Entrepreunariat social, champs de coton et esclavage moderne

« Du travail gratuit camouflé en apprentissage. De l’esclavage moderne déguisé en action sociale. »

paru dans lundimatin#247, le 16 juin 2020

Décidément, l’époque est à l’innovation en termes d’exploitation par le travail. Des nouveaux rapports de domination fleurissent aux fenêtres d’un pays en état de ruine sociale et idéologique.

Le 30 Mars 2020, le préfet de Seine-et-Marne appelait dans un communiqué à la « mobilisation des réfugiés face aux difficultés de recrutement rencontrées par la profession agricole et pour répondre aux besoins en main-d’œuvre exprimés » durant cette période d’épidémie. Il demandait ici la collaboration des « gestionnaires des hébergements d’urgence des demandeurs d’asile du département » pour inciter les personnes exilées à faire offrande de leur force de travail aux maraichers « ne disposant pas de la main d’œuvre saisonnière étrangère nécessaire » pour ramasser leurs fraises et leurs asperges.

C’est maintenant au tour de l’Aquitaine qui reproduit cette idée qu’ils jugent excellente. L’association bordelaise Ovale Citoyen organise la liaison entre des réfugié.e.s sans activité professionnelle et des exploitant.e.s agricoles en manque de personnel à cause de la pandémie de Covid-19. Le président de cette association, Jeff Puech, revendique fièrement son engagement dans « le combat économique » qui se résume par un manque cruel de main d’œuvre agricole. Il rejoint un appel lancé dès le mois de mars par le ministre français de l’Agriculture, lequel avait encouragé les personnes sans activité à rejoindre "la grande armée de l’agriculture française" sujette à un manque de 200 000 travailleurs saisonniers. Le vocabulaire guerrier est toujours au cœur des logiques de domination, à l’instar de l’appel à la mobilisation des tirailleurs étrangers dans l’armée française en 1940.
Comme si le danger encouru par les travailleur.se.s en période d’épidémie du coronavirus touchait moins les personnes exilé.e.s. Ou comme si c’était moins grave qu’une personne née à l’étranger soit confrontée à la maladie plutôt qu’une personne née en France.

Cette conception archaïque de « la hiérarchie des races » rappelle aussitôt cette conversation surréaliste entendue en direct il y a quelques semaine à la télévision entre Jean-Paul Mira, chef de service de médecine intensive et réanimation à l’hôpital Cochin, qui demandait à Camille Locht, directeur de rechcerche à l’Inserm de Lille : « Si je peux être provocateur, est- ce qu’on ne devrait pas faire cette étude en Afrique, où il n’y a pas de masques, pas de traitements, pas de réanimation, un peu comme c’est fait d’ailleurs sur certaines études avec le sida ou chez les prostituées : on essaie des choses parce qu’on sait qu’elles sont hautement exposées. Qu’est-ce que vous en pensez ? »
Son interlocuteur lui rétorquait alors : « Vous avez raison, d’ailleurs. On est en train de réfléchir en parallèle à une étude en Afrique avec le même type d’approche, ça n’empêche pas qu’on puisse réfléchir en parallèle à une étude en Europe et en Australie. »

Il n’aura pas fallu attendre l’épidémie du covid19 pour que des « entrepreneurs sociaux » flairent le buisness et créent des actions autour de l’insertion des réfugié.e.s par l’activité agricole. Le géant SOS Solidarité, présidé par Jean-Marc Borello, proche conseiller de Macron et connu pour les agressions sexuelles qu’il a commis contre ses employé.e.s, en a été l’instaurateur. En 2017, le groupe rachète l’association Fermes d’Avenir et créé son programme de compagnonnage, censé accompagner des réfugié.e.s en grande précarité vers l’emploi. Ces derniers se retrouvent alors pendant une longue année, en « formation »dans diverses exploitation agricole du pays et ne sont jamais payés. Du travail gratuit camouflé en apprentissage. De l’esclavage moderne déguisé en action sociale.

Quand le monde associatif se mêle à la course capitaliste, quand le social embrasse le modèle Start-up de Macron, la morale se meurt, le sens n’est plus, et l’histoire resurgit.
Mais Aimé Césaire le disait, « Pour nous, le choix est fait. Nous sommes de ceux qui refusent d’oublier. Nous sommes de ceux qui refusent l’amnésie même comme méthode. Il ne s’agit ni d’intégrisme, ni de fondamentalisme, encore moins de puéril nombrilisme. ».

Soumettre une population déterminée et racisée à un travail contraint dans l’intérêt économique d’exploitant.e.s avides de profits. L’idée n’est pas nouvelle. Elle est aussi âgée que le capitalisme selon Bercket qui situe au XVIe siècle le point de bascule et l’émergence de l’esclavage des africain.e.s par les nouveaux empires européens. Les champs de coton devenaient alors à l’époque le nouveau terrain de jeu des blanc.he.s, assoiffé.e.s d’un impérialisme croissant.
Aujourd’hui, nous n’entendons plus les coups de fouets et le grincement des chaînes raisonner dans les vignes, pensez-vous, sceptiques. Les fers du 21e siècle sont silencieux mais pourtant existent et se résument à un racisme d’état institutionnalisé. Si les personnes réfugiées acceptent de se briser le dos pour ramasser l’asperge que nul ne veut plus déterrer, c’est qu’on les a privé du droit à l’existence. Le concept même du choix de vie leur a été retiré au moment où ils posaient le pied sur le territoire français. Mourir de froid sur les trottoirs de la chapelle, crever de précarité et d’angoisse dans les foyers d’urgence de l’hexagone ne peut être considéré une alternative dans une prise de décision clairvoyante s’agissant de son destin. L’unique choix qu’ils ont fait est peut-être bien celui de la survie. Celui de la famille au pays. Celui d’un avenir sans punaises de lit, de récépissés à la chaine, de mépris d’agents administratifs de la préfecture.

Alors oui, nous pouvons parler de travail forcé et contraint. Nous pouvons sans peur nous indigner contre la reproduction systémique d’un esclavage rendu moderne par la performance entrepreneuriale et sournoise de ces pionniers. Pour eux, la guerre capitaliste ne sera jamais terminée et se réinventera toujours. Pour nous, la lutte sera sans fin, jusqu’à ce que le fouet tombe et que celui qui le porte soit hors d’état de nuire.

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