Entretien avec un russe en exil à Istanbul

« En Russie, la guerre et les militaires ont toujours été à l’écran depuis 2014 »

paru dans lundimatin#337, le 2 mai 2022

Il est difficile d’estimer le nombre de Russes qui ont quitté leur pays depuis l’accélération de la guerre en Ukraine le 24 février. Beaucoup d’entre eux sont partis à Istanbul, l’une des rares destinations pour laquelle il était facile de trouver des billets d’avion. Des amies ont pu rencontrer l’un d’eux, qui nous livre ici son analyse de la situation en Russie les derniers mois et les dernières semaines.


Peux-tu te présenter rapidement : d’où venez-vous, toi et ta famille ? Qu’est-ce que tu faisais dans la vie en Russie ?
Je m’appelle Ivan, je viens d’Oulianovsk, une ville russe située entre Kazan et Samara. Elle n’est connue que parce que Lénine est né là-bas ! Sinon, elle n’est pas très importante sur le plan économique et politique parce qu’un peu coincée entre deux villes bien plus grandes. Elle compte environ 700 000 habitants, ce n’est pas beaucoup pour la Russie, elle ne figure même pas parmi les 20 plus grandes villes du pays.
Ma mère vient d’un village dans l’oblast de Tambov en Russie mais mon père vient d’Ukraine, de la ville de Sieverodonetsk, à l’est, dans l’oblast de Lugansk qui était jusque récemment contrôlé par l’Ukraine même si ça n’était pas loin de la ligne de front. Donc la famille de ma mère est russe et celle de mon père ukrainienne.
Pendant longtemps, durant mon adolescence, je ne voulais pas vivre en Russie et d’ailleurs je n’y ai pas habité pendant de longues années. Mais depuis un an, j’ai décidé de m’y installer, donc je suis retourné à Oulianovsk depuis mai dernier. J’ai étudié là-bas, dans le cadre d’un mémoire de master et je pensais ensuite travailler dans une ONG ou une organisation de défense des droits de l’homme ou de la démocratie, ou quelque chose dans ce genre.
Faisais-tu partie d’une organisation politique ou avais-tu des gens avec qui tu pouvais t’organiser politiquement en Russie ?
Quand j’ai décidé de vivre en Russie, j’ai décidé en même temps d’être plus actif politiquement que je ne l’étais avant. Je me suis rapproché du groupe Alternative Socialiste, très actif à Moscou et Saint-Pétersbourg et un peu moins dans les régions, malgré quelques groupes ici et là. Dans ma ville, il y avait seulement une poignée de militants. Comme j’étais sur le point de les rejoindre, nous avons discuté de ce que nous pourrions faire et de comment nous organiser.
Avant ça, j’ai fait partie de l’équipe de campagne de Navalny dans ma ville pendant les élections présidentielles de 2018. Pour finir il n’a pas été autorisé à participer aux élections mais il a quand même fait la campagne et s’en est suivi tout ce que l’on sait. Durant les élections, j’ai été observateur pour m’assurer que les procédures étaient à peu près respectées.
Quand la guerre a commencé, j’ai simplement essayé de m’organiser avec des gens au hasard en sortant spontanément dans la rue pour manifester. Mais dans ma ville, il y avait très peu de gens qui sortaient, peut-être 20 ou 30 qui venaient sur la place principale en soirée pendant la première semaine de la guerre. C’était très désorganisé, sans leaders, tout passait par Telegram. Chaque ville avait son groupe dans lequel les gens demandaient « Qui vient ? » et d’autres répondaient « Aller, j’en suis ».
Dans ta ville, as-tu fait face à la répression ?
C’est un peu pareil que partout ailleurs en Russie : les militants sont réprimés et en danger. Il est compliqué de s’engager sur la moindre action politique. Dans les petites villes, c’est encore plus compliqué parce qu’il y a très peu de militants et ils se sentent souvent seuls pour organiser quoique ce soit.
Dans ma ville, les seules personnes qui font figure d’opposition sont les militants du KPRF, le Parti Communiste de le Fédération de Russie, mais ils sont pro-establishment et soutiennent le parti de Poutine tout en se disant malgré tout communistes. Ils sont staliniens, impérialistes et sont pour la guerre. C’est sans doute la plus grande force ’communiste’ en Russie et je pense qu’ils sont surtout soutenus par les vieilles générations. Il y a quelques activistes parmi eux mais ils ne craignent pas la répression parce qu’ils ont un poids politique conséquent dans le pays (c’est le deuxième parti après celui de Poutine).
Mais si vous êtes activiste à gauche ou à droite sans être relié à une force politique conséquente, c’est très compliqué de faire quoi que ce soit. Vous vous retrouvez très vite dans le viseur.
Plus généralement, à l’échelle nationale, quel était le contexte économique et politique et les contradictions de la société russe avant la guerre ?
Je pense que, un peu comme partout, le fossé entre les classes grandissait. Il y a environ 145 millions d’habitants en Russie et je pense qu’au moins 20 millions vivent sous le seuil de pauvreté officiel. Il y a énormément de pauvres. Et ces problèmes économiques s’amplifient, les pauvres devenant toujours plus pauvres et le gouvernement ne faisant rien malgré ses promesses populistes.
Il y a également d’autres contradictions plutôt reliées à des problèmes politiques : malgré les promesses populistes, la plupart des gens ne se sentent pas représentés et n’ont pas l’impression de disposer d’une capacité d’agir politiquement. Ils ont l’impression qu’ils ne peuvent pas changer les choses où avoir la moindre influence sur la situation. Si vous demandez aux gens leur opinion politique, ils vous diront « Oui, tout est corrompu, blablabla, tout est mauvais, etc. ». Il est très courant d’appeler les politiciens des « pédales » (faggots), entendu de manière péjorative. C’est la perception la plus répandue de la politique en Russie. Mais en même temps, les gens n’ont pas l’impression d’avoir le pouvoir de changer quoi que ce soit. Ils n’ont pas l’impression d’être des sujets politiques, pensent n’avoir aucun pouvoir et que, quoi qu’ils fassent, il n’y a aucune manière de changer les choses, que la Russie ne changera jamais.
C’est ce que j’entends de la bouche de mes parents, de mes grands-parents, j’ai entendu ça toute ma vie. « Ça ne sert à rien, rien ne changera ». En réalité, j’ai entendu ça en France aussi de la part de personnes âgées qui disaient « Quand on était jeunes, on votait pour untel ou pour tel projet mais rien n’a vraiment changé, donc on ne vote plus ». Peut-être que c’est un peu similaire à ce dont je parle pour la Russie.

Une autre manière de voir ces contradictions est de comprendre les luttes de pouvoir internes aux classes dominantes. Plusieurs critiques théoriques qualifient la Russie de bonapartiste. C’est un pays où une classe gouverne et où le pouvoir est entièrement confisqué par quelques personnes qui entrent parfois en conflit entre elles et au sein desquelles émerge une figure dominante. C’est Poutine actuellement, et il fait régner la répression même au sein de ces cercles dominants.
J’ai l’impression qu’il n’y a absolument aucun retour vers le haut, le système est vraiment descendant (top-down, du haut vers le bas) : rien du bas ne peut remonter, aucune information, aucun signal qui ne viennent d’en-bas. La population, la classe laborieuse, sont ignorées. Même les employés municipaux aux échelons inférieurs ne sont pas écoutés. Le système est cassé, c’est un téléphone cassé, l’information ne remonte tout simplement pas. Ou alors elle émerge quelque part dans les hautes sphères de la hiérarchie et on ne sait pas ce qu’il en est : cela créé une bulle d’information qui n’est reliée à rien. Il me semble que c’est là une contradiction importante de ce régime, qui est vraiment déconnecté de toute réalité.

Tu as parlé de ta ville, mais qu’en est-il des milieux militants à Moscou ? Existe-t-il toujours des organisations et comment font-elles pour contourner la propagande, la prison et la répression ?
Je ne connais pas bien les groupes militants de droite en Russie, mais il y a aussi des opposants sur la droite du spectre politique, comme des libertariens, des impérialistes, etc. Je ne sais pas grand chose sur eux à part qu’il y a beaucoup de libertariens et parmi eux plusieurs figures publiques et des politiciens qui promeuvent ce genre d’idées. Ils ont une bonne représentation et beaucoup de jeunes adhèrent à ces idées.
À gauche, il y a assez peu d’organisations et il me semble qu’elles étaient surtout actives au début et au milieu des années 2000 mais qu’il y a eu, ensuite, beaucoup de divisions à cause de la répression mais aussi à cause de différents théoriques, notamment sur l’impérialisme russe. Je pense que dorénavant les groupes les plus actifs sont « Alternative Socialiste » et RSD [1], qui est aussi un groupe socialiste venant d’une scission d’un autre groupe...
Quelles sont leurs lignes politiques ?
Les deux sont assez similaires, ce sont des organisations trotskystes qui mettent en avant la révolution permanente et internationale. Mais il me semble qu’ils ont eu des différents, notamment autour de la guerre en Géorgie et la région de l’Ossétie qui a réclamé son indépendance de la Géorgie et a été reconnue par la Russie. Un des deux groupes, mais je ne sais plus lequel, a plutôt reconnu et soutenu la volonté de l’Ossétie de devenir indépendante tandis que l’autre y voyait la marque de l’impérialisme russe.
Autrement, ils ont des idées assez similaires je crois. Cela dit, l’une des choses que j’ai compris récemment et qui est intéressant pour moi qui ne suis pas vraiment engagé dans un de ces groupes, c’est que j’ai l’impression qu’ils sont en permanence en conflit entre eux au lieu de collaborer.
C’est international ça !
Oui. J’étais choqué de voir à quel point les gens essayaient de dissuader chacun d’aller vers l’autre groupe, parlaient mal les uns des autres : « Ils font ci, ils font ça, clairement ils n’auraient pas dû ! » et je répondais « Vous êtes sur la même longueur d’onde sur 99% de sujets mais à cause de quelques désaccords vous ne pouvez même pas collaborer, c’est très étrange ».
Ce sont les deux groupes les plus actifs mais ils ne sont pas énormes, peut-être quelques centaines de personnes, ça reste des petites formations. Mais quand elles organisent des actions, à Moscou et Saint-Pétersbourg par exemple, il y a toujours quelques milliers de personnes qui rappliquent, ce qui leur donne une certaine présence dans les médias, les réseaux sociaux et parmi les militants.
Avant la guerre, était-il compliqué de s’organiser politiquement ? Si on va dans la rue faire des actions pour lesquelles on risque la répression, comment ça se passe ?
La possibilité de s’organiser a été bouleversée par le Covid, qui a vraiment tué une grande part de l’activisme en Russie. Durant le Covid, il était très difficile de se rencontrer physiquement, d’organiser des actions dans des lieux réels à cause des restrictions, etc. En plus de ça, les personnes susceptibles d’agir devaient aussi survivre financièrement alors que certains perdaient leur travail et se retrouvaient en difficulté. Le Covid a donc presque tué l’activisme en Russie et a fait beaucoup de mal. C’est seulement récemment que des choses ont commencé à rebouger, très doucement. Rien de très massif mais des petites actions ont pu avoir lieu ici ou là sans que la répression soit trop forte. Les plus grandes manifestations récentes en Russie ont eu lieu il y a un an, en janvier, lorsque Navalny est rentré en Russie après son empoisonnement et a été arrêté et emprisonné.
Quand la guerre a commencé, quelques personnes ont commencé à sortir spontanément dans la rue. Ce n’était pas organisé, les gens avaient besoin de sortir, il y avait beaucoup d’émotions. Les médias ont couvert ces manifestationsen disant qu’il y avait des milliers de personnes. Mais les mouvements politiques, comme « Alternative Socialiste » et d’autres, ne soutenaient pas vraiment ces manifestations. Ils pensaient qu’il fallait plutôt un effort bien organisé concentré en un jour parce que les sorties quotidiennes en petit nombre rendaient trop faciles les arrestations. Il fallait donc trouver de meilleures tactiques selon eux. C’est le problème avec les actions qu’il y a eu jusque là : s’il n’y a pas assez de monde et trop d’arrestations, le mouvement meurt relativement vite.
En plus des arrestations sur le moment, il y a aussi eu des arrestations après coup, grâce à la reconnaissance faciale, non ?
Oui. C’est arrivé à de nombreuses reprises. Déjà, au cours des deux années précédentes, c’est arrivé régulièrement. Par exemple, à Moscou, vous pouvez être tracés très facilement. Si vous n’êtes pas arrêtés dans la rue au moment de l’action, vous pouvez donc l’être une semaine ou un mois après grâce à ces technologies.
Par ailleurs, les personnes qui se mettent le plus en avant sur les réseaux sociaux à propos des manifestations ont droit à un policier ’personnel’ qui vient devant chez eux et se poste à côté de leur porte pendant des jours entiers pour être sûr qu’ils n’aillent nulle part. C’est complètement surréaliste, vraiment. Ils ont même leur numéro de téléphone et leur envoient des sms en demandant ’allez-vous quelque part ce soir ?’ Sur les réseaux je consulte le compte d’une personne qui poste des captures d’écran de ses échanges avec un policier posté à côté de chez elle, qui lui demande ’Est-ce que tu fais quelque chose ce soir ? Parce que je m’ennuie un peu ici’. Elle répond ’Non, va te faire foutre, je ne vais nulle part’.
Pour revenir à la reconnaissance faciale, c’est surtout un problème à Moscou, je ne crois pas que ce système existe dans d’autres villes pour le moment. Les réseaux sociaux sont un autre problème parce qu’ils sont aussi surveillés : si vous postez quelque chose sur Instagram ou Twitter, vous pouvez être rattrapés facilement. Beaucoup de gens se font arrêter à cause de ça.
En ce qui concerne l’Ukraine, quels sont tes rapports avec ce pays ? Quel a été l’impact du mouvement de Maïdan en 2014 en Russie, dans les milieux contestataires (soutien ? méfiance ?) mais aussi au-delà ?
Mon premier lien avec l’Ukraine est que ma famille vient partiellement de là-bas. C’est mon lien personnel. J’ai un oncle là-bas, des cousins, etc.
Par ailleurs, plus de 10 millions de personnes en Russie ont des proches en Ukraine : frères, sœurs, parents, etc. Donc les liens entre ces deux pays sont très directs. Les deux langues ont beaucoup en commun, la plupart des Ukrainiens parlent russe.
À propos du mouvement de Maïdan, c’est intéressant. D’après ce que j’ai compris, la plupart des Russes n’ont pas apprécié Maïdan et l’ont vraiment vu comme un mouvement téléguidé par l’Ouest. Il était courant de lire ou d’entendre que la CIA ou d’autres agences étrangères avaient provoqué cette révolution. C’est le scénario le plus souvent évoqué du côté du gouvernement russe : tout était planifié, c’était un coup d’État et pas une révolution populaire. Mais c’était déjà la position de notre gouvernement durant la révolution Orange dix ans avant. Après 2014, Maïdan est devenu vraiment un gros mot en Russie pour la plupart des gens. Évidemment, parmi les activistes ou les plus jeunes, certains soutenaient le Maïdan qu’ils voyaient comme une chance pour l’Ukraine de devenir plus indépendante et de regarder plus vers l’ouest, ce que beaucoup de jeunes gens en Russie veulent aussi pour leur pays.
La façon dont l’opposition de gauche a perçu Maïdan fut aussi intéressante. À nouveau, il y a eu une forte division. D’un côté, les communistes venant du Parti Communiste mais aussi des activistes à tendance impérialiste n’ont pas du tout soutenu le mouvement. À la fois parce qu’il était vu comme une manœuvre de l’Ouest mais aussi à cause de la participation de forces de droite comme Pravyï Sector [2] ou d’autres. De fait, la droite a été très active pendant cette révolution, elle avait un vrai pouvoir sur le terrain et cela était mal vu par une partie de la gauche russe. C’est aussi devenu l’un des sujets principaux relayé par les médias russes : ils insistaient énormément là-dessus et sur le fait que ce n’était pas une révolution du peuple mais un coup d’État dans lequel les fascistes étaient soutenus par l’Ouest. La Russie préoccupée par le fascisme ukrainien, voilà qui n’est pas nouveau historiquement. Même avant 2014, lorsque Iouchtchenko a été élu — celui d’avant Porochenko et Ianoukovitch — celui-ci avait été considéré comme un nationaliste et un fasciste. Il était déjà très courant d’entendre les Russes parler des Ukrainiens comme des fascistes.
D’un autre côté, d’autres Russes, comme par exemple dans Alternative Socialiste ou certains anarchistes, ont perçu Maïdan comme une révolution bourgeoise. Là encore, ils étaient très critiques à propos du mouvement parce qu’ils y voyaient surtout une force bourgeoise pro-russe remplacée par une force bourgeoise pro-occidentale. Donc Maïdan n’était pas non plus perçu comme une révolution populaire mais comme le remplacement d’un problème par un autre sans aider la classe ouvrière ou les problèmes des travailleurs.
Est-ce que certains activistes russes y sont allés pour voir ou avaient-ils seulement des regards extérieurs sur la situation ?
Je ne sais pas, je ne connais pas de gens qui y sont allés directement mais il y avait des liens entre militants. Après, un ami m’a dit récemment que certains anarchistes avaient participé dans les deux camps de cette révolution puis de la guerre qui a suivi. Je ne sais pas combien de gens ça représente. Certains auraient rejoints les séparatistes (pro-russes) et d’autres plutôt les pro-ukrainiens.
Est-ce que tu (ou vous) t’attendais à ce que la guerre avec l’Ukraine s’accélère à ce point avant le 24 février ?
Pour la première fois dans ma vie, j’ai réalisé qu’il y allait avoir une guerre en Russie, que la Russie allait être engagée dans une grosse guerre. Quand vous habitez en Russie et que vous consommez n’importe quel type de médias (journaux, radio, télé), la guerre est omniprésente. Vous regardez les infos et presque tous les jours vous verrez un petit reportage sur comment nous avons développé une nouvelle roquette, sur le dernier navire de guerre mis à l’eau, le dernier grand exercice militaire dans l’est, l’ouest, le sud ou le nord, comment nous avons testé cette nouvelle roquette, ce nouveau fusil, ce tank, etc. La guerre et les militaires ont toujours été à l’écran depuis 2014.

Ça a peut-être commencé avant, mais depuis 2014 la Russie s’est remilitarisée d’un coup et à un point inimaginable et c’est très vite devenu complètement normal. Je me souviens qu’à cette époque j’ai pensé que oui, évidemment, ils se préparaient pour une guerre, c’était clair : le seul objet de notre confiance et de notre patriotisme, c’est notre armée et rien d’autre.
Mais s’attendre à une vraie guerre, et contre l’Ukraine, ça non je ne le croyais pas, personne ne le croyais. Il y avait cette chaîne, Channel Dost, une chaîne Youtube.

Quelle chaîne ?
TV Dozhd : dozhd signifie pluie. C’est le seul média télévisé qui est libre en Russie. Ça a fermé pendant la guerre, il y a un mois environ. Mais c’était vraiment libéral, indépendant et surtout, ils couvraient tous les sujets qu’ils voulaient, il n’y avait aucune censure. Avant que la guerre n’arrive, ils interrogeaient des invités à ce propos. Des politiques, des scientifiques, des artistes, des universitaires... Et tout le monde disait qu’il n’y aurait pas de guerre, que c’était inenvisageable. Jusqu’à ce que la guerre commence, tout le monde était convaincu qu’elle n’arriverait pas. Le premier jour de la guerre, ils ont rappelé tous les invités des derniers mois, des dizaines d’invités. Tout le monde était pâle, choqué, sans voix et le topo était : « Nous avons parlé il y a quelques jours, vous m’avez demandé s’il y aurait une guerre, j’ai répondu qu’il n’y en aurait pas et j’avais complètement tort ». C’est ce qu’ils ont tous dit car personne ne s’y attendait. Pourtant, si on suit la logique, c’était absolument évident qu’il y aurait une guerre ; et même temps c’était inimaginable, c’était très dur de passer cette limite là dans nos têtes. Une politologue assez connue en Russie, Ekaterina Schulman, qui a pour champs d’étude notre régime politique actuel a dit « Finalement, tous les fous dans les rues qui criaient qu’il y aurait une guerre avaient raison. Maintenant ce sont nous les fous, pour n’avoir pas cru que cette guerre arriverait ».
Donc non, personnellement, je ne m’attendais pas à la guerre, je n’y croyais pas.
Deux mois avant la guerre, une information provenant des services secrets américains affirmait que la Russie avait commencé à transporter des poches de sang pour faire des transfusions vers la frontière ukrainienne (et plus seulement des armes), ce qui était difficile à intégrer parce que ça signifiait effectivement une guerre à venir. Puis, le jour où les Républiques de Luhansk et Donetsk ont été reconnues indépendantes par la Russie, j’ai ressenti qu’il allait y avoir une guerre ou au moins qu’il y aurait une escalade - c’était 3 jours avant la guerre, le 21 février. À partir de là je me suis dit : Poutine est complètement fou, détaché de la réalité et donc tout est possible. Ensuite la nuit du 23 février j’ai envoyé un message à mon amie ukrainienne juste pour lui dire que j’étais choqué de ce qu’il se passait, que j’étais vraiment désolé, que j’espérais qu’il n’y aurait pas de guerre. Et le lendemain je me suis réveillé et c’était la guerre.
Et elle, que répond-elle à ton message, elle s’attendait à cette guerre ?
Elle répond que c’est un moment important pour son pays et qu’ils vont devoir être forts. Aussi que la vérité était de leur côté. Il faut comprendre que les Ukrainiens étaient préparés à ce que la guerre éclate, c’était beaucoup plus surprenant pour nous les Russes.
Est ce que tu as participé à des manifestations après le début de la guerre ? Si oui, est ce que tu peux nous décrire les forces présentes dans ces manifestations ? Dans ta ville c’était de petites manifestations, comment ça s’est passé ?
La première semaine de la guerre, il n’y a eu aucune protestation dans le pays. Parce que nous n’étions pas organisés, par peur de la répression, et surtout parce que tout le monde était sous le choc et essayait de comprendre ce qu’il se passait et comment il fallait réagir.
Navalny sur son média a appelé à aller dans la rue mais c’est le seul à l’avoir fait. Aucun autre groupe politique n’a communiqué d’aller manifester directement, ils ont commencé à s’organiser pour défiler deux semaines plus tard. Alternative Socialiste a lancé un appel pour une première manifestation le 6 mars par exemple.
Dans ma ville, j’ai trouvé des groupes Telegram et Instagram de gens lambda qui étaient contre la guerre et qui se disaient simplement : allons dans la rue principale et manifestons. C’est ce que j’ai fait la première semaine. Il y avait 20, 30 personnes. Je n’avais aucune idée de qui ils étaient, ni de leur affiliation politique... Plus tard j’ai réalisé que certains d’entre eux étaient des impérialistes russes : après qu’une personne se soit faite arrêter dans ma ville pendant deux semaines et alors qu’on rassemblait de l’argent pour lui, pour qu’il ait à manger (c’est comme ça que ça marche : si tu te fais arrêter, tu dois payer pour manger) je me suis rendu compte que sa photo de profil c’était le drapeau impérialiste russe (rires) — ça semblait un peu scabreux et puis je me suis dit après tout, c’est aussi ça la solidarité. Bref, je ne sais pas vraiment quelle était l’affiliation politique de ces personnes, ou même s’il y en avait une. Ces 30, 50 personnes si on compte les allers-retours — il y avait toujours plus de policiers, bien plus de policiers que de manifestants — qui manifestaient sur le grand boulevard Lénine — avec une grande statue de Lénine, comme dans toute les villes russes — étaient là parce qu’une limite avait été franchie. La police disait ’À cause du Covid 19, tous les rassemblements sont interdits vont devez donc vous disperser immédiatement ou nous userons de la force’.
Il y quelques personnes qui ont essayé de porter une pancarte format A4 ’Non à la guerre’ et ils se sont fait directement arrêter : au moment même où tu sors une pancarte, tu te fais interpeller puis embarquer. La plupart des gens auront une amende si c’est leur première arrestation, je ne suis pas sûr du montant de l’amende. Mais si tu n’as pas de chance ou si tu te fais arrêter pour la seconde fois tu vas en prison pour 15 jours. Il n’y a donc aucun moyen de rendre ces manifestations visibles ou audibles. Tu peux juste être là et te taire si tu ne veux pas te faire arrêter. Il y aussi des activistes, chez moi et partout en Russie, qui vont imprimer des affiches ou faire des tags contre la guerre, je l’ai fait aussi et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai un peu paniqué : j’ai tagué un message contre la guerre sur la mairie sous les caméras et après j’ai flippé parce que j’avais mon téléphone sur moi, qu’ils pouvaient me retrouver s’ils voulaient... c’était stupide, heureusement j’ai eu de la chance.
Qu’est-ce qu’il t’arrive si tu te fais attraper pour ça ?
Une très grosse amende, et si c’est un message politique — je pense que dans ce cas-là on peut dire que c’en était un — jusqu’à 3 ans de prison.
C’est un peu pour ça que j’ai paniqué a posteriori, après j’avais écrit plein d’autres trucs dans tout le quartier... enfin voilà ce qu’il m’est arrivé.

Ma ville est considérée comme particulièrement contestataire dans le pays car le principal parti d’opposition, le Parti Communiste russe y est très actif et supporté. Mais c’est une des voix pro-guerre les plus fortes et ils luttaient pour la reconnaissance de l’indépendance du Donbass et de Luhansk depuis déjà plusieurs années et maintenant ils y sont une des forces militaires principales. Même moi j’ai eu de la sympathie avec certaines actions qu’ils menaient dans notre région car ils prenaient soin des choses importantes au niveau local pour les retraités, les ouvriers, etc.,
C’était la seule force politique en Russie qui allait voir les gens sur le terrain, écoutait leurs problèmes et faisait quelque chose pour les résoudre. J’avais de la sympathie pour ça parce qu’en Russie les politiques sont totalement sourds et inactifs, tandis qu’eux ont une vraie connexion avec leurs électeurs et je soutiens ce côté-là de leurs actions. Mais il faut ajouter qu’ils sont staliniens et impérialistes ce que parfois je peux presque ignorer quand ils ne sont pas vindicatifs sur le sujet mais quand des choses comme cette guerre arrivent, la scission se forme à nouveau.

Peux tu nous parler des centaines de personnes arrêtées à Moscou ? Est ce qu’il y a un réseau de solidarité ici (à Istanbul) aussi pour ces personnes ? Des avocats, des récoltes de fonds, de l’activisme ?
Il y a deux organisations qui font du soutien juridique pour les activistes, c’est-à-dire les gens arrêtés, les manifestants, etc. L’une s’appelle OVD-info, et l’autre Apologia protesta, elles fournissent des avocats gratuitement, des conseils juridiques et elles créent des dossiers pour la Cour Européenne des Droits de l’Homme quand elles décident d’amener un dossier là-bas. C’est la procédure normale en Russie : on se fait arrêter, pour une manif par exemple, avec un chef d’inculpation bidon, ensuite on essaye de se défendre par tous les moyens légaux possibles. Mais comme en Russie les tribunaux n’ont aucun sens, on atterri finalement dans une cour supérieure qui confirme quand même ce qui a été jugé précédemment et ensuite on apporte ça à la Cour Européenne et là l’État russe nous rembourse beaucoup d’argent. C’était une procédure très banale il n’y a pas si longtemps mais plus maintenant car la Russie ne fait plus partie de la Cour Européenne. Maintenant il n’y a plus rien à faire pour se défendre, enfin il ne reste que les cours de justice russes et ce n’est pas possible de s’y défendre la plupart du temps. Donc il y a ces deux organisations qui aident, elles sont très célèbres, plutôt grandes, plutôt bien alimentées par les Russes mais aussi par des gens d’ailleurs j’imagine.

À propos des personnes arrêtées : jusqu’ici il y a eu entre 15000 et 16000 personnes arrêtées pendant les manifestations dans toute la Russie. La plupart de ces arrestations se sont produites pendant les 2-3 premières semaines, car maintenant il n’y a plus vraiment de manifestations dans les rues, ça s’est arrêté à cause de la répression et des nouvelles lois qui sont passées. Désormais, pour toute contre-information sur les opérations du gouvernements, on risque 15 ans de prison. Avant, les gens craignaient les amendes ou 15 jours de prison mais maintenant il y a une véritable chance d’être arrêté pour 15 ans. Donc, ces 16000 personnes… je ne suis pas sûr du chiffre exact mais ce dont je suis sûr c’est qu’il va y avoir quelques cas de malchanceux, comme c’est arrivé à chaque fois après chaque manifestation les dernières années : une petite partie des gens se fait cibler et les flics passent leur affaire en criminel pour n’importe quelle raison. Par exemple, il y a quelques années quelqu’un a jeté un gobelet en plastique sur un policier, il a pris 3 ans de prison, un autre est sorti du métro puis est juste resté debout dans la rue et il a aussi pris plusieurs années de prison pour manifestation illégale répétée. Il suffit d’être malchanceux comme ça et tu vas en prison. Un des activistes d’Alternative Socialiste a été arrêté pour la seconde fois : quand la guerre a commencé il a été arrêté pour 15 jours, relâché et s’est fait immédiatement ré-arrêté et cette fois il semblerait qu’ils s’apprêtent à ouvrir une poursuite criminelle contre lui parce qu’il a posté des messages sur Instagram pour organiser des manifestations.
Donc, la plupart des gens qui ont été arrêtés ont été relâchés et sont à la maison en sécurité. Quelques uns d’entre eux ont écopé des 15 jours de prison, et d’autres ont eu des amendes. J’en connais quelques uns qui ont eu des amendes : par exemple il y a ces deux membres d’un groupe activiste que je connais qui ont dû payer chacun 1000 euros, ce qui est beaucoup en Russie. Une autre fille que j’ai rencontré ici à Istanbul : elle a fait les manifs à Moscou et il y a une semaine elle a reçu une amende de 300 000 roubles (4 000 euros) pour organisation de manifestation, ce qu’elle n’a jamais fait mais elle a été formellement identifiée par la reconnaissance faciale des caméras. Il y a eu un procès et ils sont venus lui apporter l’amende à son domicile russe. Elle ne va simplement jamais retourner en Russie : elle a aussi la nationalité ukrainienne et elle a choisi l’Ukraine.

Qu’en est-il de la population russe en général ? Est-ce qu’elle soutient Poutine et la guerre ? Est-ce que c’est possible à mesurer ? Est-ce que les gens ont même peur d’en parler ?
La dernière fois tu disais que beaucoup de gens croyaient dans la propagande de Poutine.
Il y a beaucoup de gens qui soutiennent la guerre et je ne sais pas si c’est parce qu’ils sont ignorants, aliénés ou s’ils ont peur mais en tous cas ils le revendiquent, ils disent haut et fort qu’ils soutiennent la guerre et ça c’est au bas mot la moitié du pays, probablement plus.
Les chiffres officiels aujourd’hui disent que c’est environ 80 %, c’est un nombre incroyablement élevé. On ne peut absolument pas faire confiance à ces chiffres : en Russie il n’y a pas d’organisme indépendant qui fait des sondages, c’est illégal, il n’y a qu’un seul centre indépendant qui fait des sondages, le Levada Center, mais ils ne peuvent pas faire leur travail correctement. Les seuls chiffres qui existent sont ceux de l’État. Le problème aussi c’est que les gens ne peuvent pas être honnêtes en répondant à ce genre de questions parce qu’ils ont peur de la répression. Et c’est quelque chose : il y a un média qui a récemment essayé de faire un sondage sur la guerre et 95 % des gens interrogés ont refusé de répondre. Ce qui veut dire quelque chose, on ne sait pas exactement quoi, mais au moins qu’une partie ne soutenait pas la guerre. Donc c’est très difficile de savoir vraiment précisément qui supporte la guerre ou qui supporte Poutine. Il y a aussi une partie des gens qui sont vraiment des victimes de cette propagande et qui changeraient d’avis si elles apprenaient la réalité de ce qu’il se passe (et je suis sûr qu’il y a beaucoup de gens dans ce cas-là). Ensuite il y a les gens qui se taisent parce qu’ils ont peur. Et puis il y a les gens qui soutiennent vraiment la guerre et j’en connais.
Quels sont les arguments des pro-guerre ?
C’est mot pour mot ce qu’on entend à la télé. Il faut se rendre compte que la télé n’est qu’un enchaînement d’infos et d’émissions politiques, il n’y a que ça, il n’y a pas de films, pas d’autres divertissements c’est que de la politique, et donc que de la propagande. Donc même si tu n’es pas vraiment engagé politiquement, juste en mangeant ton petit déjeuner tu intègres une forme de discours. Le problème est aussi que — comme la véritable raison reste obscure — les raisons officielles pour lesquelles la Russie mène cette guerre changent chaque jour : au début c’était la dénazification et la démilitarisation de l’Ukraine car il y avait un génocide contre les russophones en Ukraine ; ensuite ils ont dit que l’Ukraine était en train de fabriquer une arme nucléaire et c’était donc une menace contre la Russie ; ensuite c’était parce que l’Ukraine développait, avec l’aide de la CIA, une arme biologique destinée à toucher les peuples slaves et qui serait transportée par les oiseaux qui migrent au nord. Comme il n’y a pas de raison de fond à cette guerre, les gens qui la soutiennent répètent en boucle ce discours, et ce qu’on entend le plus, ce dont les gens sont le plus convaincus, c’est que l’Ukraine est remplie de fascistes et est gouvernée par des nazis. Ce qui est une pure contradiction car Zelensky est juif. Pourquoi des nazis défendraient un président juif ?
La dernière dernière fois tu nous as fait une sorte d’historique sur le fait que les Ukrainiens sont traités de nazis par les Russes. Est ce que tu peux ré-expliquer ça ? C’est pas nouveau ce truc avec les nazis ?
Non, ce n’est pas nouveau. Je vais vous dire quelques trucs dit par des Russes que j’ai moi-même entendu. Il y a une Russe qui est allée en Crimée en 2004, c’était il y a longtemps et la Crimée était encore ukrainienne. Elle a vu un film russe qui passait à la télé et qui était sous-titré en ukrainien. C’était un film russe, sous-titré en ukrainien : elle s’est sentie offensée par ça. Elle a trouvé ça très nationaliste voire fasciste, parce que ça opprimait le peuple russe en Ukraine. Est ce que c’est vrai ? Je ne pense pas.

Les Russes sont vraiment racistes envers les Ukrainiens, ça je peux en témoigner aussi. Ma mère est comme ça, ma grand-mère, nos voisins, le patron de ma mère... Ils les appellent les «  khokhol – хохол ». C’est une manière qu’ont les Russes de nommer les Ukrainiens, de les tourner en dérision. Ce n’est pas la même chose que le mot en N en anglais (the N- word : Nigger) mais quand même c’est pas un mot très sympa. Et c’est un mot très utilisé : khokhol, khokholi si c’est au pluriel.

Les Russes n’envisagent pas l’Ukraine comme une nation, ils ne pensent pas que les Ukrainiens sont séparés de la Russie. La plus grande forme d’indépendance qu’on peut leur donner est qu’ils soient nos petits frères. Mais pas qu’ils soient séparés de nous. Les Russes ne connaissent pas l’Ukraine, la culture ukrainienne. Historiquement c’est ainsi parce que l’Union Soviétique, l’Empire Russe était très impérialiste et répressif contre l’intelligentsia ukrainienne, contre les artistes, les auteurs, etc. Et c’est encore comme ça maintenant. Donc aujourd’hui les Russes sont très ignorants à l’endroit de l’Ukraine, ils sont racistes envers les Ukrainiens et cela n’a rien de nouveau.

J’ai moi-même été témoin de beaucoup de manifestations de haine envers les Ukrainiens. Enfin peut-être pas de la haine mais des propos injustes, plutôt racistes, plutôt ignorants. Les gens appellent toujours les Ukrainiens khokhol et vont toujours penser qu’ils sont débiles, faire des généralisations : penser qu’ils sont nationalistes car ils soutiennent Bandera, qui est un héros pour beaucoup d’Ukrainiens. C’est plutôt commun en Russie. Et les gens qui soutiennent la guerre soutiennent ces choses là, même les gens qui ont de la famille ukrainienne, ce qui est une chose assez folle.

Autre histoire : ma voisine, la voisine directe de mes parents en Russie, sa meilleure amie est ukrainienne. Elle est revenue en Russie un jour avant que la guerre ne commence. Le jour où la guerre a commencé tous ses amis de la ville de Vinitsa ont commencé à l’appeler. Le lendemain du début de la guerre ils lui disaient : « On entend des bombes, la Russie nous attaque ». Et cette femme, qui est à la fois ukrainienne et russe, qui habite en Russie, qui était en visite en Ukraine pour quelques mois, cette femme ne les croyait pas : « ce n’est pas possible disait-elle », à quoi ses amis répondaient : « Veux-tu qu’on te fasse écouter ? Tu peux entendre les bombes depuis le téléphone ». Et ça fait partie des choses assez folles : beaucoup d’Ukrainiens se sont mis à appeler les Russes et ces derniers pouvaient entendre les bombes au téléphone. Et donc elle disait « ne vous inquiétez pas, ils ne vont pas vous attaquer car ce n’est pas vous le problème, ils sont juste là pour résoudre un problème et le problème c’est les fascistes ».

Comment Poutine peut se dire antifasciste et, par exemple, soutenir Victor Orban (président d’extrême-droite hongrois) ? Est-ce qu’il a vraiment une crédibilité quand il se dit antifasciste ?
Je pense que l’antifascisme pour les gauchistes et les activistes européens occidentaux est très différent de ce qu’est l’antifascisme en Russie. Car en Russie l’antifascisme... d’abord je pense qu’aujourd’hui ça n’existe pas. Ça existe évidemment mais c’est très marginal. Il n’y a pas de groupe « antifa » en Russie, ou ils sont vraiment marginaux. Il y a eu des groupes actifs dans les années 1990 et 2000 mais plus maintenant. Comme les anarchistes, ils sont très marginaux, il y en a si peu. Mais aujourd’hui l’antifascisme est quelque chose que Poutine utilise. Et par exemple le Parti Communiste est contre le fascisme de l’Allemagne nazie. Aujourd’hui ça s’est transformé en « Oui nous sommes les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, nous avons vaincu le fascisme donc nous sommes des antifascistes ». Le fascisme en Russie n’est pas une tendance politique, ce n’est pas une « caractéristique psychologique ». Le fascisme est un fait historique établi qui se comprend comme ça : si tu es contre la Russie, tu es fasciste. C’est vraiment ça que c’est devenu aujourd’hui. Quelque chose qui n’est pas orthodoxe, quelque chose qui n’est pas traditionnel, quelque chose qui n’est pas chrétien est mal, fasciste, libéral, gay, etc.
Donc aussi les ennemis historiques de la Russie ?
Oui bien sûr et donc par exemple, je peux même vous montrer une vidéo : un des plus fameux propagandiste Vladimir Soloviev, qui est une grosse merde, qui possède des propriétés en Italie et dans toute l’Europe, tous les jours, à la télé, il chie sur l’Europe, il dit que c’est un endroit mort, pour les gays, les libéraux, blablabla…
Il y a quatre ou cinq ans il a sorti un super film documentaire grand public sur Mussolini et ses grandes idées que la Russie devrait adopter [3]. Il parle du fait que Mussolini n’était pas responsable du « mauvais fascisme » dont Hitler était responsable mais qu’il avait de grandes et belles idées à propos du patriotisme. Il dit même, et je ne sais pas si c’est vrai, que Lénine soutenait Mussolini au début et qu’ils avaient des idées similaires. Il dit « On devrait suivre les idées de Mussolini aujourd’hui car elles sont en accord avec ce que la Russie veut et avec ce que veut le peuple ».
Donc aujourd’hui les Russes sont vraiment aveugles, même devant ce genre de parallèle historique. Alors que quand même on s’est battu contre ces gens parce qu’ils faisaient des choses plutôt moches.
Je pense que le problème vient beaucoup du fait que la Russie est un pays qui ne peut admettre aucune de ses erreurs, de ses erreurs historiques, jamais. À l’école nous n’avons pas vraiment de cours portant sur qui était Staline. Nous n’avons pas de cours sur l’Empire russe. Nous ne critiquons aucune des guerres, il n’y a pas d’erreur historique commise par la Russie. Je pense que la seule remise en question qu’il y ait dans nos livres d’histoire est celle-ci : ok, il y a eu des goulags. C’est la seule mauvaise chose que les cours d’histoire m’ont appris sur l’histoire de la Russie. Littéralement. On ne parle même pas du pacte entre Staline et Hitler, du fait que la Russie a occupé la Pologne, rien de tout ça ne se trouve dans nos livres d’histoire.
Ma mère par exemple, qui a fait des études, ne savait rien de la guerre avec la Finlande, ce n’était pas dans les livres d’histoire. Donc nous sommes vraiment un pays qui n’admet pas ses erreurs historiques, celles qui sont arrivées il y a 10 ans comme celles qui sont arrivées il y a 100 ans. Et je pense que beaucoup de problèmes viennent de ça. Je pense que c’est une des choses principales que nous devrons faire dans le futur. Comme les Allemands l’ont fait après la Seconde Guerre mondiale, ils furent capables de réinventer leur nation dans un certain sens. Et je pense que la Russie devra faire la même chose car jusqu’à maintenant nous n’avons jamais été capable de le faire. Nous ne sommes pas personnellement responsables mais les gens s’identifient tellement... Poutine par exemple s’identifie avec l’Empire russe, avec le communisme, avec le stalinisme, avec tout, même si ces idées sont contraires les unes avec les autres. Il s’identifie avec chacune d’elles, disant qu’elles étaient toutes bien, qu’elles n’étaient pas mauvaises.
Est-ce que la propagande relaye aussi le fait que l’Ukraine représente l’Europe du chaos contre la tradition Russe ?
Comme je ne consomme pas beaucoup de propagande je ne peux pas dire, moi personnellement, que j’ai vu ça. Mais je pense que c’est à peu près ça qui est dit. Mais si on parle aussi du contexte européen et plus particulièrement du contexte français, la Russie a soutenu Marine Le Pen lors des dernières élections (2017) et pour celles-ci aussi (2022).
J’ai vu un reportage sur Russian news, à propos des précédentes élections présidentielles (françaises), dont le propos était le suivant : l’Europe est finie, le vieux monde est en train de mourir. L’Europe est peuplé de « gayness », d’idées libérales et le seul espoir pour les traditions et pour les choses justes et droites, c’est Marine Le Pen. Car c’est elle qui se bat pour les valeurs traditionnelles. Donc je pense que c’est à peu près pareil aujourd’hui avec l’Ukraine, qui est représentative de l’Occident car c’est une démocratie libérale.
Le langage semble être un point important, le président ukrainien disait qu’il voulait préserver la langue russe. Est-ce que la langue est un point important pour Poutine ?
En fait c’est un point crucial. C’est même l’une des principales raisons de l’entrée en guerre : il y aurait eu un génocide contre les personnes russophones en Ukraine. La propagande veut que si tu arrives en Ukraine et que tu parles russe, dans le meilleur des cas on ne te parlera pas mais tu pourras carrément être frappé. Ce qui n’est évidemment pas vrai. Absolument pas vrai. C’est complètement fou de dire ça. Je connais beaucoup de gens qui sont allés en Ukraine, qui ont parlé russe là-bas. Notre voisine qui est ukrainienne, qui était en Ukraine juste avant la guerre, elle parlait russe en Ukraine et il n’y avait pas de problème. Et ma famille en Ukraine, ils parlent ukrainien entre eux mais ils n’ont pas de problème avec le fait de parler russe avec moi. Ma camarade de classe qui est de Lviv, à l’ouest de l’Ukraine, pas pro-russe pour un sous, elle me parle russe.
Tout le monde sait parler russe ?
Oui et c’est pas un problème pour les Ukrainiens. C’est vraiment juste une putain de vision impérialiste de la Russie qu’il y ait une oppression « des langues russes ». À l’échelle de l’État peut-être, il y a eu des pressions au niveau de la police je crois, mais sinon vraiment les gens sont libres de parler russe et ukrainien. Il n’y a pas de problème avec ça. Et vraiment il n’y avait pas de problème avant que la Russie en fasse un problème. Je pense que si la Russie n’avait pas envahit l’Ukraine il n’y aurait pas eu de problème et que les gens auraient probablement vécus en paix tout en parlant russe s’ils le voulaient.
Est ce qu’il y a d’autres formes de protestations contre la guerre ? Est ce qu’il y a des manifestations de mères de soldats ?
Oui il y en a de nombreuses : s’organiser via internet, faire des campagnes d’information, participer à des mouvements de solidarité sur internet, faire des campagnes de dons pour les Ukrainiens. Je pense que le plus intéressant de tous les projets est « Helping to leave », ce sont des activistes russes qui aident les Ukrainiens à évacuer les villes qui sont occupées par les Russes. Ils les aident à évacuer plutôt vers l’ouest. Et donc ce sont des Russes qui font ça et ils aident des centaines de personnes, ils ont récolté beaucoup d’argent pour faire ça et c’est une super initiative. Je crois que la plupart d’entre eux sont basés en Géorgie. Et puis il y a aussi une Feminist Anti-War Resistance [4]. C’est un autre mouvement qui est formé de quelques activistes féministes en Russie, je pense que seulement une d’entre elles est une figure publique : elle a montré son visage car elle n’est pas en Russie actuellement, Ella Rossman, elle est en Grande-Bretagnne. Je crois que c’est la seule figure publique de ce mouvement mais c’est un très gros mouvement maintenant. C’est un mouvement qui a environ 20 000 soutiens. Elles mettent en place des initiatives comme des manifestations silencieuses, des tags sur des billets de banque, pour que les gens voient des messages anti-guerre. Elles font des campagnes médiatiques, elles prennent différentes images, elles posent des fleurs sur les tombes des soldats ou sur des monuments avec des messages contre la guerre. Elles font pas mal de protestations « silencieuses » mais elles en font beaucoup. Elles sont très actives et je pense que leur mouvement est l’un des plus important mouvement contre la guerre actuellement. Il y a aussi d’autres initiatives qui ont déjà démontré leur effectivité, leur soutien. Je crois qu’il y a beaucoup de choses qui se passent sur internet. C’est un endroit où il y a encore un peu de liberté donc beaucoup de choses se passent là.

Il y a une certaine liberté parce que tu peux te cacher ?
Oui, parce que tu ne risques pas de te faire arrêter directement.
Est-ce que tu peux nous dire si les gens utilisent des VPN par exemple ? Quand est-ce que ça a commencé ?
Oui il y a beaucoup de personnes qui utilisent des VPN parce qu’Instagram ou Facebook sont bannis aujourd’hui : on ne peut pas s’y connecter sans VPN [5]. Et il y a plein d’autres services, des centaines de médias, des tonnes de trucs qui ont été bloqués, qui ont été fermés donc il faut un VPN pour tout ça maintenant. Beaucoup de gens ont appris comment s’en servir. Il y a une super initiative qui s’appelle Roskom Svoboda qui veut dire « Russcom Liberté » d’après Roskomnadzor qui est le service fédéral de supervision des communications, des technologies de l’information et des médias de masse. Ils ont repris le même nom mais avec « Liberté ». Ils font pas mal de pub pour expliquer comment on se sert d’un VPN et ils rassemblent les statistiques concernant la censure en Russie. C’est en grande partie grâce à cette initiative, Roskom Slavoda que les gens ont commencé à apprendre comment on se sert d’un VPN et plus généralement comment se protéger sur internet. C’est encore un endroit assez libre et donc c’est un endroit où tu peux encore ne pas avoir trop peur.

La question d’après était sur les mères des soldats. J’ai appris quelque chose hier, je vais vous montrer, c’est une interview très intéressante sur la principale femme de ce comité, elle a donné une grande interview à des journalistes il y a quelques semaines et il y a les sous-titres en anglais [6].

Cette femme, Valentina Melnikova, fait partie du comité anti-guerre, elle a donné une interview qui a fait 2,5 millions de vues, il y a deux semaines. Elle a donné cette interview à un journaliste et elle parle de la guerre et de ce comité. Elle a une position anti-guerre assumée et elle parle des femmes russes et des familles russes qui l’ont appelée et qui ne sont pas actives. Je crois qu’elle dit ’en fait ces gens sont plus ou moins stupides, leurs fils sont en train de mourir à la guerre et ils ne font rien. Ils m’appellent et me disent : mon fils est en Ukraine, qu’est ce que je peux faire ? Tu vas sur le putain de champ de bataille et tu le ramènes !’. Et elle dit qu’ils ne font pas ça.
Ce que j’ai appris hier est assez fou : ce comité s’est divisé. Si tu vas sur leur site officiel et c’est fou, sur la première page, la principale chose que l’on voit maintenant c’est... (il cherche sur son téléphone)... Oh waouh, le site s’est fait hacker par Anonymous (il lit) : le comité de mères de soldats de Russie s’est fait hacker par Anonymous.
Ok donc le site s’est fait hacker, c’est vraiment intéressant. Hier il y avait un message, car en gros le groupe a splité et avait laissé ce message : « Suite à la récente interview de cette femme [Valentina Melnikova], nous rendons public le fait que le comité des mères de soldats de Russie a le soutien entier de notre président Vladimir Poutine ».

Il y a eu des infiltrations dans le groupe ?
Non non je ne pense pas qu’il y ait eu d’infiltrations. Je pense plutôt qu’il n’y a plus de dissidence politique. C’était le message qu’il y avait hier mais aujourd’hui le site a été hacké par les Anonymous. Et ils ont mis des photos de Boutcha et Marioupol.
C’est vraiment intéressant.
Est ce qu’il pourrait y avoir une mobilisation générale dans les semaines à venir ? Et qu’est-ce qu’il se passe avec les gens qui refusent de se mobiliser ?
Normalement tous les hommes entre 18 et 27 ans doivent faire un an de service militaire. Éviter le service militaire est un crime au regard du code pénal, passible de plusieurs années de prison. Tu peux échapper au service militaire si tu n’es pas en bonne santé, si tu fais une carrière académique ou si tu choisis de faire un Service Civique pour deux ou trois ans. Mais tu dois avoir une bonne raison de faire ça. Par exemple si la religion que tu pratiques ne t’autorise pas à prendre les armes ou un truc dans le genre. Mais tu dois le prouver. Une des autres manières de ne pas faire son service militaire peut être d’essayer d’éviter les militaires qui viennent te chercher plusieurs fois par an pour te donner ta convocation. C’est ce que j’ai fait, je les ai simplement ignorés. Le problème c’est que, comme je n’ai pas servi dans l’armée, je ne pourrais pas travailler pour l’État, pour des services bancaires, pour le gouvernement, pour certaines entreprises. Il y a plein de travaux que je ne pourrais pas faire tant que je n’aurais pas effectué mon service militaire. Le recrutement militaire se fait plusieurs fois par an et en général ce sont les jeunes qui y vont, ceux qui ont 18 ans, après l’école ou après l’université. Et ils servent pendant 1 an. En général les gens ne veulent pas servir car chaque personne ayant fait son service dit la même chose : c’est une putain d’année gâchée. Une année où tu ne fous rien, où tu ne fais que des trucs complètement stupides et tu perds un an de ta vie. Tu n’apprends rien. Plein de gens ne sont même pas contre les militaires : ils ne veulent juste pas perdre un an de leur vie.
La conscription a commencé le 1er avril. La Russie a évidemment dit que les conscrits ne seraient pas envoyés à la guerre, et d’ailleurs ce serait contraire à la loi et à la constitution je pense. Il n’y a que les soldats professionnels qui peuvent partir à la guerre. Mais il y a eu des vidéos et des photos, des informations postées par les militaires ukrainiens qui ont montré des conscrits capturés, des hommes conscrits depuis 2 ou 3 mois et qui avaient été fait prisonniers. Le gouvernement russe ainsi que les militaires ont nié ça, pendant 2 ou 3 semaines et c’est fou parce qu’un des principaux représentant du ministère de la défense, disait à la télé « Bien sûr que nous avons entendu ces accusations mais elles sont complètement fausses blabla », et deux jours plus tard le même putain de visage qui te racontait qu’il y avait un certain nombre de conscrits russes qui avaient été envoyés en Ukraine mais que cela n’arriverait plus, que tout avait été résolu blablabla. Donc ne pouvons pas faire confiance à notre gouvernement - nous le savions déjà - et il est clair que tout ce qu’ils disent est mensonger. Je pense que maintenant plus de gens vont avoir peur d’aller à l’armée et cela va pousser la Russie a faire encore plus appel à des mercenaires, comme le Wagner Group qui sont plus ou moins des vrais tarés.
Pour revenir sur la question des conscrits, je pense que deux fois par an ils essayent de recruter environ 150 000 soldats conscrits mais on ne sait pas combien ils vont réussir à en engager cette fois. On ne sait rien sur la conscription, vraiment rien. Parce que de facto, il y a déjà la loi martiale en Russie car il y a une censure martiale sur les médias et sur l’information, tous les gens arrêtés. Tu ne peux pas tenir une position publique qui s’oppose à ce qui est en train de se passer. Mais il semblerait que jusqu’ici il n’y ait pas eu une mobilisation massive. On ne sait pas si ça va arriver ou non... [7]
Est-ce que tu connais des cas de personnes qui refusent d’aller à la guerre ?
Qui refusent de faire la guerre oui, il y a quelques cas au sein du personnel militaire et au sein de Rosgvardia [8], des membres de la Garde Nationale qui ont refusé d’aller en Ukraine. Les gardes nationaux sont comme la police, ils sont censés servir uniquement sur le territoire donc il y a eu quelques cas, peut-être une centaine de personnes, qui ont refusé d’aller en Ukraine en disant « je n’ai pas mon passeport donc je ne peux pas aller dans un autre pays, je n’ai pas de VISA ». Mais pour les militaires c’est très différent et il y a quelques cas dont les médias parlent de personnes qui ont décidé de ne pas y aller.

Il y a aussi des rumeurs qu’on entend, des histoires où des gens se blessent pour ne pas y aller : ils vont se casser un bras ou une jambe, pour éviter d’y aller. Il y a aussi beaucoup d’histoires où des gens qui ne voulaient pas faire la guerre s’entendaient répondre par leur officiers ou leur généraux : soit tu vas en prison pendant 5 ans soit on te tue, t’as le choix.

Est-ce que tu peux nous expliquer pourquoi, quand et comment tu es parti de Russie ? Est-ce que tu es parti seul ou avec d’autres gens ? Est-ce que tu fais partie d’un réseau de solidarité ?
Je suis parti 10 à 14 jours après que la guerre a commencé. Je ne voulais pas partir au début. Quand la guerre a commencé j’étais même sûr que je n’allais pas partir. Je voulais vraiment m’organiser contre la guerre et je voulais faire partie de la résistance dans le pays. Et puis un matin je me suis réveillé et je me suis senti mal, effrayé après avoir entendu que la loi martiale était entrée en vigueur. J’ai aussi réalisé, après avoir lu des messages de mes amis, qu’il y en avait encore 2 ou 3 parmi eux qui étaient encore là et que les autres étaient déjà partis. Et puis j’ai eu peur que les frontières ferment et que je ne puisse plus partir. Donc j’ai paniqué et j’ai pris le premier ticket que j’ai pu trouver,très cher, 6 fois plus que les prix normaux pour un tel ticket. Et je suis parti...
Pourquoi être venu à Istanbul ?
C’est le seul ticket que j’ai pu trouver. Vraiment le seul ticket que j’ai pu trouver. C’est pour ça que je suis venu ici. Beaucoup d’amis à moi sont partis et beaucoup de Russes ont dû partir. Pendant la première semaine de la guerre, à peu près 30 000 Russes sont partis en Géorgie, ce qui est vraiment un nombre gigantesque. Et maintenant il y en a 37 000, 47 jours après le début de la guerre, quelque chose comme ça. Beaucoup de Russes sont allés en Turquie, en Arménie, en Géorgie. Quelques uns sont allés au Sri Lanka, en Serbie. Ceux qui ont eu de la chance sont allés en Europe ou en Amérique du Nord. Je ne serais pas surpris que 300 000 voire 500 000 personnes aient déjà quitté le territoire russe. Il y a aussi pas mal de gens qui sont allés au Kazakhstan, au Kirghizistan et même en Ouzbékistan.

Je suis allé sur un groupe au hasard sur Télégram, pour les Russes qui sont à Istanbul, « Russes à Istanbul » sur lequel il y a 8 000 personnes inscrites. C’est juste un groupe trouvé au hasard, un parmi d’autres, c’est sûr qu’il n’y a pas tout le monde sur ce groupe. Après il y a un autre groupe, aussi trouvé au hasard, il s’appelle « Déménager de Russie », pour les gens qui veulent quitter la Russie et il y a plus de 100 000 personnes sur ce groupe. Et encore une fois, c’est un groupe parmi d’autres. Donc le nombre de personnes qui sont parties est fou. Quand je suis allé à l’aéroport pour partir, je n’avais jamais vu autant de gens partir, des familles entières. C’était vraiment clair : de jeunes couples avec leurs parents ou leurs grand-parents, avec leur chien et leur chat. Je n’avais jamais vu autant d’animaux dans l’avion. Il y a avait 20 ou 30 chiens et chats dans mon avion. Tout le monde partait dans la même direction, c’était très clair.

Oui il y a quelques réseaux pour les gens à l’étranger, pour les Russes. En fait c’est assez intéressant parce que les Biélorusses ont du migrer il y a un an déjà donc il y a un très bon réseau entre eux et quelque chose de similaire pourrait arriver entre les Russes. Il y a un très bon groupe, Kovcheg [9], qui organise pas mal l’aide pour les Russes. Ils trouvent des abris pour certains, offrent du soutien juridique, etc. Il y a quelques réseaux mais ça dépend des pays, il y a beaucoup de gens qui s’organisent via Telegram parce que c’est l’un de principaux réseaux que nous utilisons. C’est pour les différentes villes, pour les différents pays, pour les différentes professions, pour les différentes situations. Par exemple je suis dans un groupe pour les gens en Turquie, dans un autre pour les personnes qui sont à Istanbul, un autre pour les étudiants, pour les universitaires, etc... Il y a des groupes pour les docteurs, pour les artistes, plein de groupes différents.

Est ce que tu imagines pourvoir t’engager contre la guerre en dehors de la Russie ? Nous avons entendu parlé d’anarchistes russes qui se battraient contre l’armée russe à Kiyv, est ce que tu connais des gens qui ont fait ce choix là ?
Concernant la dernière question, personnellement non je ne connais personne mais j’ai entendu qu’il y avait des gens qui avaient fait ça. Mais je n’en sais pas plus que vous.

En ce qui concerne le fait de m’engager depuis ici, oui en participant à des campagnes sur les réseaux sociaux, en diffusant des informations qui aident les Russes qui s’opposent vraiment à la guerre. Parce que par exemple, les Russes qui font des actions dans la rue en Russie, ce n’est pas très raisonnable pour eux de diffuser des informations depuis internet, c’est un risque en plus d’être arrêtés et poursuivis. Très souvent, ce sont des gens qui ne sont pas sur le territoire russe qui coordonnent les actions qui se déroulent dans la rue en Russie. J’aimerai participer à ça par exemple. Diffuser ce genre d’informations et coordonner. Et aussi le peu d’argent que je peux donner aux organisations que j’ai citées plus haut, je le donne pour soutenir les gens qui se font arrêter, etc. Et puis sinon... personnellement je trouve ça dur de participer à des choses en Russie tout de suite, je ne suis pas sur de ce que je peux faire exactement, donc ces quelques trucs que je viens de vous dire, je les fais mais après... ce qui est important pour moi aujourd’hui c’est de continuer à soutenir mes amis qui sont encore en Russie, parce que les deux premières semaines c’était vraiment effrayant, presque tout le monde était suicidaire, presque tout le monde voulait mourir plutôt que de partir et c’était aussi vraiment intéressant parce que soudain même les gens avec qui moi ou nous n’avions pas parlé depuis des années, on se reparlaient et dans tout ça il y avait quand même quelque chose de bien à réactiver ces vieilles connexions. Je pense qu’il y a beaucoup de soutien psychologique et c’est quelque chose qu’on ne considère pas vraiment comme une action mais c’est très important parce que ça sauve des vies. Et puis j’ai aussi participé à un groupe qui a été fondé il y a juste quelques jours mais c’est déjà un gros groupe, qui aide les réfugiés ukrainiens qui ne parlent pas de langue étrangère. On organise des écoles pour les réfugiés ukrainiens et on leur apprend des langues étrangères. Il y a déjà environ 600 professeurs et des milliers de réfugiés qui se sont inscrits pour apprendre une langue. On propose d’apprendre l’anglais, le français, l’espagnol, le chinois. Je suis un des professeurs et un des pédagogues de ce groupe. On développe des méthodes pour savoir comment enseigner, etc.

C’est un groupe en ligne ?
Oui c’est tout en ligne, c’est complètement gratuit pour tout le monde. C’est possible de participer depuis la Russie, depuis l’Ukraine ou même depuis l’étranger, vous pourriez vous inscrire si vous vouliez être prof de français par exemple.
Ça s’est organisé il y a quelques jours à peine mais c’est déjà un gros truc et hier on parlait de le développer plus, il y a beaucoup de logistique à faire, c’est très intéressant. Donc en ce qui me concerne honnêtement je me sens un peu impuissant par rapport aux choses que je pourrais faire en Russie mais je sens qu’il y a des moyens d’aider ceux qui sont vraiment dans la merde en Ukraine. Je me sens aussi plus responsable de participer à aider la Russie parce que le monde entier aide déjà l’Ukraine. Mais c’est vraiment dur de faire des choses en Russie, je ne sais pas vraiment ce qu’on peut faire.

C’est tellement bizarre, même pour les personnes qui sont engagées politiquement on ne sent pas souvent qu’on dispose d’une capacité d’agir politiquement. C’est très problématique. On n’est pas encore complètement désespérés évidemment et on a même beaucoup d’espoir je crois, mais ça prend du temps et le temps joue contre nous en ce moment. Chaque jour des vies sont en jeu, les gens meurent, mais on essaye de garder un peu d’espoir quand même.

Ah aussi, beaucoup de monde espère la mort de Poutine. C’est une des choses... on se réveille et on regarde : est ce qu’il est mort ? pas encore... ok.
Pour ma part j’aimerai vraiment faire quelque chose pour la Russie mais je ne suis pas sûr de ce que je peux faire. Je fais ce que je peux mais ce n’est pas assez, c’est pour ça que j’essaye aussi d’aider les Ukrainiens, ce qui ne me semble pas aussi nécessaire mais nécessaire tout de même.

Quelles sont les conséquences des sanctions contre la Russie sur la population russe ? Quel est ton point de vue sur l’explication de la guerre ? Beaucoup de gens disent que Poutine est devenu fou, qu’en dis-tu ?
En ce qui concerne les sanctions, je pense qu’il y doit y avoir sanctions mais la plupart sont très stupides et inutiles et arrivent trop tard. Tous les oligarques, les politiciens, etc., devraient être sanctionnés depuis 10 ans. Il y a une guerre et on dit « ah oui sanctionons ces gens qui ont voté pour la guerre il y a 10 ans ». What’s the fuck ? Vous êtes 10 ans en retard, désolé. C’est tellement ridicule. Il y a des oligarques russes qui vivent à l’étranger évidemment, ils vivent en Europe, en Grande-Bretagne, etc. Il y a eu une interview avec quelques uns de ces oligarques et ces mecs qui ont 40 ou 50 ans ils sont là à dire - et c’est une d’interview ! - : « je ne sais pas comment je vais faire pour vivre maintenant car je ne peux même plus payer mon chauffeur et mes domestiques » et ils sont sérieux en plus ! T’u te dis « ok, fuck off ».
Donc les sanctions sont merdiques parce que la plupart portent préjudice uniquement au petit peuple russe et non pas aux élites. C’est terrible et inutile. J’imagine qu’il y a une logique : si on met la pression sur le peuple russe, ils seront dans la merde, ils comprendront alors que leur gouvernement est pourri et qu’ils doivent faire la révolution ou quelque chose comme ça. Mais non ça ne va pas marcher comme ça. Poutine n’en a rien à foutre, ils vont vivre peinard pour le reste de leur vie j’imagine, si les choses ne changent pas je veux dire. Par exemple mes parents, ma mère elle est actuellement en situation de pauvreté. L’inflation est dingue, la plupart des magasins sont à moitié vides, beaucoup des marchandises européennes ont disparu, c’est difficile d’avoir accès à des protections hygiéniques par exemple, c’est fou.
Donc ces sanctions c’est vraiment vraiment de la merde. Je ne les comprends pas, je les déteste, je pense qu’elles manquent leur cible, elles auraient du arriver avant et de manière différente.
Pourtant j’ai vu que le prix du gaz russe avait augmenté donc certains gagnent plus d’argent...
Certains oui. Les vraies sanctions que je soutiens : l’Europe devrait arrêter d’acheter le gaz russe, le monde entier devrait arrêter d’acheter le gaz et le pétrole russes. Je sais que ça ne peut pas arriver directement mais je pense que c’est aussi quelque chose de bien pour la transition climatique et pour l’Europe, pour la transition écologique. C’est tellement nécessaire et c’est le moment opportun pour faire ça. Dans les premiers jours de la guerre j’ai écrit un post facebook, pour échanger avec mes amis. Je disais : « tout le monde dans le monde entier va payer le prix de cette guerre, et ce prix sera monétaire et financier aussi, et les Européens vont payer aussi, quoi qu’il arrive ». Vous allez le payer d’une certaine manière, avec du vrai argent. Je pense que c’est vraiment important de payer ce prix à cause de la transition écologique, à cause de la transition vers les nouvelles ressources écologiques d’énergie. Mais bon ça ne va pas arriver puisque maintenant vous achetez du gaz et du pétrole aux États-Unis ou à d’autres donc... Fuck le capitalisme, rien ne va changer.

Il me semble que si on mettait vraiment en place un embargo sur le gaz et le pétrole russe le monde aurait pu avoir une chance de s’en sortir. Mais maintenant je ne pense plus ça. Je pense plutôt que les États-Unis vont gagner, qu’ils vont renforcer leur économie. C’est trop tard et il est clair que les Européens n’ont pas bien fait les choses. Aussi parce que Macron est président. Si ça avait été Mélenchon les choses aurait peut-être été différentes.

Mélenchon, Mélenchon... il est pote avec la Russie quand même.
Oui mais je pense qu’il reconnaît les problèmes liés à la crise climatique. Pour résumer : les sanctions sont mauvaises, elles ne frappent que le peuple russe et les Russes vivent déjà dans la pauvreté donc c’est encore pire. Les sanctions frappent les classes ouvrières et pour plein de raisons ce genre d’événement n’unit pas la classe ouvrière, bien au contraire. Les gens ne vont pas s’unir contre Poutine. Je n’attends rien de bon de tout ça.

A propos de la folie de Poutine : je pense qu’il y a des analyses plutôt convenables sur ce qu’il se passe, quelques analyses sur des théories bonapartistes (comparaison entre Poutine et Napoléon j’imagine). Ça sonne plutôt juste, mais en ce qui me concerne, ça ne me convainc pas. Pour moi, même s’il pouvait y avoir des raisons ça ne fait quand même pas sens. Poutine est complètement déconnecté de la réalité. La folie et l’impérialisme sont un peu la même chose. Et Poutine est un impérialiste fou. Il est en dehors des réalités, il a une mission, une sorte de mission suprême, au-dessus de tout. On sait qu’il veut voir son nom écrit dans les livres d’histoire, c’est sa mission. Peut-être qu’il se prend vraiment pour un élu de Dieu ou quelque chose comme ça. Mais moi je crois vraiment qu’il est fou. Je ne pense pas qu’il puisse gagner en pouvoir, en argent, en influence avec cette guerre. Il n’y a pas de raisons rationnelles. Si on trouvait 50 000 raisons, des raisons rationnelles, peut-être que ça aurait un sens mais ça me semble impossible parce que je ne pense pas qu’il soit si intelligent ou si rationnel. Je pense qu’il s’est retrouvé isolé, pendant la période du Covid et même avant en fait. Il y a 3 jours un très grand 1:49:17 politicien russe est décédé. L’un des plus fameux politiciens russes : Vladimir Jirinovski, le leader du parti libéral démocrate russe. C’est aussi un impérialiste, raciste etc. Absolument pas un démocrate, absolument pas un libéral. Mais il est mort et il y a eu ses obsèques, c’étaient des funérailles d’État organisé par l’État. Et c’est marrant parce qu’alors que tout le monde venait déposer des fleurs sur sa tombe, il y avait deux soldats du Kremlin, avec des armes avec les petits couteaux au bout. Quand Poutine est venu pour déposer des fleurs, ils ont du enlever les couteaux de leurs armes. On dirait que Poutine a trop peur des gens, même de ceux qui ont juste un petit couteau sur leur arme et qui sont censés être des gardes du corps. Donc oui on dirait qu’il est vraiment isolé. On ne sait pas d’où il tire ses informations parce qu’il n’utilise pas les nouvelles technologies, il n’utilise pas d’ordinateur, il lit les journaux qui lui sont donnés par je ne sais pas qui... Il est vraiment déconnecté. Depuis le début de la guerre on a appris tellement d’informations. On sait qu’il ne reçoit pas de vraies informations, même en ce qui concerne la guerre. Il ne sait rien de la situation réelle de l’Ukraine avant la guerre, de la situation militaire ukrainienne en général et de ce qu’il se passe pendant la guerre. On dirait qu’il n’est pas au courant du vrai nombre de soldats morts ou des échecs ou des réussites des missions. Et on sait que la propagande créé par l’État russe à l’intention du peuple russe est devenue aussi une propagande pour l’État et maintenant il croit à sa propre propagande. Il est dans un cercle de propagande.

Personnellement je trouve que c’est très dur d’expliquer rationnellement ce qu’il se passe maintenant. Je suis sûr qu’il y a des raisons et il y en a probablement de très bonnes mais elles ne me permettront pas d’excuser la guerre. Et c’est probablement une erreur de ma part, je pense qu’on devrait essayer d’expliquer ce genre de chose et qu’on ne devrait pas juste dire que Poutine est fou. Parce que ça n’empêchera pas de recommencer. On devrait apprendre quelque chose de ça.

Comment vois tu le futur, à court et moyen terme ? Penses-tu que la guerre va durer ? Et en ce qui te concerne ? Que vas tu faire dans les prochains mois ?
Pour être honnête, même avant la guerre c’était compliqué pour moi de trouver ma place dans le monde, de trouver ce que je voulais faire, qui je voulais être, d’être à l’aise. Et maintenant... je ne sais pas, la vie n’a pas de sens. Et je ne parle pas que pour moi, beaucoup de mes amis se réveillent le matin et peinent à se lever, ils ne veulent pas sortir, ils ne voient pas de raison de le faire. Tout ce qui avait une forme de stabilité, de futur, tout ça est mort et la vie est devenue un enfer. C’est devenu un enfer pour les Russes, je ne sais même pas ce qu’il en est pour les Ukrainiens, je ne peux pas imaginer, c’est incroyable. Mais pour les Russes oui la vie est un enfer et je ne vois pas futur, je ne vois pas ce que sera le futur parce que... honnêtement j’étais déjà plutôt pessimiste concernant le futur : l’état du monde, la disparition de la démocratie, le capitalisme qui renforce ses positions, etc. Donc pour moi c’était déjà un peu la déprime mais là je ne comprends pas. Un futur inspirant ? Je suis très pessimiste sur ce point. Bien sûr je vois plein de lumières briller dans toute cette ombre, les initiatives des gens, la solidarité, mais ça ne me semble être qu’une si petite partie du monde. Donc voilà pour moi tout est plutôt noir et plein de non-sens malheureusement.

Je ne sais pas ce que sera le futur pour la Russie parce que je ne crois plus en la Russie. Je pense que c’est une nation morte, je pensais déjà ça avant. Je pense qu’elle est pourrie de l’intérieur, pour plein de raisons, pour la raison dont je vous ai déjà parlé, que nous n’admettons pas nos erreurs avec honnêteté et responsabilité, nous ne savons pas revenir sur l’histoire, sur notre histoire. Je pense que la Russie se connaît très mal. Je crois qu’il n’y a pas de futur pour la Russie. Je pense que ce pays est pourri aussi à cause de son gouvernement et son establishment, mais il y a aussi quelque chose de pourri dans la réaction des gens. Aujourd’hui je pense qu’il n’y aura plus de Russie dans le futur. Il y aura peut-être les mêmes frontières, ça s’appellera peut-être toujours Russie mais la Russie est morte, elle est en train de mourir, de vivre ses derniers instants. Peut-être que dans 1 an, dans 10 ans il y aura encore une population russe, il y aura encore les mêmes frontières mais ça ne sera pas du tout le même pays. La Russie doit renaître ou se réinventer complètement en commençant par se demander ce qu’elle est, qu’elles sont les idées de la nation, la constitution : tout doit être nouveau. Même si c’est écrit avec la même encre et le même papier, il faudra que ce soit nouveau.

Je pense vraiment que je suis citoyen d’un pays mort. Et c’est un sentiment bizarre parce qu’avant la guerre je ne me sentais pas avoir une maison, je ne m’identifiais pas complètement avec cet endroit mais maintenant même si je le souhaitais, il n’y a rien avec quoi je puisse m’identifier. Je pense que la mort de ce pays n’est qu’une question de temps. Peut-être que les passeports seront encore valides je ne sais pas, mais ce n’est pas qu’une question de passeport, il est question d’un endroit que je puisse appeler ’chez moi’. Ce que des gens ont réalisé, et moi aussi, c’est que beaucoup de gens avec qui je vis, avec qui j’interagis à l’école, dans les magasins, aujourd’hui j’ai réalisé qu’ils étaient fascistes, qu’ils n’avaient pas de sympathie, pas d’empathie pour la vie, pour les humains, pour leurs voisins et ça c’est vraiment effrayant.

Où aller ? Il m’est vraiment difficile de choisir pour être honnête. Je pourrais rester en Turquie et faire un faux titre de séjour parce que c’est pas cher et que la vie ici est plutôt moins chère.Mais j’essaye d’abord de trouve un emploi pour pouvoir partir et je n’ai rien trouvé pour l’instant. Donc je ne sais pas, ça dépend vraiment du fait que je trouve un travail. Si je ne trouve rien je resterai ici. Mais en même temps j’aimerai aussi aller en Europe, c’est là où j’ai étudié donc j’aimerai vraiment vivre là-bas. Je sais que j’aurais une vie meilleure là-bas, plus confortable, ce n’est pas qu’une question de qualité de vie mais aussi que je me sentirai plus en sécurité, plus confortable au niveau de mon orientation politique, sexuelle, etc. Donc j’aimerai bien aller en Europe mais je ne peux pas prendre de décision parce que je n’ai pas beaucoup d’argent. J’ai de l’argent pour 1 mois et demi ou 2... Et si je viens en Europe mais que je ne trouve pas de travail avant de venir, je prendrai un gros risque. Donc voilà c’est pas clair. C’est vraiment dur de faire un choix. Donc pour l’instant je cherche un emploi en Europe mais je ne suis pas sur de trouver quelque chose. C’est un peu noir tout ça désolé (en riant).

Est ce qu’il y a une dernière chose que tu voudrais dire ?
J’aimerai que les gens sachent, peut-être que la plupart des gens le savent déjà, mais je pense que beaucoup beaucoup beaucoup, beaucoup plus de Russes que ce que nous pensons ne soutiennent pas la guerre. Même si ce que nous voyons maintenant c’est que 80% de la population soutien la guerre, ce n’est probablement pas ça. Et je pense qu’il faut avoir de la sympathie envers les Russes aussi. Évidemment que nous ne sommes pas les principales victimes de cette guerre mais je pense que les Russes qui sont encore en Russie et qui essayent de rester en vie et de faire quelque chose contre la guerre ont besoin de soutien et de sympathie et je pense que c’est très important que ça vienne de l’Ouest aussi, de l’Europe, de la France.

[5Par sms, Ivan nous a par la suite informé que l’usage des VPN avait augmenté de 50 % par rapport au début de l’année 2022, des chiffres qui sont parfois estimés encore plus haut (par exemple ici)

[7Ajout d’Ivan à la relecture de l’interview : depuis que j’ai répondu à vos questions, quelques jeunes conscrits non-professionels (le nombre exact est indéterminé) sont morts sur le navire de guerre Moskva qui a coulé dans la Mer Noire. Donc des conscrits sont encore sur le champ de bataille.

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