Entre la vie et la mort : bilan d’étape

(à propos d’une révolte éminemment politique)
Serge Quadruppani

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#390, le 6 juillet 2023

Quel que soit son destin à court terme, la juste et magnifique colère d’une jeunesse directement concernée par l’assassinat de Nahel aura jeté une lumière éclatante sur ce à quoi se ramène toujours plus, dans tous les domaines, la gouvernance moderne : un jeu avec la mort, toujours plus près d’elle.

Le 25 mars dernier, deux opposants à la politique gouvernementale de destruction de la ressource hydrique étaient arrachés par les forces de l’ordre à l’espace-temps précis de la manifestation de Sainte-Soline pour être transférés dans des limbes dépourvues de temps et d’espace : entre la vie et la mort. Ce n’étaient pas les premiers, ce ne seront pas les derniers. En France, d’une décennie à l’autre, la personne qui décide de manifester en dehors de rituels négociés entre syndicats et préfectures a dû accepter toujours davantage de s’exposer à ce risque : écoper d’un ou plusieurs mois de coma artificiel. L’évolution du maintien de l’ordre à la française a abouti, grâce au développement des armes dites « non-létales », à créer une nouvelle peine extra-judiciaire, purgée dans un lieu de relégation absolument hors de la vie, un Guantanamo médicamenteux. C’est en fait le plus haut degré dans l’échelle des punitions que la police est désormais habilitée à infliger pour motifs politiques sans aucune intervention de magistrat : privation de liberté (nasses et gardes à vue préventives), irruptions nocturnes dans les domiciles, exposition prolongée à des gaz cancérigènes, mutilations de toutes espèces - on se rappelle les 24 yeux crevés pendant le mouvement des gilets jaunes.

Ainsi, prenant acte des progrès de la médecine, les différents gouvernements (et l’on sait qu’en France, les gouvernements sont autant gouvernés par la police qu’ils ne la gouvernent) ont-ils pu pousser toujours plus loin le curseur en direction de la mort – dans un mouvement qui consistait à s’en rapprocher toujours en se gardant bien de l’atteindre. De 68 à aujourd’hui, le propre des mouvements sociaux en France aura été – et c’est une bonne chose - de toujours se situer à l’intérieur d’une autolimitation de la violence : personne ne veut tuer personne.

Autolimitation du côté des manifestants parce que, contrairement à ce que racontent Darmanin et les médias réactionnaires dominants, personne ne veut ni n’a jamais voulu tuer de flics, pour une raison stratégique : ne pas élever un niveau de violence qu’on n’est pas en mesure de tenir (la politique n’est pas la guerre) et surtout pour une raison inhérente à la nature de ces mouvements eux-mêmes : que ce soit les batailles pour les retraites ou celles de la nature qui se défend, il s’agit toujours d’être du côté de la vie. Mais l’autolimitation est aussi du côté des gouvernants et de leur police, parce que, à l’intérieur de sociétés qui fondent sur la promesse de la plus longue survie biologique possible l’acceptation d’une forme de vie sociale toujours plus aberrante, l’administration de la mort introduirait un scandale contrariant gravement les desseins gouvernementaux. En outre, en s’autorisant toutes les violences et les mutilations, à l’exception de la mort, la propagande peut continuer à reprendre l’antienne de la « violence », alors même que la police dispose et use abondamment d’un équipement guerrier infiniment supérieur qui rend ses membres presque invincibles [1].

Mais quand on sort du terrain des manifestations pour entrer dans la vie quotidienne des quartiers populaires, le curseur de la mort n’existe plus. Inutile de rappeler la longue liste des crimes policiers produits par la gestion coloniale des banlieues. Comme disait un jeune d’une cité voisine à un camarade de la petite bourgeoisie intellectuelle qui lui racontait que lui aussi, il avait connu la garde à vue : « toi, la police t’emmerde parce que tu fais de la politique, nous, c’est parce que c’est notre destin ». L’autolimitation de la violence par la police ne fonctionne que pour autant qu’elle s’inscrit dans une sphère politique. Or, toute la gestion gouvernementale des zones de pauvreté urbaine a toujours reposé sur leur exclusion de la sphère politique. C’est pourquoi il ne s’agit plus, en excluant la mort, de garantir une apparence de liberté politique qui justifierait tout le reste, mais de montrer, en toute brutalité, et jusqu’à la mort, qui commande. Tout ce qui touche à l’insubordination des populations pauvres et racisées étant soigneusement maintenu à la rubrique « criminalité » et les couples infernaux obscurantisme religieux-croisade laïcarde/prohibition-économie mafieuse se chargeant d’encadrer les passions, tout ce qui dépasse est du ressort d’une police spécialisée qui ne conçoit ses interventions que sur le mode du rapport de force entre bandes. C’est un savoir que partagent tous les profs de ZEP qui accordent un peu d’attention à leurs élèves : dans n’importe quelle classe de collège, il est difficile de trouver un seul élève qui n’ait pas au moins une fois subi une fouille violente et humiliante. Dans les quartiers, le concept de « détection précoce » que les Bauer et consorts se sont efforcés d’introduire dans la doctrine antiterroriste est appliqué journellement dans l’action des bandes armées de l’Etat : on sait que l’assassin de Nahel prétend l’avoir tué parce qu’il aurait pu faire courir un danger aux automobilistes et aux piétons.

C’est tout ce dispositif de maintien de l’ordre que les émeutes de ces derniers jours ont fait craquer. Voilà en quoi cette révolte est, contrairement à ce que racontent des sociologues de la pacification sociale, éminemment politique. Une preuve supplémentaire de ce que l’émeute a fait accéder d’un coup toute une très jeune génération à la dignité de l’action politique, c’est la manière dont le gouvernement l’a traitée. Le contraste est grand entre la brutalité bestiale de la mise à mort de Nahel et les tactiques de containment et de frappes chirurgicales que le pouvoir aura choisi d’adopter, au moins dans un premier temps, face aux réactions de la rue adolescente. Il est vrai aussi que les forces de l’ordre ont été dépassées par l’ampleur d’un mouvement qui ne s’est pas contenté de destructions à l’intérieur de la cage des banlieues. Que l’envie de tout casser ait débouché sur l’irruption dans les centres-villes pour en piller les richesses capitalistes a marqué un saut qualificatif : parmi les 700 commerces attaqués sur le territoire, combien de leurs titulaires voteront encore Macron ?

C’est le genre de question, ainsi que celle de la mala figura internationale, après tant d’inquiétudes suscitées ces dernières années, à l’ONU et chez les gouvernements voisins, par les agissements de sa police, qui a dû inciter le chef de l’Etat à rester sur ce que le Monde, dans son extatique macronisme, appelle une « ligne de crête ». Il paraît, toujours d’après le même organe, que le Président veut « manifester de l’empathie » (rôle pour lequel ce commercial qui se prend pour un comédien est particulièrement peu taillé) et « renouer avec la jeunesse » (on ignorait que cette incarnation de la sénilité d’un monde eût jamais noué quoi que ce fût avec sa jeunesse) : sans doute espère-t-il refaire le coup des débats en bras de chemise pour persuader la classe moyenne qu’il maîtrise la situation. En tout cas, une chose est sûre : cette crise s’ajoutant à toutes les autres (retraites, Gilets Jaunes, Covid, retraites encore, Soulèvements de la Terre) où la Macronie aura laissé des plumes en termes d’intentions de votes et de relais dans divers groupes sociaux, un mort de plus risquait d’être un mort de trop, non seulement pour la gouvernance des banlieues, mais pour celle du pays tout entier. C’est pourquoi, cette fois, le gouvernement n’aura pas voulu laisser la bride sur le cou à sa police, au point de faire aboyer les dogues des syndicats de flics, dont le tract factieux peut être analysé comme un programme à appliquer quand Le Pen sera présidente.

En tous cas, on aura vérifié une fois encore ce que la dernière bataille sur les retraites venait de démontrer, à savoir qu’un mouvement social n’existe que par ses débordements. Seuls ceux qui débordent peuvent ébranler ceux qui gouvernent.

La Macronie et les partis qui aspirent à la remplacer sont au service d’un ordre social qui ne cesse de déplacer le curseur vers la mort des libertés et de l’intelligence, la mort des jeunes dans les rues des quartiers pauvres, et des vieux dans les Ehpad paupérisés, la mort de l’eau, de l’air, des insectes et des oiseaux. Entre la vie et la mort : cette expression n’a jamais été aussi juste pour décrire le choix politique auquel l’humanité va être toujours plus confrontée.

Merci à l’extrême jeunesse venue nous rappeler que seuls les débordements peuvent arracher nos êtres collectifs au coma artificiel de la politique institutionnelle.

Serge Quadruppani
Photo : Tulyppe

[1Depuis des décennies, combien de policiers ont été plongés dans un coma artificiel à la suite de heurts avec des manifestants ? A notre connaissance, aucun.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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