Entre deux mers

À propos du naufrage au large de Pylos
Maria Kakogianni

paru dans lundimatin#388, le 19 juin 2023

Circé est une puissante sorcière qu’Homère appelle aussi polypharmakos : celle qui maîtrise le pharmakon, à la fois remède et poison. Après avoir partagée son lit, la sorcière relève à Ulysse qu’avant de repartir pour Ithaque, il doit aller au royaume des morts et voir le devin Tirésias. Partir en mer, c’est partir pour ce monde entre-deux, entre la vie et la mort, et cela, non seulement parce que la mer a des dangers. Plus fondamentalement encore, ce que le mythe condense en une idée sensible, c’est que la mer n’étant pas un sol solide, n’appartient ni à ceci ni à cela, son monde est l’entre-deux mondes. Aristote qui préférait plus les taxinomies que les mythes dira qu’il y a trois espèces d’êtres humains : les morts, les vivants, et ceux qui vont sur la mer.

Mais alors ces derniers est-ce qu’on doit les secourir quand ils sont en danger ? Les repousser loin des eaux territoriales européennes ? Les « accueillir » dans des camps fermés ? Les laisser naviguer même si cela serait probablement synonyme de laisser mourir ?

Pylos apparaît dans l’Odyssée, lors du voyage de Télémaque venu en quête d’information sur son père disparu, Ulysse. Dans la nuit du 13 au 14 juin, un des pires naufrages des ces dernières années a eu lieu au large de Pylos. On compte 79 morts, 104 survivants, et plusieurs centaines des disparus (il y avait environ 750 personnes à bord). Les cales étaient remplies de femmes et d’enfants. Aucune femme n’a été retrouvée vivante et aucun enfant.

Si on porte la taxinomie d’Aristote à son paroxysme, ceux et celles qui vont sur la mer ne-comptent-pas parmi les morts et les vivants. Ce sont des vies qui ne comptent pas. Ce sont des morts qui ne comptent pas. Et d’une certaine manière, la mer est le tiers monde par excellence, ni celui des vivants ni celui morts.

Le chalutier avait été repéré mardi après-midi par un avion de Frontex, l’Agence européenne de surveillance des frontières. Selon le communiqué officiel des autorités portuaires grecques, les refugiés à bord « ont refusé toute aide ». Le capitaine du bateau avait abandonné son poste, le moteur était hors service, le bateau surchargé, et les passagers n’avaient pas de gilets de sauvetage. Mais pendant quinze heures, rien ne semble être fait pour venir réellement au secours de ces personnes. Selon les témoignages, les garde-côtes ont attaché le chalutier avec une corde, ce qui a peut-être contribué à le faire chavirer, et surtout contredit la version officielle qui parlait d’une surveillance à distance et d’une non intervention. Le 16 juin les autorités ont un peu modifié leur version mais sans donner vraiment des explications. Quant à Frontex, elle s’est dite « profondément émue » après l’annonce du drame. Nous savons et ceux et celles qui font le voyage le savent, très souvent « aide » signifie « push-back », non pas secourir mais tirer le bateau en dehors de la zone de secours. On repousse les embarcations de fortune vers les eaux territoriales turques, libyennes… en tout cas loin du sol européen.

La mer peut être ce qui sépare deux terres, telle une frontière naturelle. Mais nous pouvons patienter sur un autre type de frontière, une sorte de barrière aquatique entre deux mers. C’est une des significations possibles du mot arabe barzakh. Mohamed Amer Meziane évoque ce terme comme une traduction possible de cette expression qui est aussi le titre de son livre « au bord des mondes ».

Ici, entre deux mers, au bord des mondes, on n’est plus dans une problématique de comment faire cohabiter la pluralités des mondes, une problématique qui a toujours animé le « souci de soi » colonial : comment cohabiter avec ces « autres mondes » qui sont dans le notre. Ce qui implique qu’en fin de compte, et même au début du compte, le monde, c’est le notre. Partie et ensemble à la fois. On peut être racistes ordinaires en proie au danger de l’invasion barbare ou encore sauveteurs des « autres » et des leurs « mondes » qui emportent avec elleux lorsqu’ils viennent chez nous. Mais dans les deux cas, on se situe dans le monde qui compte et dont la globalisation implique de faire une place à l’autre. D’où une hospitalité très particulière : une hospitalité de la dette. Les autres nous sont redevables. C’est vrai que parfois des accidents arrivent, des tragédies, mais – mettons des guillemets comme si on mettait des barbelés – « on ne peut pas faire de la place pour tout le monde ».

Le monde est pourri. On le sent, ça sent mauvais. S’il y a quelque chose à faire, c’est amener toute cette pourriture au compost : faire pourrir et laisser vivre. Mais on préfère encore des postures pour sauver les autres, dans une inclusion qui les exclue. Etre solidaire est autre chose. Et c’est peut-être ce qui peut bâtir des hospitalités sans dette. Des hospitalités où le mot hôte peut avoir deux côtes. Designer à la fois celui ou celle qui est reçu et celui ou celle qui reçoit selon des frontières qui ne sont pas solides, mais mouvantes, troubles, aquatiques. Sorcières et polypharmakes.

Le rêve permet d’avoir accès non pas à un autre monde mais à l’entre-deux mondes. Il a lieu dans un lieu qui remet en doute les partages ontologiques : ce qui est et ce qui n’est pas, ce qui compte et ce qui ne compte pas.

C’est pourquoi nos luttes collectives sont toujours des luttes physiques et métaphysiques, sorcières, tremblantes. Et s’il y a une décolonisation du savoir, il y a une part de décolonisation du savoir sur la Grèce et de la Grèce. Car la fabrique de son occidentalisation, la fabrique de son image comme « berceau de la civilisation européenne » est une image tardive et rétrospective, largement fabriquée au moment où les grandes puissances coloniales du monde moderne cherchaient à s’acheter une origine : la démocratie, le théâtre, la philosophie…tout cela est chez nous. Depuis, tout le reste du monde est redevable, et d’ailleurs la Grèce moderne est un des plus mauvais payeurs.

Au large de Pylos les eaux sont très profondes. La plaque tectonique européenne passe sous la plaque africaine. On peut être profondément émus, et jamais mobilisés. Ou rêver activement un tremblement de terre de celles et ceux qui refusent l’inacceptable et organisent leur colère…

Maria Kakogianni

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