Du poème de Demangeot comme machine de guerre destituante

« Les Etats-Unis n’existent pas »

paru dans lundimatin#389, le 27 juin 2023

Il y a deux numéros, nous publiions « BARTLEBY VOTE » autour de Cédric Demangeot et de ses poèmes de la destitution. Cette semaine, Victor Martinez propose de prolonger le propos : « la poésie est un code de guerre – qu’on se passe entre résistants – pour perpétuer la vie – contre les salauds de l’espèce ».

Depuis la prison où il purge trente ans de prison pour assassinat méticuleux (minute du procès) d’un ministre de l’Intérieur, l’ex-doyen de la Faculté de Sciences de Mérindol III, Médaille Fields 2021, Lahoucine Duvaast (frère de Michel), nous écrit ceci que nous n’approuvons en rien mais que nous laissons tel qu’il n’aboutira pas, au lecteur d’en faire l’hypocrite deuil.

V. Martinez

Lettre de Lahoucine Duvaast, 23 juin 2023.

Un mot sur Demangeot et la destitution. La destitution pour quoi ? Pour quitter la problématique du pouvoir en laissant la place au pouvoir ? Certainement pas. En revanche la destitution pour Demangeot est une machine de guerre pour invalider les signes de ce qu’il nomme « les armées du non-monde ». Avec Bartleby vote, qui détruit le droit électoral, Aurore ultimatum, Prosopopée ou D’un corps matraqué, qui détruisent l’ordre policier, Ravachol et Philoctète, qui détruisent l’ordre politique et religieux, la guerre menée par Demangeot est universelle et il le dit : « la poésie est un code de guerre – qu’on se passe entre résistants – pour perpétuer la vie – contre les salauds de l’espèce ».

A-t-on besoin d’une marionnette ? Nommons-la citoyen. Quoi de plus dégradant, de plus vil, de plus déshonorant, de plus attentatoire à la vie que d’aller voter ? Qui en dira le déshonneur, la lâcheté, l’innocuité ? Qui dénoncera un droit qui, dès lors qu’il n’est plus arraché, n’est qu’un élément de la soufflerie qui fait bouger la pantomime ? Qui expliquera à un humain sain d’esprit qu’il doit se faire représenter ? Qu’à cela ne tienne, le Bartleby de Demangeot ira voter, et parce qu’il est réellement Bartleby, c’est-à-dire authentiquement surface, il votera contre l’homme et contre l’espèce. Ce geste de destitution de l’espèce, majeur, qui lui coûtera la vie (dans Bartleby vote), est affirmé dès la Genèse par Demangeot dans Les litanies de Caïn, ou Caïn tue Abel parce que deux hommes « c’est déjà trop » ; comme ailleurs, dans Salomé, où Salomé tue la lumière parce qu’elle est l’écrasement universel de la vérité opaque des corps. Quand la politique officielle tue les corps réels, Demangeot lui oppose la politique réelle qui se trouve dans le pré-politique, le pré-linguistique, le pré-relationnel, là où l’on a soif, faim, peur, ou mal, et cela vaut le poème 

Sans mots

Le cri / n’a pas de mots.
La danse, la faim
le rire, l’horreur

la peur, la joie, la
nausée / n’ont pas de mots.
La folie

n’a pas de mots. L’amour, le sexe
le cœur, le sang, la vie / n’ont
pas de mots.

Le corps : la vérité, la mort
n’ont jamais eu / le moindre mot.
L’homme / n’a que ça. / à

la bouche & / plein les mains :
words, words, words
qui ne peuvent rien / pour ou contre le monde.

& le même pas beau / mot « mot »
cent fois barré qui revient / faire le récit jamais
achevé – toujours / raté – du rêve

de sa disparition.

Le même « pas beau / mot "mot" », quand le langage, sorti de son rapport tranchant d’avec le monde, est parent de l’obscénité du non-monde.
La vraie politique est le pré-politique dans sa violence et son pouvoir de vérité : c’est la vie réelle que l’on voit surgir dans l’histoire à l’occasion d’émeutes, insurrections, manifestations, révolutions avortées, ou à l’occasion du coup reçu par un enfant, une femme, un.e transgenre, un.e réfugié.e. Ces corps sont politiques, et les mots échangés à cette occasion sont politiques, comme tout Rimbaud et Baudelaire sont politiques (la Sorbonne au feu). Ces corps posent des vérités hors du langage en tant qu’ils sont brutalement affectés de mortalité et de finitude, cela précisément que l’on ne veut pas voir. Dans le poème politique de Demangeot, dans son abrupt, sa verticalité, sa puissance d’arrachement du langage connu, il y a une injonction au réel qui précipite la nuit et arrête l’imposture des mots. C’est aux invisibles que Demangeot dédie sa propre disparition d’écrivain, c’est dans la disparition qu’il conçoit la vie et l’écriture, car dans le monde destitué des signes se trouve la vie, politique – elle n’en demandait pas tant – forcément interdite et ne pouvant que l’être.

C’est en régime civique et républicain que la politique est le mieux interdite, car légalement interdite, et immédiatement massacrée comme on massacre, ampute et rend muets les corps réels et les paroles qui les énoncent, y compris désormais celles des résistants (au sens anti-nazi) de la physis (l’environnement). Il n’y a de république que du singulier (sociale, espagnole, haïtienne, Commune, etc.), l’autre république – l’universelle bardée de droits – est une amputation des corps réels et une négation de sa devise. Demangeot montre l’étendue du meurtre impliqué dans chacun des geste du quotidien du non-monde dont l’acte de voter est un moment religieux marquant, c’est pourquoi la destitution consiste à en araser la signature, à détruire le totalitarisme des signes mondains et leur office des ténèbres. Le langage peut dès lors faire rire car les actes dits civiques et républicains sont des actes communément orduriers. Savez-vous comment on tabasse un homme en régime républicain ? Lisez D’un corps matraqué et Aurore ultimatum. Savez-vous comment on détruit une femme en civilisation républicaine ? Lisez Une triste histoire. Chez Demangeot le rire est de l’idiot, du forcené, du matraqué, du soldat abandonné dans sa tranchée, de Ravachol « invaginé » ou d’un Philoctète qui « hait les Grecs », « Grecs » qui « n’existent pas », pas plus que « Les Etats-Unis ». L’homme réel bégaie contre le langage lisse d’Ulysse. La destitution est un travail d’évidement des symboles qui passe par des énoncés impossibles qui, par le travail du poème, entrent dans la lumière d’un rapport politique efficace et libérateur.

La destitution ou la désertion sont en réalité des éléments de la destitution des signes sans lesquels aucun renversement de pouvoir n’a lieu. La dangerosité et l’effraction du retrait ne tiennent pas en ce qu’il désorganise effectivement le pouvoir mais en ce qu’il désécrit la marionnette, soit le système pulsionnel libidinal au sens de Stiegler ou de Reich, « projet-homme » qui organise les affaires humaines depuis le néolithique jusqu’à l’innommable suicide mondial actuel nommé capitalisme (« L’humanité a peut-être eu tort d’aller au delà du néolithique », écrit Métraux). L’oeuvre de Demangeot contient un programme politique et anthropologique au moment où le capitalisme universel coïncide avec sa police universelle, tant la négation de la vie et l’interdiction du langage qui la dit sont portées à un niveau de démence et d’ineptie tels que les brutes démentes Darmanin ou Macron l’incarnent. La destitution oppose la joie de la vie à la joie de la mort, dont l’assomption est féroce en régime capitaliste terminal. Dans un tel régime, la joie de la mort est affaire de mécanique de mort pulsionnelle instanciée dans chaque corps contraint, comme le fascisme l’est dans le cœur du capitalisme, ou la passion de l’esclavage aux prémisses des théories libérales, de Locke l’esclavagiste à Voltaire l’actionnaire de la Compagnie des Indes.
Alors, la désertion ? « Je connais – avec Baudelaire –, écrit Demangeot, les armées du non-monde. Je ne déserte rien – d’autre qu’elles. Je m’engage au contraire au cœur du monde. Où l’homme n’a pas peur de son ivresse ou de sa vérité, l’homme défait de sens erré par faim de ça : mourir de vivre. »
Tout l’œuvre de Demangeot est une redéfinition du politique, du vivant et de l’idée de monde, trois catégories fossilisées depuis que l’ordre de la calculabilité a servi à autre chose qu’à compter les sacs de blé dans un silo, c’est-à-dire a défini une ontologie, c’est-à-dire s’est mis à policer le vivant. Regardons-nous tomber : la chute n’a plus de fin ; tentons alors de dégager ce que pourraient être les définitions de l’obscène contemporain :

  • obscène est un espace public entièrement dévolu au privé ;
  • obscènes sont les corps réels qui assument une police et des formats qui ne sont pas les leurs ;
  • obscène est une politique entièrement confondue à une police (même étymologie) ;
  • obscène est une anthropologie tragiquement réduite à une ingénierie ;
  • obscène est un langage que n’interrompt aucun principe de réalité ;
  • obscène (et comique) est une humanité qui se pose sur l’infini quand la seule question qui lui est posée est celle du fini, depuis son admirable puissance non-destinée ;
  • obscène est une physis devenue dispositif de contrôle et de surveillance ;
  • et obscènes sont les poèmes qui ne s’engagent pas dans la lutte à mort contre la mort.

Le destituant devrait être une force d’affolement du politique, une force ravageuse car force de surgissement du monde – du monde qui se soulève pour ne jamais retomber. Saluons donc, pour finir, les pitres, et payons-nous leur tête, sous la plume de Demangeot, parce que dire le suicide politique de la langue c’est faire acte de langue politique qui, même bégayée comme celle de Bartleby, Ravachol, ou coincée dans un corps policier, ne se suicidera plus.

Prosopopée
(parce que la police)

Cédric Demangeot

Il manque si peu à la police – qui n’est pas de l’homme – pour en être. Il ne lui manque – pas les couilles – qu’elle a prouvées, irréfutables mais : la parole. Or il m’est impossible, la parole, de la prendre au nom de la police – il me faudrait entre autres prouesses athlétiques sortir de l’homme où je patauge – une trop longue histoire. Il demeure cependant que je voudrais « faire quelque chose » pour la police, et l’aider même modestement, dans la mesure du possible de mes deux maigres mains de poète, à se rapprocher pour ainsi dire de l’humanité parlante. Puisque je ne puis pas parler pour la police, je parlerai pour la langue. J’imagine être et dès lors je suis – cela : la langue ou : la langue revenant à soi et se découvrant coincée dans un corps policier – soubresaut pour tenter de se dire.

Aïe


suis-
je

est-ce le trou
du fond
de l’homme

ou bien le cul
du monde avant moi

ou l’enfer d’après
ma destruction

quel est le salaud
qui m’a mise là


sont

mes membres mes
mots ma

musculature & ma
syntaxe je

n’ai plus à
moi que moignons

pour l’injure et je m’entends
cracher des machins mais c’est

moi que je crache

Hé – qui – quoi
m’obs-
true m’a
trophie me
paralyse et me
condamne à ça : le
monosyllabe du bourreau

&
merde : pas
moyen de continuer d’être
ici : ça pue trop
mon cadavre

Etant donné
petit un que je suis la langue
petit deux que je suis coincée dans un corps policier
petit trois que la police déteste la langue au point de s’acharner à la mettre hors d’état de nuire – par incarcération, mise aux fers, incitation au suicide –
petit quatre que la langue ne se maintient en vie que tant qu’elle a des dents – des dents contre sa police notamment –
total eh bien, dans cette situation, soit je me bouffe la queue, soit je me fais la peau : je suis perdue.

A moi
l’homme
ou quelqu’un :

sortez-moi de ce
marais, maré
cage-je

dois
sortir
ou
mourir

(je voudrais mourir)

je – suis coincée je
regarde le monde entrer

sans moi dans l’enfer
d’après mon abolition

cet espace brutal est celui de
mon incarcération je

me tais je
suis morte sui

ci

e.

*

Références des citations :

« Les Etats-Unis n’existent pas », aphorisme de Guy Viarre cité par Demangeot en postcriptum de Philoctète (éditions du Geste, 2021).
« L’humanité a peut-être eu tort d’aller au delà du néolithique » (Métraux), cité par Demangeot dans Une inquiétude, p. 116 (Flammarion, 2013).
« La poésie est un code de guerre... », Une inquiétude, p. 29.
Sans mots, Les Cabannes, Fissile, 2010.
« Je connais – avec Baudelaire –... », Une inquiétude, p. 242.
Les autres titres de suites poétiques, y compris Prosopopée, se trouvent dans Pornographie, L’Atelier contemporain, 2023.
Pour une vision générale du travail de Cédric Demangeot, voir la revue Europe, n° 1103, mars 2021, et la revue Conséquence, n°4, avril 2023.

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