Et le verbe se fit chair

Agustín García Calvo

paru dans lundimatin#268, le 21 décembre 2020

En guise de joyeux noël, on nous a transmis cet article d’Agustín García Calvo (1926-2012), philologue espagnol, linguiste, poète, dramaturge, penseur radical et maître de plusieurs générations d’incrédules et de rebelles, dont les éditions La Tempête ont fait paraître cette année l’ouvrage Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire. [1]

Chaque fois que cela se répète, année après année, siècle après siècle (et ‘cela’, ce sont ces mots et le fait qu’ils relatent), la merveille de ce mysterium simplicitatis, résonnant de nouveau et se produisant sans fin, grandit et grandit la merveille qu’on ne le comprenne pas. « Et la lumière luit dans les ténèbres ; et les ténèbres ne l’ont pas comprise », et ne la comprennent toujours pas. Est-ce pour cela que Jean étudia avec ferveur le livre d’Héraclite le Ténébreux, où parlait la raison commune, et en appliqua les formules au cas du Messie de Judée et que, pour mieux les dire, il se dédoubla en deux Jeans, celui qui venait avant, donnant nom à la Vie, et celui qui venait après la mort, proclamant la parole ? Est-ce pour cela que le monde a laissé ces formules de la logique de la claire contradiction être répétées au cours des siècles dans des cantiques et des psalmodies (« ‒ Et le verbe s’est fait chair. ‒ Et il a habité parmi nous ») par des milliers et des milliers de gens analphabètes, paysans de la vaste Russie tenant entre les engelures de leurs doigts des bougies colorées, petits noirs des Antilles balbutiant en chœur dans leurs aubes blanches, tous sans comprendre ce qu’ils récitaient, mais du moins ne croyant pas le comprendre, le répétant fidèlement de mémoire ou, comme on dit, par cœur ? Mais la meilleure façon justement de ne pas le comprendre est de croire qu’on l’a compris, autrement dit qu’on s’en est fait une idée. Ainsi, pour commencer, ils durent convertir en un personnage historique (peu importe qu’ils l’aient nommé rabbi, fils du charpentier ou dieu vivant) quelqu’un qui n’était personne pour pouvoir être n’importe qui ; et ils en firent une personne de la triste Histoire, bien qu’il ait fallu en faire la Personne qui divisait l’Histoire en deux, avant Jésus-Christ et après Jésus-Christ, avec une chronologie que furent forcés d’apprendre et de respecter tous les peuples du Globe, soumis dans l’unique Culture Dominante. Mais quelle tromperie sanguinaire, quelle ténébreuse illusion ! Ne se rendent-ils pas compte qu’à chaque fois qu’un enfant naît, n’importe lequel, se produit ce miracle « et le verbe se fit chair » ? Chaque enfant amène la raison au monde et vient la dire, et à mesure qu’il entre dans le monde, en lutte contre la mauvaise idée de ses parents et de la Société entière, il tente de la dire, de la balbutier. Cela, l’enfant le fait car il n’est personne, personne de déterminé, mais n’importe qui ; car le langage n’est pas sien, ni d’aucune nation, et grâce à cela, en lui, c’est le langage même qui tente de parler, qui est le seul à savoir parler. Mais l’Histoire est ainsi faite que le Seigneur de la Mauvaise Idée doit tuer encore et encore l’enfant qui naît, pour en faire une Personne bien constituée, en qui jamais plus la raison commune ne parlerait, sinon sa raison d’être particulier, qui n’importe qu’à Lui seul et à Dieu. Et ainsi, par la force de l’erreur et du mensonge, bien que le verbe continue à se faire chair, il en est comme si de rien n’était ; et l’on peut arriver, au paroxysme du Progrès, à la quasi parfaite déformation où les choses se passent à l’envers et où la chair se fait… non point ‘verbe’, car le verbe est la parole en action (pas précisément le verbe de la grammaire de ces langues de la paroisse, qui n’est qu’une forme idiomatique comme une autre de la parole active, mais au succès plus important), la parole en marche et en œuvre, celle qui, en disant, fait ; mais où l’on arrive à ce que la chair se fasse idée, abstraction et nombre, âme vaine et puissante ; et l’Idée suprême et forte est l’Argent, règne de l’abstrait et de l’Idée avec ses Nombres sur la pauvre chair, que l’on insulte du seul fait de l’appeler chair et que l’on réduit ainsi à de la chair de boucherie, qui ne vit ni ne sent ni ne désire si ce n’est pour servir l’Idée qui est sa mort, l’Âme, autrement dit l’État et le Capital. Et pourtant, au beau milieu de tout cela, infatigablement continuent de naître des enfants quelconques qui apportent au monde la raison commune, et le verbe se fait encore et encore chair et vit parmi nous et en nous. Frères : en ces nouvelles célébrations de la nativité, les croyants, bien sûr, ne pourront rien comprendre : leur foi les en empêche, qui n’est autre chose que l’Idée qui les domine et les pousse à acheter et à vendre de la chair en plastique illuminée dans les Grands Magasins. Ah, si au moins les non croyants, ou ceux qui croient ne pas l’être, pouvaient se taire un peu et se laisser aller à comprendre ce que disent ces paroles qui résonnent…

Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez, en collaboration avec Marjolaine François.

[1Ce texte fut publié initialement le 24 décembre 1988 dans le quotidien espagnol Diario 16, puis repris dans le recueil Hablando de lo que habla. Estudios de lenguaje, Prix National de l’Essai, Lucina, 1990.

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