Eloge de la honte

Une réflexion morale autour de la porte de Clignancourt
Giuditta Nera

paru dans lundimatin#399, le 16 octobre 2023

L’humanité se divise en deux catégories. Les gens qui comptent pour quelque chose, et les gens qui comptent pour rien [1].
Simone Weil, « Journal d’usine » in La Condition ouvrière

Vendredi soir, 23 heures. Au départ de la ligne 2, station Nation. Direction : le nord de Paris, plus précisément Saint-Ouen-sur-Seine, avec un changement prévu à Barbès. La rame de métro se remplit peu à peu.

Erre une silhouette chancelante, qui demande un brin de monnaie à chaque groupe de passagèr·es. Un homme noir, dont je m’aperçois, juste après qu’il m’a passée et que je ne lui ai rien donné, qu’il a le côté droit du cou complètement à vif. Comme si sa peau s’était détachée après une brûlure. Tache rose-rouge, humide, dévorée, dévorante. Du bout des doigts, il gratte le bord de sa blessure ; il est ailleurs. Je ne vois personne lui donner d’argent. Certain·es passagèr·es échangent des regards, qui sont habités plutôt par l’embarras, voire le dégoût, que par la sollicitude. Je mets plusieurs minutes à penser qu’il faudrait lui proposer d’appeler des secours qui pourraient le soigner. Il passe à nouveau, je n’ose pas, rebutée par cette plaie que je peine à regarder, inquiète à cause de son attitude étrange.

La honte.

Si ç’avait été un homme blanc, et apparemment lucide, les réactions auraient été différentes. Il aurait peut-être demandé de l’aide. Il était noir, semblait drogué ; il était doublement exclu du cercle de nos préoccupations morales et le savait.

Porte de Clignancourt et alentour

Je viens d’emménager en Île-de-France et je ne cesse de me heurter à cela : croiser des êtres à qui sont déniés l’humanité et le statut de personne dont il est évident de se soucier.

Avant que je m’installe à Saint-Ouen, ville du 93 limitrophe de Paris, quand je précise où j’ai l’intention d’habiter, on me répond parfois, sous forme d’avertissement : ce coin-là, c’est un quartier qui « craint », un quartier « un peu chaud », voire « un peu ghetto ». Première remarque : en même temps, personne ne dit clairement ce que j’ai pu constater en traversant de nuit la porte de Clignancourt, qui fait la jonction entre Paris et Saint-Ouen. Il y a des petits groupes de gars qui zonent, mais surtout des gens qui travaillent, même si c’est hors du circuit du salariat. Une femme noire assise sur un tabouret en plastique, qui vend des jus maison dans des bouteilles d’eau Cristalline, jusqu’au milieu de la nuit. Plus loin, des types qui vendent à la sauvette des airpods ou des paquets de cigarettes. Place Django Reinhardt, des putes qui attendent le client. S’abstenir de nommer les choses, ça me semble un peu louche ; une pudibonderie de gauche, comme si c’était dire du mal que dire ces gens tels que nous les percevons. Je soupçonne que si on n’ose pas dire, c’est qu’on connote les mots de pensées inavouables (par exemple racistes, putophobes, méprisantes envers les toxicomanes). Seconde remarque : en décrivant ces quartiers comme « chauds » ou « craignos », on envisage cell·eux qui les occupent comme une faune étrangère et menaçante, qu’il faut se garder d’approcher ; en fait ce sont les habitant·es du quartier. Si on compte y habiter aussi, ça fait de nous des voisin·es.

Porte de Clignancourt et alentour, on croise aussi des personnes qui ont l’air désorienté. Elles restent assises, immobiles, seules ou en groupe, parfois les yeux plongés dans le vide. Elles marchent droit devant elles avec une résolution qui semble faire abstraction du reste du monde, ou au contraire comme au hasard, d’un pas incertain. Le peu de vêtements abîmés qu’elles ont sur le dos, ou le fait qu’elles semblent porter avec elles toute leur garde-robe, vêtues en pleine canicule de pulls et d’une doudoune, révèlent leur dénuement. Parfois, elles approchent les passant·es, demandent un peu d’aide, un peu d’argent. Nombreux·ses sont cell·eux qui passent sans vouloir les voir, sans être prêt·es à leur répondre si elles leur adressent la parole. On les évite, on les ignore. Ce texte cherche à fissurer l’écran d’indifférence qui nous sépare d’ell·eux.

Je me demande ce qui fait qu’on ne perçoit plus les gens comme des gens. Ce qui fait, par exemple, qu’assises à une terrasse de café, alors qu’un vieux Noir en haillons, bracelets d’hospitalisation au poignet, nous demande quelques pièces, répétant « je suis pas aidé vous savez, l’hôpital, la rue, je suis vraiment pas aidé », nous détournons le regard.

Relevé des rencontres hontogènes. Sur la 13, en fin d’après-midi, direction Paris, un type monte dans la rame, s’assied au sol, ôte ses chaussures, s’allonge comme pour piquer un somme. Sur le tram 3b, de la Villette à porte de Clignancourt, un samedi soir vers minuit, un homme avance péniblement dans la rame en tenant son pantalon trop grand à bout de bras, cachant mal sa nudité. À Saint-Ouen, dans la rue, une femme m’explique qu’elle dort dans les caves d’un bâtiment en construction avec son fils de 14 ans. Elle dit « je ne demande pas d’argent, je voudrais juste me laver ». Elle me propose de me montrer où elle dort, je décline. À un moment de notre échange, elle soulève la lèvre supérieure de sa bouche édentée et me confie « j’ai encore une dent qui est tombée hier ». Je l’ai recroisée deux semaines plus tard ; elle avait des croûtes sur le visage, les larmes aux yeux en parlant d’un homme qui l’a défigurée et conduite à fuir sa maison. Et toutes les autres figures vagues, aperçues de près ou de loin : une énorme couverture posée sur les épaules, des jambes filiformes et des pieds nus ; aux stations de tram, dans le nord, des hommes et des femmes assis, l’air épuisé, vêtement trop grands petits courts longs, chaussures défoncées. L’angoisse de passer devant un cadavre et de l’ignorer. Apercevoir un corps recroquevillé par terre, sur une bouche d’aération, et guetter l’orteil qui s’agite, une moue du visage se tordant dans le sommeil ; être soulagée : « c’est bon, il bouge ». Poursuivre son chemin.

Je pense à ell·eux et j’ai honte.

Comment pouvons-nous faire preuve d’une telle indifférence à la misère que nous ne cessons de côtoyer ? C’est qu’ « il y en a trop », qu’on est « tout le temps sollicité·e », que soi-même « on ne roule pas sur l’or ». On est saoûlé·e, mais surtout, on est blasé·e.

Le blasement de la morale

Conditions citadines de la défaillance morale. Il y a plus d’un siècle, le sociologue berlinois Georg Simmel donne une conférence intitulée Les grandes villes et la vie de l’esprit, où il expose les effets de la vie citadine sur la sensibilité et le psychisme. Il avance que les conditions de la vie dans les grandes villes entraînent un « caractère blasé », un « blasement » chez ses habitant·es, une forme d’indifférence des individus à ce qui ne les concerne pas directement.

En s’appuyant sur Simmel, on peut considérer que notre indifférence morale a deux causes principales. La première tient à la multiplicité des sollicitations sensorielles auxquelles nous sommes exposé·es au quotidien. Dans cet état permanent de tension, en même temps que blasé·es, nous sommes irritables, nerveux·ses, stressé·es. L’expérience de la ville est une expérience de la saturation : il y a trop à sentir, trop à penser, trop à prévoir, trop à faire. Pour supporter ce déferlement, nous nous concentrons sur la menée de nos actions et projets et faisons abstraction du reste. La seconde tient à l’emploi du temps chargé et strict auquel nos vies sont soumises, où doivent se combiner diverses tâches, de longs trajets censés être faits en peu de temps, de sorte qu’une panne de métro ou de RER – même lorsqu’elle est causée par un « accident grave de voyageur », entendez : quelqu’un·e est tombé·e/s’est jeté·e sur les rails et a été percuté·e par un train –, peuvent ruiner une journée, et, à la longue, mettre à mal toute une existence [2]. Pour supporter les saturations sensorielles et psychiques, elles-mêmes enserrées dans une saturation du temps vécu, notre capacité de réaction aux multiples stimulations environnantes se réduit. Ce repli est manifeste dans notre complaisance à nous réfugier dans un téléphone/un podcast/un bouquin, tandis que nous prenons les transports en commun. Tout sauf être ici. Dans nos rapports aux autres aussi, nous limitons les échanges au maximum, et bien sûr nous nous dérobons soigneusement à tout contact physique quand, dans le métro à l’heure de pointe, nous sommes pressé·e les un·es contre les autres. Autre fait significatif, selon Simmel : nous pouvons passer des années sans adresser la parole à notre voisin de palier.

Simmel conçoit le blasement comme une protection qui rend supportable la vie dans la grande ville, c’est-à-dire l’absorption des citadin·es dans un nombre limité et prédéterminé de tâches. La question est : à quel prix cette vie nous est-elle supportable ? Plus précisément, qu’est-ce que cela fait de nous, que la tolérabilité de notre vie dépende de notre indifférence à l’existence des autres ? Qu’est-ce que cela fait de nous, d’aménager les conditions de notre confort dans l’ignorance, délibérée ou irréfléchie, de l’inconfort radical des autres ? Pour utile qu’elle soit à notre survie psychique, notre indifférence a des retombées morales. Elle réduit les gens qui s’adressent à nous sans que nous l’ayons prévu aux éléments d’un décor, qui restent toujours à l’arrière-plan même lorsqu’ils nous prennent à parti directement. Tout au plus parviennent-ils à attirer notre attention lorsqu’ils nous gênent, par la véhémence de leurs paroles ou par le délabrement de leur corps, qui s’impose à notre vision. Dans ce contexte, la seule chose qui puisse nous sortir de notre engourdissement, c’est d’être dérangé·e. Deux réactions, donc, face aux personnes qui font la manche : l’indifférence qui nous fait faire semblant de ne pas voir, de ne pas entendre, et qui implique que nous ne les voyons effectivement pas comme on voit et entend d’autres êtres humains ; l’irritation : quand leur présence nous apparaît, elle est toujours importune.

Car nous ne voulons pas être dérangé·es. Nous sommes des blasé·es mora·les·ux. La vue de la souffrance des autres ne conduit pas à éveiller une empathie suffisante pour que nous offrions une aide, même infime. Encore et toujours, nous détournons le regard. À peine sont-ils partis, que nous les avons déjà oubliés.

Déni d’humanité

Peau noire plutôt que blanche, diction hasardeuse plutôt qu’articulée, langue étrangère ou avec accent plutôt que française et sans accent, regard embrumé plutôt que lucide, saleté et puanteur plutôt que propreté... Dans la rue et les transports, notre indifférence est habitée par un déni d’humanité qui touche en particulier les personnes racisé·es, clochardisé·es, celles qui semblent folles ou sous substances.

Déni d’humanité ; c’est agir de telle sorte que l’autre est exclu du champ de mon empathie et de ma sollicitude. D’un point de vue moral, le traitement différencié des personnes se réduit à cela : ils ne font pas partie de notre humanité. Car de leur propre point de vue, « les oppresseurs sont les seuls êtres humains » ; les autres sont « des choses » [3], au mieux des animaux. Voir l’humanité de l’autre, c’est savoir et pressentir qu’il y a toute une vie, portée par ce visage et ce corps, vie passée et à venir. Un quotidien fait d’astuces, d’aménagements, de calculs, de résolutions brèves ou tenues, mises à mal par les circonstances, d’abandons, de sentiments d’accablement, de peur, de colère, de chagrin ; d’humiliations petites et grandes. Des sources de réconfort aussi. Des souvenirs enfin, parmi lesquels sans doute des souvenirs de douceur et de tendresse. Voir l’humanité de l’autre, c’est pouvoir se dire : c’est lui, mais ç’aurait pu être moi, c’est lui, mais ça pourrait être mon père, mon frère, un ami. Cet homme est le père, le frère, l’ami de quelqu’un.

Quand on veut avoir bonne conscience malgré tout, on se défend. On affirme qu’on ne devrait pas avoir à prendre en charge, à titre individuel, la détresse de cell·eux que l’on côtoit parce que cette prise en charge doit relever de politiques publiques. L’argument convainc en partie, notamment parce qu’il serait naïf – voire dangereux – de croire qu’il suffit d’une bonne intention pour mener une action juste et utile. Mettre en place les moyens de soutenir les gens sur le long terme requiert le plus souvent de l’expérience, du temps, de l’argent, et d’être plusieurs. Mais brandir cet argument est aussi bien commode, offre finalement une autorisation de s’en foutre des êtres dont les vies sont si fracassées que ça se devine rien qu’aux traits de leur visage, aux intonations de leur voix, à leur démarche. Si fracassées qu’à nous, ça nous fait mal rien que de les regarder.

Face à cette tentative pour intellectualiser et justifier la lâcheté, j’ai une réaction un peu ringarde : je ne vois pas d’autre manière de formuler mon désarroi que d’en appeler à un devoir d’humanité. Le lexique du devoir moral n’a pas bonne presse dans nos bords politiques. En appeler à la morale serait s’inscrire dans une bien-pensance un peu catho et prendre le risque de charrier des valeurs réactionnaires. Dans une inspiration naïvement nietzschéenne, ça peut aussi sembler être un truc de faible, un renoncement à la force de la vie dans ce qu’elle peut aussi avoir de brutal. D’autre part, d’un point de vue théorique, la référence à une humanité commune dans le domaine de la morale peut sembler obsolète, notamment à cause des approches de défense du vivant qui visent à mettre à bas la hiérarchie entre humain et non-humain. Mais par déni d’humanité, j’entends que nous nions non pas que l’autre soit vivant ou qu’il mérite de vivre ; nous nions qu’il soit notre semblable, qu’il mérite non seulement de vivre, mais d’appartenir au cercle de notre existence commune, notamment celui de la parole partagée, qui est bien propre à notre espèce. Ne pas répondre à quelqu’un·e qui s’adresse à nous et fait part de sa détresse ; ce silence constitue un déni d’humanité. Pour beaucoup de gens, c’est aussi une attitude quotidienne.

Je reprends un exemple : refuser une pièce à quelqu’un·e qui nous dit « j’ai faim » alors qu’on est soi-même attablé·e avec des ami·es à la terrasse d’un bistrot. N’y a-t-il pas de quoi avoir honte ?

Je pense à Simone Weil, dont la détermination politique confinait à l’imprudence – figure d’intransigeance morale et d’héroïsme maladroit. Comment aurait-elle vécu dans le quartier de la porte de Clignancourt, en 2023 ? Dans L’Enracinement, son grand livre posthume, rédigé au cours des derniers mois qui ont précédé sa mort, elle écrit justement :

Si on pose la question en termes généraux à n’importe qui, personne ne pense qu’un homme soit innocent si, ayant de la nourriture en abondance et trouvant sur le pas de sa porte quelqu’un aux trois quarts mort de faim, il passe sans rien lui donner.

C’est donc une obligation éternelle envers l’être humain que de ne pas le laisser souffrir de la faim quand on a l’occasion de le secourir. Cette obligation étant la plus évidente, elle doit servir de modèle pour dresser la liste des devoirs éternels envers tout être humain.

Avant cela, elle avait écrit :

L’objet de l’obligation, dans le domaine des choses humaines, est toujours l’être humain comme tel. Il y a obligation envers tout être humain, du seul fait qu’il est un être humain, sans qu’aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n’en reconnaîtrait aucune [4].

Devoir inconditionnel envers ce qu’il y a en l’autre d’humain. Weil, alors convertie au catholicisme, affirme que cette obligation envers l’humanité de l’autre ne peut être justifiée. Il ne sert à rien de chercher à déterminer sur quoi elle reposerait, et donc à quoi nous devrions nous référer pour évaluer notre devoir. Elle écrit que « si [l’obligation] est fondée sur quelque chose, ce quelque chose n’appartient pas à notre monde », par quoi elle sous-entend que si justification du devoir il y a, elle réside dans le domaine supra-naturel, celui de Dieu. Ce qui me fait sentir que Weil a raison, à moi qui ne crois pas en Dieu, qui mépriserais Dieu si j’y croyais de laisser faire ou d’orchestrer tant d’injustices, c’est la honte que j’éprouve, à ma bassesse, à ma lâcheté, pour toutes les fois où on me demande et où, des pièces dans la poche, je ne donne rien – par avarice, par crainte, par lassitude d’avoir déjà donné ce jour-là. En deçà de toutes les justifications d’ordre politique, en deçà du bons sens qui me fait aussi sentir la limite de ma capacité d’action individuelle, la honte me rappelle un devoir à l’exigence duquel je ne veux pas renoncer. La honte, brûlure de la moralité.

Weil évoque la honte lorsqu’elle relate sa prise de conscience anti-coloniale, au moment de l’Exposition coloniale qui se tient à Paris en 1931. Elle écrit :

Je n’oublierai jamais le moment où, pour la première fois, j’ai senti et compris la tragédie de la colonisation. […] Depuis ce jour, j’ai honte de mon pays. Depuis ce jour, je ne peux pas rencontrer un Indochinois, un Algérien, un Marocain, sans avoir envie de lui demander pardon. Pardon pour toutes les douleurs, toutes les humiliations qu’on lui a fait souffrir, qu’on a fait souffrir à leur peuple. Car leur oppresseur, c’est l’État français, il le fait au nom de tous les Français, donc aussi, pour une petite part, en mon nom. C’est pourquoi, en présence de ceux que l’État français opprime, je ne peux pas ne pas rougir, je ne peux pas ne pas sentir que j’ai des fautes à racheter [5].

Sa honte tient à l’ignorance qui l’avait fait consentir à une pensée raciste et à des pratiques coloniales. Elle tient aussi aux actions commises par l’État français au nom du peuple français. Éprouver de la honte pour une entité qui agit en notre nom mais sans notre accord ; l’idée peut sembler absurde, en particulier pour cell·eux qui se situent dans une position critique à l’égard des politiques d’État [6]. Mais ce que Weil décrit ici, ce n’est pas une loyauté vis-à-vis de l’État français, qui serait bafouée au moment de la prise de conscience de ce qu’il commet de mauvais. C’est plutôt la conscience du fait qu’aussi critique soit-on, croire pouvoir être indépendant de ce qui nous privilégie est au mieux de la naïveté et de l’inconséquence politique, au pire une mauvaise foi crasse. On a à répondre de ce dont on bénéficie même si on n’a pas voulu ou orchestré ces bénéfices, c’est-à-dire nos privilèges.

Qu’il y ait des « fautes à racheter » est aussi douteux, si l’on s’en tient à la connotation religieuse de l’expression. C’est surtout une manière d’insister sur le fait qu’une fois qu’on a connaissance de ce qu’il y a d’injuste et dont on a bénéficié, il reste à agir. Il y a une obligation morale, dès lors qu’on dispose de certains privilèges, à agir contre eux. Les limites de notre pouvoir politique ne nous dispensent pas de responsabilité dans nos rapports interpersonnels. « Responsabilité », de quoi s’agit-il ? Responsabilité à quel titre, et devant qui ? Ce n’est pas facile à établir. Nous n’avons pas à répondre devant Dieu, devant un prêtre, devant un quelconque gourou. Mais nous pouvons nous sentir responsable devant nous-même et l’image que nous nous faisons de notre propre moralité, devant cell·eux que nous estimons, ou encore devant quelque chose comme l’humanité tout entière, dont nous nous sentons honteusement faire partie. La honte est alors un « marqueur douloureux d’attachement [7] ». Dès lors qu’elle point, face à nous-même ou sous le regard, effectif ou fantasmé, des autres, nous sentons bien que nous sommes, au moins en partie, responsables de ce que nous faisons, et aussi de ce que nous ne faisons pas. En l’occurrence, nous sentons bien que nous nous complaisons dans une indifférence inique.

J’ai honte devant les personnes qui demandent de l’aide, que je la fournisse ou non, quand bien même et surtout quand iels restent obligeant·es et reconnaissant·es, du simple fait que j’ai condescendu à leur adresser la parole. J’ai honte de mes pair·es, de la tranquillité avec laquelle iels se complaisent les un·es et les autres dans un confort qui ne leur est pas dû. Je suis en colère aussi. La honte et la colère me rappellent qu’étant donné le monde tel qu’il est, il ne serait pas juste de s’y sentir confortable. À ce titre, la honte ne relève pas de la sensiblerie ou d’une tendance à l’auto-flagellation ; je crois qu’elle est au contraire propice au déploiement d’une grande force morale – sur ce point, Nietzsche aurait pu acquiescer [8].

Avoir honte ne revient pas à se sentir coupable, ni d’une situation de privilège, ni de l’indifférence qui l’accompagne. Cela revient plutôt à ne plus être innocent·e, c’est-à-dire à se montrer lucide. C’est aussi sentir qu’au sein de ce maillage serré de déterminations qui nous fait être là et agir de telle manière, nous avons une marge de manœuvre. D’un point de vue moral, l’interprétation de l’analyse de la vie dans les grandes villes par Simmel suggère que l’indifférence et le blasement à l’égard de la détresse tangible d’autres êtres humains relèvent d’une tendance spontanée qui ne peut pas être réprimée continuellement. Celle-ci rend supportable la menée de notre existence dans un contexte qui nous confronte sans cesse au spectacle de l’injustice ; l’indifférence menace toujours de nous rattraper. Or même au sein du conditionnement de l’indifférence, la honte nous rappelle que nous avons la responsabilité d’agir de telle sorte que soit reconnue l’humanité de chacun·e. Nous ne sommes donc pas coupables d’être ce que nous sommes, d’être conduit·es à l’indifférence, mais nous pouvons en avoir honte. Je peux avoir honte des privilèges que m’apporte ce qui ne dépend pas entièrement de moi, qui sont rattachés à la couleur de ma peau, à mon origine sociale, à mon confort économique. Et je peux chérir cette honte.

Il y a beaucoup à faire, au sein des luttes collectives placées sous le signe de la solidarité entre semblables et égal·es·ux. Mais il reste aussi, au jour le jour et au gré des rencontres, à reconnaître l’humanité de cell·eux que nous croisons. Cette reconnaissance ne vise pas à nous donner bonne conscience, mais au contraire, à attiser la honte. À nous inscrire dans un inconfort radical, que rappelait Louise Michel lors d’une quête pour les enfants et les épouses de camarades emprisonnés. Elle déclarait alors : « Ce que nous vous demandons, ce n’est pas un acte de charité, c’est un acte de solidarité, parce que ceux qui font la charité, quand ils l’ont faite, ils sont fiers et ils sont contents, mais nous, nous ne sommes jamais satisfaits [9] ».

Ne jamais être satisfait·es. Ne pas cesser d’avoir honte.

Giuditta Nera

[1Simone Weil, « Journal d’usine » in La Condition ouvrière, La République des lettres, 2019, p. 133.

[2En illustration de la course effrénée contre la montre en période de grève des transports, voir le film d’Eric Gravel, à plein temps, Paris, Novoprod, 2022.

[3Paulo Freire, La Pédagogie des opprimés, traduit par Élodie Dupau et Melenn Kerhoas, Marseille, Agnore, 2023, p. 34. Écrit en 1974, imprégné à la fois de lutte des classes et des luttes indigènes.

[4Simone Weil, L’Enracinement, Paris, Flammarion, 2014, p. 78-80.

[5Simone Weil, « Qui est responsable des menées anti-françaises ? », in Contre le colonialisme, Paris, Rivages, 2018, p. 35.

[6Comme c’est le cas de Weil qui écrit, à propos de la Troisième République : « Notre démocratie parlementaire était vaine, puisqu’en choisissant une partie de nos chefs nous les méprisions, que nous en voulions à ceux que nous n’avions pas choisis, et que nous obéissions à tous à contrecœur ». Simone Weil, « Luttons-nous pour la justice », in Force, consentement et justice, Paris, Rivages, 2023, p. 42.

[7Frédéric Gros, La honte est un sentiment révolutionnaire, Paris, Albin Michel, 2021, p. 183.

[8Nietzsche vilipende la honte provoquée par le décalage entre soi et les prescriptions sociales. S’en débarrasser est la condition de la liberté et de la joie pleinement embrassée. Mais la honte morale que je décris n’a pas grand-chose à voir avec celle-là : elle est au contraire partie prenante d’une affirmation de l’intolérable. De la même manière que Nietzsche pouvait voir en Pascal un grand esprit dont la force morale – notamment face à l’expérience du vide dans les Pensées – était exemplaire, il aurait pu voir dans la honte telle que définie ici un indice de force.

[9Louise Michel citée in Walter Benjamin, Paris, Capitale du xixe siècle, traduit par Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, « Mouvement social », [a 21, 5].

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