Eloge de la colère

Variations sur une lecture d’Audre Lorde
Sébastien Charbonnier

paru dans lundimatin#395, le 19 septembre 2023

La puissance de la colère est de nous permettre de créer autrement les relations à venir. Mais nous avons souvent été traumatisé·es par la manière dont elle s’exprime sous le régime des rapports de pouvoirs : un jugement de haine, l’expression « d’une aversion et d’une volonté de nuire » [1] (Figure archétypique : le courroux patriarcal). Avec Audre Lorde, nommons « haine » cette pulsion destructrice pour ne pas se méprendre sur les puissances de la colère.

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Traversé·es par une colère.

Faute d’arriver à la déployer en puissance créatrice, de refus ou de contre-attaque, nous devenons happé·es par la fixation à « sa » cause : une haine naît en nous par ce réflexe mortifère de « bloquer » une intensité.

Un tel blocage accapare souvent une grande partie de notre puissance d’agir, et c’est épuisant.

La haine est la croyance dans l’unicité d’une cause substantielle à notre tristesse : cette substantialisation de la causalité peut concerner une personne – « ille m’a fait du mal » ; ou bien une catégorie – « les étrangèr·es volent nos emplois » ; ou bien soi-même – « je suis nul.le, je ne vaux rien ».

Les grands textes d’Audre Lorde collectés dans Sister Outsider font système, de ce point de vue : il y a un lien puissant entre la poésie, l’érotisme et la colère. Il s’agit chaque fois de suivre les énergies nées des intensités affectives de la colère pour créer sa propre voix : cesser de croire qu’il faudrait éprouver autre chose que ce que l’on ressent de tout notre corps, cesser de complaire aux nuisibles pour préserver leur « fragilité » [2], cesser de répéter ce qu’on attend de nous.

Si on ne se fait pas avoir par le faire honte des moralisateurices, la colère, la poésie et l’érotisme œuvrent à la connaissance de soi. L’obscénité suprême est d’humilier ces puissances, comme si nous ne devions pas éprouver les intensités qui nous traversent.

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La colère devient puissance politique par l’idiosyncrasie : explorer nos désirs (érotisme) et construire de nouvelles voix (poésie) pour effectuer des rages inédites.

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La colère, chez les nuisibles, prend la forme de l’indignation : une représentation empreinte de certitude morale. L’indignation est une impuissance, elle s’exprime en mots qui condamnent. Si vous occupez la bonne place, cette indignation produira des effets : vous réussirez à faire taire les voix des existences qui vous indignent.

La colère peut aussi être une puissance, je parlerais alors plutôt de rage. C’est un tout autre devenir : une énergie s’empare de vous pour comprendre les problèmes qui vous saisissent, elle vous met en mouvement pour œuvrer dans le monde et résoudre les problèmes intolérables rencontrés. La colère comme puissance cherche toujours à recomposer les relations, elle ne peut donc pas se retourner contre soi-même.

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Les colères intériorisées, les haines de soi sont l’expression d’une indignation vécue par celleux qui n’ont pas les autorisations d’être en colère : cette position contradictoire entre la modalité d’expression (colère-pouvoir) et la réalité d’une situation sociale (n’occuper aucune place de pouvoirs) est la source de bien des souffrances sociales : l’affect de colère devient alors simple affection, et vous mine progressivement dans des représentations désespérantes – sans désir.

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La colère peut être joyeuse lorsqu’elle n’est pas tue, lorsqu’elle n’est pas retournée contre soi – en ruminations sur le mal. Croire que l’autre a fait le mal, qu’un groupe social est le mal, que je suis « mal fait·e » : autant de variations sur ces ruminations qui nous tuent à petit feu.

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La colère est une intensité, dont les modalités énergétiques de déploiement, potentiellement imprévisibles, terrorisent les possédant·es. C’est l’une des raisons de sa sempiternelle condamnation morale en occident : récurrence trop louche pour ne pas y voir un problème politique fondamental. [3]

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On reproche à la radicalité d’être une posture. Je ne pense pas. Des postures, il y en a, dans la pensée contestataire, certes, mais ce n’est pas de la radicalité : la posture du critique de gauche peut n’être que du ressentiment, une manière impuissantée de râler. C’est alors du pouvoir, encore : apeurer intellectuellement ou culpabiliser pratiquement, pour faire faire aux autres ce qu’on n’arrive pas à inventer – seul.e ou à plusieurs.

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La colère n’est pas la plainte. Celle-là est un affect, donc un mouvement à venir, alors que celle-ci est d’abord un discours : la plainte « s’adresse à », elle veut faire faire. Adresse aux autres, ou bien à soi-même. Dans ce deuxième cas, elle ne produit souvent rien si les énergies nous ont quitté·es. D’où le peu d’effets de la plainte : c’est un mot d’ordres qui n’y croit plus, adressé à un·e commanditaire qui ne peut plus – bien souvent soi-même.

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La haine de soi s’installe à force de ne pas laisser couler la colère en nous, faute d’accepter cette intensité pour elle-même. Choisissons : haine de soi et obéissance d’un côté, joie militante et rage politique de l’autre.

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On pourrait exprimer le malheur d’une colère redirigée contre soi-même, plutôt que contre sa source politisée réelle, ainsi : si tu n’as pas d’ennemi, tu deviens un ennemi pour toi-même.

On pourrait exprimer le refus de la tentation du contre-pouvoir, soit le refus d’exercer du pouvoir afin de combattre un pouvoir, ainsi : prive ton ennemi d’ennemi, car il n’y a pas de malheur plus grand que d’être sans ennemi, il s’infligera alors à lui-même sa défaite. [4]

Contrairement aux apparences, c’est rigoureusement deux fois la même idée, au destinataire prêt : briser les pouvoirs – en soi, en les autres.

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Sérénité joyeuse de la colère : nous avons des ennemis, c’est pour cette raison que nous ne désirons pas en être. Non par pudeur ou soumission vis-à-vis de nos ennemis, mais par intelligence tactique.

Sébastien Charbonnier

[1Audre Lorde, « Les yeux dans les yeux : femmes Noires, haine et colère », dans Sister Outsider, Editions Mamamélis, 2018 (1984).

[2Au sens où DiAngelo parle d’une « fragilité blanche », non pour les plaindre ou les justifier, mais pour diagnostiquer l’organisation des impuissances qui leur tient lieu d’identité. Voir Robin DiAngelo, Fragilité blanche. Ce racisme que les blancs ne voient pas, Les Arènes, 2020.

[3Voir Sophie Galabru, Le Visage de nos colères, Flammarion, 2021.

[4Lao Tseu, Le Livre de l’immanence de la voie (Tao te king), §69.

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