Du trouble et de l’attention

À propos de Perfect Days, de Wim Wenders, et N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude

paru dans lundimatin#420, le 19 mars 2024

Un homme s’éveille, se brosse les dents, se rase, s’habille, arrose de jeunes pousses, dévale des escaliers, ramasse ses clés puis sort de chez lui, levant des yeux reconnaissants vers le ciel en humant l’air du petit matin. Il s’achète une cannette dans un distributeur, puis monte dans sa voiture.

Un homme s’éveille, se brosse les dents, se rase, s’habille, arrose de jeunes pousses, dévale des escaliers, ramasse ses clés puis sort de chez lui, levant des yeux reconnaissants vers le ciel en humant l’air du petit matin. Il s’achète une cannette dans un distributeur, puis monte dans sa voiture.

Une femme s’éveille, jure, soupire, jure encore, soupire de nouveau, marche nue jusqu’aux toilettes, on l’entend pisser puis, j’ai oublié, mais la voici ensuite vêtue d’une robe à paillettes, sa blondeur éclatante malgré le noir et blanc, au volant de sa voiture, dans le bruit de la circulation.

Ce sont deux journées qui commencent, à Tokyo et à Bucarest, au xxie siècle. Deux journées de travail.

Ces deux scènes ouvrent respectivement Perfect Days, de Wim Wenders, et Don’t Expect Too Much from the End of the World, de Radu Jude. Si je les évoque coup sur coup, c’est que j’ai vu ces deux films à quelques heures d’intervalle, au Festival du Nouveau Cinéma, lors d’une journée où, entre le moment où je suis entré à la première séance à 11 heures du matin et celui où je suis sorti de la seconde vers 21 heures, il n’a pas cessé de pleuvoir sur Montréal. Mais surtout, ces deux longs métrages pourtant très différents recèlent des thèmes communs – le travail, le langage – et se sont ensuite mis à danser une furieuse valse dialectique dans ma tête, leurs échos se prolongeant jusqu’à ce que je décide de m’en saisir.

Hirayama (Kōji Yakusho) travaille pour The Tokyo Toilet, une entreprise qui dépêche des agents d’entretien pour nettoyer les toilettes publiques de la mégalopole japonaise, laquelle semble 1) en compter beaucoup ; et 2) les intégrer au décor comme autant d’installations artistiques. Le boulot d’Hirayama, constate-t-on rapidement, s’avère pour le moins ingrat et répétitif. Notre homme accomplit pourtant sa tâche avec soin et abnégation. Lorsqu’une personne prise d’une envie urgente entre en catastrophe dans les chiottes qu’il est occupé à récurer, il s’en extrait humblement et patiente à l’extérieur le temps qu’elle fasse ses besoins [1]. À midi, il s’assied sur un banc dans un parc, mange à petites bouchées, regarde les feuilles frémir sous la brise et adresse à une salary woman sur le banc voisin un hochement de tête qu’elle ne sait interpréter. Précisons qu’Hirayama est peu loquace, ce qui, chez lui, est moins le signe d’une incapacité (bien qu’on nous laisse deviner l’existence d’un passé) que d’une certaine qualité de présence au monde (« Next time is next time. Now is now » comptera parmi les rares paroles qu’il prononcera). Son travail abrutissant, il le sublime par une attention pour « l’éternel et l’éphémère » [2]. Alors que d’autres personnages de Wenders empruntent des lignes de fuite sans égard pour le trouble qu’ils sèment dans leur sillage (dans Paris, Texas, dans Jusqu’au bout du monde…), il suffit à Hirayama d’une certaine disponibilité pour entrevoir « ces myriades de microséismes durant lesquels le monde se dévoile le plus absolument monde, là où les pommiers pomment, là où les poissons poissonnent, là où les frissons frissonnent » [3].

Angela (Ilinca Manolache) sillonne Bucarest et sa périphérie pour le compte d’une entreprise d’Europe de l’Ouest. Elle fait passer des castings à des victimes d’accident du travail en vue du tournage d’une « vidéo de prévention ». Au fil de la journée, elle doit constamment parler, se défendre et négocier pour ne pas se faire dévorer. Entre deux trajets, elle réalise des vidéos Tik-Tok dans lesquelles, sous les traits vacillants d’un clone d’Andrew Tate, elle crache de purgatifs flots d’obscénités. Pour parler comme chante Catherine Ribeiro, elle est de celles qui hurlent parce qu’elles voient clair. C’est ça ou péter les plombs, dit-elle. Même lorsqu’elle n’incarne pas son affreux doppelganger, Angela dégaine volontiers cet humour noir, revers d’un sens profond du tragique, qu’on rencontre à mesure qu’on se rapproche de l’Est de l’Europe [4].

Dans la première partie de Bad Luck Banging or Loony Porn, son précédent film, Radu Jude nous entraînait déjà dans une course à travers Bucarest, d’autant plus chargée d’hostilité qu’elle s’effectuait à pied. Le film contenait d’ailleurs son propre commentaire à ce sujet, inséré au moyen d’une archive télévisuelle où l’on voit des piétons cheminer parallèlement à des files de voitures : « Le trottoir longe toujours la route, le piéton a toujours sous les yeux l’image de son rival qui le dépasse. » Ce à quoi une longue scène muette montrant des croix et des hommages improvisés aux victimes de la route vient en quelque sorte répondre dans Don’t Expect Too Much...

La voiture, objet commun aux deux films, suffirait d’ailleurs à illustrer la différence entre le rapport au travail qu’ils donnent à voir : la façon dont Hirayama file sans encombre à bord de son petit véhicule utilitaire sur le périph’ de Tokyo à l’aube, écoute Lou Reed (« Perfect Day », quoi d’autre…) et ralentit pour laisser traverser une piétonne s’apparente à une longue méditation. Angela, au contraire, livre une lutte de chaque instant dans la circulation anarchique de Bucarest, répond aux appels de son boss ou de son amant, convoie sa mère, doit gérer l’agressivité et les insultes misogynes au son d’un turbo-folk braillard, dont elle se passerait bien, mais qu’elle est forcée de maintenir à un volume assourdissant « pour ne pas s’endormir au volant ». Lorsqu’elle explique à son boss au téléphone qu’elle doit rentrer faire une sieste si elle ne veut pas avoir d’accident, il lui conseille de « boire un Red Bull ». On ne nous montre jamais, comme pour Hirayama, des vues en surplomb de son véhicule glissant avec grâce sur l’asphalte : nous sommes plutôt ses copilotes involontaires, captifs de l’habitacle, entraînés avec elle dans la rat race.

Don’t Expect Too Much… est entrecoupé d’extraits d’un film de 1981 [5] mettant en scène une autre Angela (Dorina Lazar), chauffeuse de taxi dont le personnage figure, plus âgé, dans la trame narrative principale. Ce second film, offrant un contrepoint au rythme effréné du premier, montre la Roumanie communiste « [selon] la ligne du Parti, mais avec des bouts de scène échappant à la censure […] comme les files d’attente », nous dit Radu Jude [6]. Des scènes où l’on a l’impression que, pourvu qu’on ne soit pas une opposante politique et qu’on ne cède rien au machisme ambiant (ce qui, j’en conviens, fait déjà beaucoup), on pouvait espérer trouver une certaine dignité dans le travail. Ce film est en couleur, alors que Don’t Expect Too Much… est principalement en noir et blanc, d’où une inversion de la représentation passé-présent, voire entre l’Est d’avant et celui d’après « la fin de l’Histoire », l’époque actuelle apparaissant, par cet effet de montage, beaucoup plus terne. À dessein ou non, Radu Jude, par ce dispositif de films entrelacés, ancre le sien dans une histoire dont la stratégie du choc néolibérale – cette conquête par l’amnésie – a tenté de faire table rase.

Dans cette Roumanie ensauvagée par la brutale transition vers le capitalisme, Don’t Expect Too Much… montre des rapports d’exploitation à vif, sans gluant discours managérial (ou plutôt, c’est un management auquel on aurait oublié d’adjoindre un service de relations publiques). En face, à travers la voix d’Angela, la lutte des classes est ramenée à son expression la plus crue : les patrons des sociétés pétrolières, dit-elle, il faut les brûler vivant dans leurs barils de pétrole. Fredonnant depuis le matin l’air entêtant de « Perfect Day », j’ai alors pensé aux paroles de Lou Reed : « You’re going to reap just what you soooooow… »

Une fois sélectionnée la famille qui doit apparaître dans le fameux spot de prévention, une visioconférence a lieu entre les sous-traitants roumains et une directrice du marketing basée en Autriche. La scène est grotesque, visuellement d’abord : cette dernière semble flotter dans l’éther virtuel, parler depuis une lointaine dimension de l’appareil de production ; « linguistiquement », ensuite : le nom du candidat s’avérant problématique du fait d’un fâcheux double sens, il doit être supprimé, dépossédant encore davantage le travailleur de son identité. La bataille sémantique se poursuit dans un long plan-séquence final où l’on assiste, moyennant un usage pour le moins radical du hors-champ, à la fabrication en temps réel de la vidéo – ainsi qu’à une déconstruction méthodique du langage, vidé, au fil des prises, de toute véritable signification. Impossible, ici, de ne pas penser à la scène du « procès d’inquisition » dans Bad Luck Banging..., à ce lent glissement dans la post-vérité, le langage se refermant comme un piège sur le personnage de l’enseignante, dont le travail se voit soumis au jugement subjectif de la horde. L’occasion cette fois pour le réalisateur de proposer un condensé d’histoire du cinéma, du moins dans sa vocation à « montrer le travail »  : Méliès, Chaplin et surtout les frères Lumière sont convoqués dans un dialogue choral qui interroge les intentions derrière cet autre « film dans le film », en met à nu la profonde malhonnêteté et voit émerger en opposition de fragiles signes de solidarité.

Mon ami Jean-Michel Bertoyas, dessinateur underground et vaillant prolétaire, émaille ses comics de citations – de Montaigne à Jess Franco – qui, dit-il, « sont comme des points de fixation dans l’errance ». Les cassettes qu’Hirayama écoute sur son autoradio, la librairie ou la gargote qu’il fréquente et un jeu de morpion clandestin comme un samizdat m’ont semblé participer du même besoin viscéral, tout comme, chez Radu Jude, les tranches d’histoire populaire qu’Angela découvre chez les gens entre deux trajets chaotiques, et cette effraction d’autres œuvres dans la principale, dont les frontières deviennent poreuses. On a pu reprocher à la Nouvelle Vague de montrer « la gauche sans le peuple ». Radu Jude le montre au travail ou usé par celui-ci, aujourd’hui comme hier. Et si Hirayama explique à sa nièce venue se réfugier chez lui que « le monde se compose de nombreux petits mondes. Certains sont liés, d’autres non », son quasi-mutisme finit par déclencher de petits cataclysmes chez les autres. Exclu du miracle économique, il incarne pourtant une figure presque messianique dans les existences des quelques personnes qui croisent son chemin. Un peu malgré lui, il fait découvrir Patti Smith à une adolescente de l’ère Spotify pour qui l’écoute de « Redondo Beach » semble représenter, sinon une révélation, un basculement. Et de me rappeler à mon tour combien ce surgissement d’œuvres dans d’autres me saisit et contribue à ce qui me lie à celles-ci, exactement comme en littérature, où un bon livre n’est jamais qu’une porte ouvrant sur d’autres livres...

Si Perfect Days met en scène une forme d’ermitage urbain, c’est dans le générique de fin de Don’t Expect Too Much… qu’apparaissent, griffonnés sur des feuilles de papier, des haïkus de Bashô. Comme s’il fallait, après tout ça, réparer le langage. Et quel langage après le capitalisme sauvage ? Le silence et l’économie de mots, ou une logorrhée verbale seule à même d’expulser le mal ? Bertoyas, encore lui, dit quelque part : « Se casser les dents sur le rideau invisible qui sépare les classes sociales reste jouissif » [7], une jouissance qui, chez Angela, connaît peu d’entraves. Hirayama, lui, ne fera rien pour combler de mots la distance qui le sépare d’une parente bien lotie lorsque l’occasion se présentera.

Voir ces deux films dans la même journée aura produit chez moi une dissonance passagère : je suis sorti de Perfect Days rempli d’un sentiment océanique, allant content malgré la brume et la pluie [8], avant que Don’t Expect Too Much… vienne me rappeler qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être stoïque. Aussi cruciales la présence et l’attention soient-elles, la première chose qu’elles devraient révéler à notre regard est l’étendue des ravages en cours.

Julien Besse

[1L’ironie voudra que, le soir même, alors que les toilettes du cinéma du Parc étaient « en rénovation », obligeant les spectateurs à s’enfoncer dans les méandres du centre commercial pour en utiliser d’autres, qu’une file d’attente s’y crée pendant qu’un agent d’entretien faisait son travail, nous rendant complices involontaires d’une certaine violence symbolique.

[2Hervé Collet et Wing Fun, Bashô, maître de Haïku, Paris, Albin Michel, 2011.

[3Zéno Bianu, Préface à Urabe Kenkô et Kamo no Chômei, Cahiers de l’ermitage, Paris, Folio Gallimard, 2022, p. 26.

[4Je ne pense pas trop m’avancer en affirmant que Don’t Expect Too Much from the End of the World est le film le plus hilarant de 2023. Le voir en présence d’un important contingent de Montréalais.es d’origine roumaine particulièrement sensibles à son humour ne gâchait rien.

[5Angela merge mai departe de Lucian Bratu (Roumanie, 1981)

[6Dans Plan large, France Culture, 30 septembre 2023.

[7J.-M. Bertoyas, Parzan et autres saveurs, Lyon, Arbitraire, 2018.

[8Que le vénérable Bashô Matsuo me pardonne de troubler par cette paraphrase la limpidité de son haïku, que voici :

Brume et pluie
Fuji caché. Mais cependant je vais
Content.

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