Entre deux terres, Rosmerta

A propos d’une réquisition citoyenne
Maria Kakogianni

paru dans lundimatin#389, le 27 juin 2023

« La pornographie du sauvetage » est le titre d’un article d’Aris Chatzistefanou pour le journal grec Efimerida ton Syntakton, datant du 24 juin [1]. Dans celui-ci, il n’oppose pas la couverture médiatique du récent naufrage du chalutier rempli des refugiés au large de Pylos, faisant plusieurs centaines des morts, et du submersible disparu près du Titanic avec cinq passagers suffisamment riches pour choisir une telle activité touristique. Chatzistefanou pointe les mécanismes par lesquels les médias décident quelles victimes gagneront des téléspectateurs (ou exciteront les réseaux sociaux). Ce qui en dit long sur les mécanismes des appareils médiatiques et dans la manière d’accrocher l’appareil psychique. Ainsi, la photo d’un enfant défavorisé « touche » les gens et sera exploité par cette pornographie du sauvetage.

Loin de la catharsis aristotélicienne dans la dramaturgie d’une tragédie, cette pornographie médiatique vise plutôt une espèce de « lavage d’émotions ». Il faut des gens touchés, sidérés, à la fois hypersensibles et anesthésiés, mais jamais mobilisés. C’est à dire séparer l’é-motion de tout mise en mouvement, émeute, trouble social et moral. Bien que les émotions ne sont pas apparues un beau jour, le terme émotion est un mot récent qui semble apparaître au courant du XVe siècle. À ses débuts, « émotion » a une signification politique et désigne un soulèvement ou une révolte populaire. Aujourd’hui, le lavage d’émotions conjugue la chaleur caniculaire, irrespirable, des passions tristes et la glaciation des possibles quant à l’action : Il n’y a pas d’Alternative.

Contrer la pornographie du sauvetage et de la catastrophe, c’est renouer nos émotions à nos actes, et pour cela il faut aussi des histoires. Moins pour les raconter que pour les vivre, créer avec elles et au sein d’elles des espaces où la vie est viable. Les expérimentations collectives sont faites de matière, des gestes qui font des corps, mais aussi des symboles, ce sont des narrations alternatives entre deux terres : le passé et le futur, le soi et le non-soi, la puissance et la faiblesse, le possible et l’impossible. Leur lieu opérationnel est ce qui fait histoire et ce qu’une histoire fait.

Rosmerta est un centre d’accueil autogéré pour jeunes et familles réfugiés, un « squat » qui tente aujourd’hui une nouvelle transformation : la constitution d’une SCI citoyenne pour être hébergé dans des nouveaux locaux. L’histoire de Rosmerta commence en 2018. Il fait froid dans les rues d’Avignon, les fêtes de Noël s’approchent et plusieurs personnes en situation de migration vont devoir rester dans la rue. Des militants et des militantes des réseaux existants ne trouvent plus des solutions. L’idée d’une réquisition citoyenne fait son chemin. On décide d’occuper un bâtiment au 7 rue Pasteur qui appartient au Diocèse. Rosmerta devient un lieu de vie mais aussi un lieu d’expérimentation et d’invention collective : une association loi 1901 est constituée avec une direction collégiale ; les bénévoles et les habitants s’organisent en mettant en place différentes structures. Certaines vont se pérenniser, d’autres vont disparaître pour faire apparaître d’autres besoins. On invente en essayant. Il y a ainsi différentes commissions (scolarité, juridique, vie quotidienne, santé…), la réunion régulière des habitants et des bénévoles, l’organisation de moments festifs d’ouverture mais aussi des actions sur la ville. Bientôt apparaît la nécessité d’imaginer une structure intermédiaire entre l’Assemblée Générale et la direction collégiale, elle sera appelé « instance consultative » et regroupera des membres de chaque commission, de la collégiale, et des représentant.e.s des habitants.

Rosmerta jusqu’à maintenant, c’est 215 mineurs non accompagnés qui ont été accueillis, accompagnés, scolarisés, 105 sont à nouveau pris en charge par le Conseil Départemental du Vaucluse - Aide Sociale à l’Enfance (ASE), 50 sont en cours de procédure, 56 ont été régularisés ou sous récépissé ; 16 familles avec enfants dont 12 ont été régularisées. Aujourd’hui 55 personnes vivent au 7 rue Pasteur d’Avignon. Plusieurs dizaines de militant.e.s participent chaque jour à la vie de Rosmerta.
Mais le risque d’expulsion est là.

En mars 2022 une décision de justice ordonne de quitter les lieux. Cependant, comme le souligne, Véronique Marcel, avocate du collectif, Rosmerta est « reconnue comme structure ‘’d’utilité publique’’ en faisant œuvre de solidarité sociale en palliant les carences de l’Etat ». Ces derniers mois, le Diocèse a accepté de donner un délais jusqu’au 30 septembre 2023 afin de quitter les lieux.

Si les grecs anciens ont inventé le mot « politique », il semblerait qu’ils y reconnaissaient trois types de temporalités. Le temps de la politique est un composé : c’est à la fois une science du moment, du kairos, une manière d’être sensible à la singularité d’un événement ; c’est aussi le temps linéaire et mécanique, le chronos, celui que mesure nos montres ; et enfin, l’aiôn, le temps de l’éternité, quelque chose qui reste gravé à jamais. Depuis le début, rien que par le choix de son nom, Rosmerta a voulu s’inscrire non seulement dans une temporalité d’urgence. Elle tient son nom d’une divinité celtique, la déesse de la fertilité et de l’abondance. Il fallait y penser pour une réquisition citoyenne ! Une invention collective accueillait ainsi le temps du mythe et de l’aiôn. En même temps, la temporalité de l’urgence - le chronos - est bien réelle : il s’agit de la mise à l’abri des personnes qui se trouvent dans une situation extrêmement précaire. Chaque jour, des nouveaux arrivants arrivent, et il n’y a jamais assez des places. Aujourd’hui, quelque chose qui relève du kairos semble appeler à une nouvelle orientation. Pour cela, il faut une intelligence collective. Et peut-être le passage d’une terre à une autre.

Jusqu’à maintenant, Rosmerta avait fait le choix de rester dans l’illégalité légitime. Après un long processus, la décision collective est de monter une SCI citoyenne, d’accepter des quitter le bâtiment actuel, et d’investir des nouveaux locaux. Le nouveau bâtiment a été trouvé. Il s’agit d’un bâtiment en extra-muros proche, vers l’avenue de la Trillade, d’environ 250m2, avec une partie habitable tout de suite, l’autre nécessitant des travaux. 

Qu’est ce qu’une SCI citoyenne ?
Des citoyens prennent des parts dans la SCI, ce qui permet d’acquérir un bâtiment. Ils gèrent ensuite le bien sur le long terme. La SCI devient propriétaire et l’association Rosmerta devient locataire de la SCI avec un loyer très modéré [2]. Il y a donc un découplage entre la propriété et l’utilisation du bien. La participation des mécènes est admise comme un choix stratégique et tactique. Mais c’est la part citoyenne et la participation de n’importe qui l’élément le plus important, vital, afin que cette expérience collective se poursuive en tant qu’expérience collective.

Dans un texte qui s’intitule « La poésie n’est pas un luxe », Audre Lorde soumet une hypothèse troublante : il n’y a pas d’idées neuves, dit-elle, Il y a seulement des nouvelles manières de les sentir. Par le mot « neuves », elle voulait peut-être dire qu’elles ne s’inscrivent pas dans le chronos. Même si elles arrivent pour la première fois, d’une certaine manière elles ont toujours été là. Et n’appartiennent à personne. Solidarité, dignité, égalité, liberté… Il se peut que l’espoir politique, celui qui ouvre des futurs, embrasse des passés lointains, et œuvre le présent, c’est un autre mot pour ces trois temps : kairos, chronos, aiôn. Aujourd’hui, Rosmerta est une histoire ouverte, faite des solidarités qui luttent et qui luttent en se rencontrant. Quant aux sauveurs, nous les laisserons à leur pornographie.

Maria Kakogianni

[2Pour toutes les informations et les possibilités de participation à la campagne de collecte de fonds https://rosmerta-avignon.fr/sci/

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