une heure de colle pour travail non fait. Et si, par malheur, on osait répondre que l’élève en question avait perdu son père la semaine d’avant, on nous répondait que la règle ne devait pas changer. La règle doit être ferme et la même pour tout le monde. J’ai compris grâce à cette formation que la règle est le maître mot, le bouclier absolu et inaltérable dans le métier. J’ai alors compris pourquoi nombre des mes enseignants du secondaire étaient devenus des cons : on nous apprend à humaniser la règle. On nous apprend que la règle est notre ethos même de professeur. Heureusement, mes élèves m’ont appris le contraire. Ils m’ont appris que l’important était l’enthousiasme, la liberté et la parole. Evidemment, je me suis rapidement rendue compte que l’autorité, si on doit vraiment le dire comme ça, était essentielle dans ce métier. Oui, je dois admettre que c’est un bouclier lorsqu’on arrive devant 35 adolescents au regard méfiant. Mais ce que je dis, et avec expérience, c’est que ce n’est pas l’essentiel. Et même que l’autorité peut être un vrai frein, parfois et souvent. Ce que j’ai découvert et qui m’a assurée que j’avais raison c’est la curiosité, la parole libre et non empêchée, la colère et la joie d’individus non formatés. En tout cas, pas encore totalement. Finalement, dans ma salle de classe, je pouvais faire fi de toutes les règles et tenter d’instaurer la joie. J’ai eu l’impression d’avoir réussi : je résistais à l’intérieur même du système.

Arrive alors une nouvelle contrainte dans ce métier, qui nous rappelle à nous enseignants, que nous sommes très loins d’être libres : une fois le stage validé par un très grand inspecteur (qui n’enseigne plus depuis des années mais qui sait évidemment tout sur tout), me voilà envoyée dans le nord de la France, en Picardie. En plus, j’apprends à la fin de l’été que je suis envoyée dans un lycée qui a la réputation d’être très difficile. On me prévient, avant même que je mette les pieds dans l’établissement, qu’un grand nombre de profs refusent d’aller enseigner là-bas et que là-bas c’est une des villes les plus dangereuses de France (si, si, il y a eu un reportage sur la ville dans « Enquête exclusive » à la télé). Si je résume, ça veut dire que je viens juste d’obtenir mon Master 2, que j’ai enseigné 10 heures par semaine dans une ville que j’aime et dans laquelle j’ai des repères fixes, avec des élèves faciles et issus de familles plutôt aisées, tout ça chaperonnée par une tutrice de stage, et que je me retrouve d’un coup d’un seul projetée dans une région que je ne connais que de rumeurs (la Picardie c’est le Nord, le froid et les consanguins) et dans laquelle je n’ai aucun repère, pour aller travailler dans un lycée proche de banlieue, avec des élèves qui roulent en Audi sans permis, portent des jogging et frappent des profs. En réalité, ce n’est pas du tout ça. Mais c’est ce que j’ai cru, comme tout les jeunes enseignants envoyés avec moi. La rengaine de la contrainte pointe à nouveau le bout de son nez - et quel nez ! - en m’obligeant à l’exil. J’ai beau désirer très fort qu’on ne dicte pas où je vais vivre et travailler, je n’ai pas le choix. On a beau trouver ça injuste, délirant, catastrophique, c’est comme ça, c’est le bail quand on est profs : c’est un truc au- dessus de nous (ici, le rectorat) qui décide et c’est tout. Il faut que je m’y fasse. Alors je m’y fais, et plutôt bien. La ville je n’y arrive pas, je m’y sens encore (après 5 années), comme une étrangère. Je rase les murs et je n’y sors que par nécessité. Je me trouve un café et il reste mon seul point de repère (perdu aujourd’hui, à cause du COVID, évidemment). Mais il y a mon lycée, il y a mes collègues, il y a mes amis (on est tous ensemble mutés dans le Nord). Je découvre alors un établissement d’une laideur et d’une insalubrité incroyables (depuis novembre de cette année, une partie du plafond d’une salle dans laquelle je fais très souvent cours s’est effondrée et il pleut dans la salle, sur l’ordinateur, le tableau, et sur moi aussi) mais il y a de nombreux jeunes collègues (personne ne veut rester donc ce sont les jeunes profs qui n’ont pas assez de points pour refuser le poste qui débarquent chaque année en remplacement de ceux qui s’en vont). Ils partagent le même point de vue que moi sur l’éducation. Eux aussi s’enthousiasment à l’idée de rencontrer de nouvelles personnes, de voir grandir et s’épanouir un esprit critique chez les élèves, de témoigner de l’intelligence de jeunes personnes pas encore formatées. On forme une petite bande très vite détestée de la direction qui voit en notre fougue un acte de résistance et une haine de l’institution (mais ont-ils vraiment tort ?). C’est pas grave, nous fermons la porte de notre classe et nous ignorons ces grands manitous qui, de toute façon, n’ont pas le temps ni l’envie de pénétrer dans une salle de cours. Et alors, souvent, la magie opère. Je me retrouve face à des jeunes personnes qui ne sont pas celles que j’ai connues, ni celle que j’ai été. Je vois des jeunes moins bien lotis, plus méfiants, plus en colère, plus sûrs de leur déterminisme social. Un jour, un élève de 1ère STMG m’a dit : « Mais pourquoi vous voulez que j’ai mon bac, madame ? De toute façon, mes choix c’est soit dealer dans la cité soit faire un boulot de merde qui me rapportera beaucoup moins d’argent. Donc le choix est vite fait : pour dealer, j’ai pas besoin du bac ». De quoi se déprimer. Pourtant ça ne me déprime pas. Je me dis que c’est une réalité sur laquelle on peut travailler, lui et moi. Tenter de se libérer de cette réalité là. Attention, je ne suis pas angélique. Je sais bien qu’en sortant de ma classe, à la fin de l’année, il n’aura pas plus de choix que ceux qu’il a nommés. Mais je peux essayer de le faire réfléchir sur ses choix dans ces contraintes. Le faire réfléchir à sa liberté de choix individuelle dans le grand tout systémique qui nous domine. J’y crois, j’ai la foi.

Résultat : je ne pars pas. Je reste dans ce lycée où il pleut littéralement sur nous car je comprends que mes élèves sont précieux, que leur vie est trop étroite, et que leur liberté est nécessaire. J’y trouve tout le sens de ma vie. L’année dernière, pendant les manifestations contre la réforme du lycée (réforme qui diminue encore un peu plus la possibilité d’action sur le destin social des élèves), une jeune femme m’a tendue, en plein cours, un petit papier plié en deux. Dessus, il était écrit dans une très belle écriture : « Professeure de rébellion ». Ce petit mot, je le garde précieusement. Ce petit mot m’a confirmé que je réussissais mon projet, ma résistance et ma révolution au sein du système. Ce mot me disait que je n’étais pas prof de français mais bien plus, bien plus important, bien plus vrai que les fleurs fanées que je leur lis quand j’ouvre Baudelaire. Ce sentiment est infiniment précieux. Parce qu’il révèle que mes élèves m’apportent et me grandissent autant, voire plus, que moi dans leur vie. Parce qu’il révèle que mes élèves ont compris que je ne faisais pas partie du système mais que je le combats chaque jour quand je rentre dans ma salle de classe. Pourtant, aujourd’hui, après des mois et des mois à refuser ce sentiment terrible en moi, j’admets que j’ai perdu la foi. Que s’est-il passé pour que je tombe d’aussi haut ? Rappelez-vous mon histoire de temps au début de mon texte. J’ai dit que ma frustration et ma colère étaient nées de l’impossibilité de conserver le temps avec soi. Mais il y a des palliatifs : on prend des photos, on fait des vidéos, on écrit dans des carnets pour se rappeler que ce temps ne s’est pas définitivement envolé, qu’il a existé et qu’il existe par le souvenir qu’on a créé. Dans le cas de l’école, dans le cas des élèves et des relations que je noue avec eux, il n’y a plus que cela : le souvenir. Il y a simplement ce bout de papier au fond d’un tiroir, que je ne regarde plus parce que je ne reconnais plus rien de ce qui y est inscrit. Aujourd’hui, après des mois d’épidémie de COVID19, je ne sais plus qui je suis. Et, pire encore, je ne sais plus qui sont mes élèves. Je me vois les perdre et me perdre de plus en plus assurément chaque jour. J’écris ces lignes alors que je suis en arrêt maladie. Je suis atteinte de la pire maladie que j’ai jamais connue : j’ai perdu la foi.

Je me suis levée un matin, j’ai fini de préparer mon sac de cours, prête à partir. Je suis allée dans ma chambre pour récupérer mon écharpe là où je l’avais laissée la veille. Tout ça ce sont des gestes du quotidien, des gestes qui assurent que tout est normal, que tout va bien. Mais en chemin, dans le couloir, j’ai croisé mon reflet dans le miroir et je me suis mise à pleurer. Je ne me suis pas reconnue, je me suis perdue dans ce que je voyais en face de moi. Mes larmes n’ont pas cessé de couler. Ca c’est inhabituel. Je ne suis pas de celles et de ceux qui pleurent facilement. Je suis de celles et de ceux qui ravalent et qui parlent. Là, je n’avais pas de mots, juste des larmes et des larmes. Un torrent qui a tout arrêté.

Les seuls mots qui ont fini par sortir sont les suivants : j’ai perdu la foi. J’ai senti en les disant que ces mots obstruaient ma gorge depuis très longtemps déjà. Cela fait des mois, un an maintenant, que je me bats pour essayer de convoquer du sens dans ce que je fais. Des mois que j’essaie de ne pas laisser à l’institution trop de place dans ma vie et dans la vie de mes élèves. Mais je suis obligée de constater que nous sommes pris dans cet au-dessus de nous, dans cet ordre des choses auquel je ne peux résister qu’en m’arrêtant. Arrêter de faire ce pour quoi j’ai l’impression d’être née ? Arrêter de combattre ? Arrêter de vivre, donc ? Je réalise pourtant aujourd’hui que c’est le seul moyen de résistance.

Il faut comprendre que depuis le COVID, le gouvernement demande aux élèves toujours plus et donne de moins en moins. Déjà l’année dernière, on a dû continuer de faire croire à cette mascarade de bac de français presque jusqu’à la fin. Tout en étant à distance, en étant loin et incapables d’échanger, il a fallu continuer à faire peser sur eux l’idée d’un examen qui perdait de toute façon de son sens car, selon les médias, il n’aurait pas eu la même valeur que le bac « normal ». Il a fallu, dans toute cette angoisse, dans toute la terreur de la pandémie, continuer à faire peser le poids de l’institution. La grande, la gigantesque, la terrible institution qui décide de qui réussira et de qui échouera (alors que les dés sont de toute façon jetés, si l’on se rappelle les paroles de mon élève qui n’a d’autres choix que de faire un boulot illégal ou un boulot de merde). Des gens meurent, des familles se désunissent, des adolescents tombent en dépression, mais tout doit rester normal. C’est- à-dire que tout le monde doit rester soumis au grand ordre du monde : les élèves doivent lire La Princesse de Clèves parce que c’est plus important que de s’arrêter et de penser le monde d’après. Et puisque l’institution ne pense pas et ne ressent pas, ce sont les profs qui nettoient le grand massacre. Ce sont les profs qui reçoivent les élèves au téléphone pour essayer de leur expliquer que c’est normal d’avoir de l’eczéma en cette période. C’est normal d’être mutilé par le système. C’est normal aussi de mentir et de faire croire aux parents désoeuvrés que leurs enfants ont un avenir alors qu’on ne sait pas ce qu’est l’avenir. Tout s’effondre mais l’institution décide que ce n’est rien. Tout est normal.

Depuis le début de cette année, 3 suicides et de multiples tentatives ont déjà eu lieu parmi les personnes qui peuplent mon établissement. Mais rien ne s’arrête. Surtout ne rien arrêter, continuer coûte que coûte à jouer à la normalité. Bon, d’accord, on nous a donné la possibilité de faire cours en demi-groupes dans les lycées, on ne va pas se plaindre. C’est vrai, quoi, l’institution pense à nous. Alors oui, ça fait plus de boulot (beaucoup plus !) aux profs mais au moins, on pense aux élèves. Ca signifie qu’il faut gérer le distanciel et le présentiel. Gérer les 15 messages par jour (et je n’exagère pas), les appels des parents inquiets, les élèves qui ne font pas le travail à la maison, les élèves qui ont fait le travail à la maison (quid du fonctionnement du cours en présentiel ?), l’organisation des cours par groupe, les évaluations (comment peuvent-elles avoir du sens quand on voit les élèves deux fois moins et qu’on ne voit parfois pas un groupe pendant deux semaines d’affilées ?). Mais après tout, la charge mentale et les heures supplémentaires ce n’est pas un problème si cela a du sens pour les élèves. J’ai été personnellement une grande défenseuse des cours en demi-groupes. Pourtant, après des mois d’expérience, je réalise que tout le sens de mon métier et de la présence des élèves est perdu. Rentrer dans une salle de classe donne parfois, trop souvent, l’impression de rentrer dans une chambre funéraire. Les élèves sont fatigués d’avoir passé une semaine à jouer aux jeux vidéos jusqu’à 5 heures du matin, déphasés parce qu’ils sont restés enfermés entre quatre murs pendant une semaine (trop souvent dans des familles dysfonctionnelles), exaspérés parce qu’ils n’ont pas leurs amis dans la classe et n’ont pas l’énergie de faire connaissance avec les autres, dépassés par la charge de travail qui les attend quand ils reviennent en cours, agacés parce que pour la troisième semaine consécutive, ils travaillent sur le même texte. Et moi, la prof révoltée, enthousiaste, pleine de joie et d’espoir, je suis fatiguée de refaire le même texte, épuisée de devoir revenir sur des choses qu’on a vues ensemble deux semaines plus tôt, abattue de devoir travailler dans le stress et la rapidité pour une épreuve finale (le bac de français) pour laquelle ils ne seront jamais prêts, tendue par la passivité des mes classes et déprimée par la docilité des jeunes en face de moi pour qui j’avais l’espoir de les voir un jour devenir des êtres libres. Je les regarde et je ne vois rien. Du vide. Ils sont vidés par le système, leur vitalité aspirée, leurs espoirs anéantis, leur joie disparue. On ne partage plus rien, nos échanges deviennent mécaniques. Ils viennent, prennent ce qu’il y a à prendre et repartent. L’institution en a fait des machines sans vie.

J’essaie de me battre mais je suis seule. En tout cas, tout est fait pour que j’en ai l’impression. Je suis bien persuadée que je ne suis pas seule à ressentir ce vide horrible qui me dépasse. Je sais que la plupart des enseignants sont malheureux dans leur métier aujourd’hui. Mais leur seul moyen de survivre dans ce marasme institutionnel est de dire oui. Prendre de la distance, dispenser des cours de merde sans aucun sens et sans aucune foi mais le faire sans réfléchir. Avancer, même dans le noir le plus total. Certains y trouvent même des motifs de réjouissance : les cours sont plus calmes, il n’y a plus de gestion de classe, ceux qui veulent vraiment s’accrochent et ceux qui ne veulent pas abandonnent, ça fait du tri. Moi je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à accepter que le système nous écrase et nous rend impuissants. Pourtant c’est vrai, nous sommes absolument impuissants. Après ce constat, j’ai essayé de faire comme la majorité de mes collègues : arriver en classe avec mon cours en mains, le délivrer en ignorant le mal-être criant de mes élèves et repartir, satisfaite de ma journée. Mais je n’y arrive pas. Je me suis lancée dans ce métier parce qu’il avait pour moi un sens profond et vrai. Si ce que je fais n’a plus de sens alors je ne suis plus ce que je suis.

Le mur institutionnel qui s’est bâti entre mes élèves et moi m’empêche de les atteindre. Il y a un jour, quelques semaines plus tôt, je suis rentrée dans ma classe et ai demandé à la cantonade comment ils allaient. Pas de réponse. J’ai répété. Pas de réponse. Pourtant, j’entretiens de bons rapports avec mes élèves. Ils me regardaient, m’entendaient. Mais il n’y avait plus rien. Leur docilité a pris le dessus sur la vie. Alors je fais comme eux, je réponds à leur demande. Je donne des cours de méthode, sans vie et sans nécessité. Je deviens vide, à mon tour.

J’ai essayé, encore, de courir après le temps. J’ai essayé de le contraindre, à nouveau, à ma volonté et de le ramener à la réalité : nous sommes vivants. Mais je me suis retrouvée pantelante, à manger le sol. Plus de vingt ans après ma première chute. C’est cela que j’ai vu dans le miroir. C’est cela qui m’accable et me cloue au sol : le vide créé par l’institution. L’institution vaut mieux que la vie, voilà ce que l’ordre des choses m’a appris.

Anouk Darle

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