Dissolution des Soulèvements de la Terre

Le Conseil d’État sous pression

paru dans lundimatin#392, le 4 août 2023

Le 21 juin dernier, le gouvernement signait le décret de dissolution du mouvement des Soulèvements de la Terre. Tout l’intérêt de cette mesure d’exception est de permettre au gouvernement de s’affranchir de la « justice » et de son pendant théorique : le contradictoire. C’est parce que l’État sait qu’il n’a rien pour faire condamner pénalement les Soulèvements de la Terre qu’il a recourt à cette mesure administrative. Mais comme il ne lui est pas tout à fait loisible d’abandonner la fiction de l’État de droit, le décret en question peut-être contesté a posteriori devant le Conseil d’État. Selon nos informations, des centaines voire des milliers de recours déposés ces derniers jours satureraient les serveurs et les secrétariats de la plus haute juridiction.

C’est donc un nouveau front ouvert par le mouvement des Soulèvements de la Terre, sur le plan juridique cette fois. Le 26 juillet dernier, deux avocats du mouvement, Me Aïnoha Pascual et Raphaël Kempf, déposaient un mémoire de 110 pages faisant pièce aux sophismes et notes blanches du ministère de l’Intérieur. Ce recours, le mouvement l’a rapidement mis à disposition en ligne accompagné d’un tutoriel. Toute personne se réclamant du mouvement ayant légalement un « intérêt à agir » se trouve de facto en droit de saisir le Conseil d’État. Impossible de savoir pour l’instant combien des 150 000 membres revendiqués du mouvement ont souhaité jouer le jeu de la justice. Ce qui est certain, c’est que le référé suspension déposé par les avocats sera examiné en urgence dès le 8 août en attendant le recours au fond. Comme l’écrivent les Soulèvements de la Terre dissous sur leur site « Voilà ce qu’il advient quand on prétend vouloir dissoudre d’un trait de plume un mouvement populaire ! ».

Rappelons que parallèlement à ce pan « administratif », la répression visant les Soulèvements de la Terre a été simultanément déployée sur plusieurs autres fronts. D’abord dans l’enquête contre le désarmement de l’usine Lafarge à Bouc-Bel-Air en décembre dernier pour laquelle les services de la police antiterroriste ont été réquisitionnés. Après plusieurs dizaines de gardes à vue et perquisitions partout en France, deux personnes ont été mises en examen le 10 juillet pour association de malfaiteurs. Juste avant d’aller rencontrer la juge d’instruction, l’une d’entre elles s’est fendue de quelques explications quant à l’affaire en cours (sa prise de parole complète est disponible ici).

Le 27 juillet, au tribunal de Niort, 4 personnes étaient jugées pour avoir participé à la manifestation de Sainte-Soline du 25 mars. Identifié par reconnaissance faciale, le premier Loic C. a été condamné à un an de prison ferme avec un aménagement à domicile sous bracelet électronique. Il lui était reproché un déguisement de moine et un tag sur un véhicule de gendarmerie déjà bon pour la casse. Les trois autres écoperont de 3 et 2 mois de prison avec sursis pour « groupement », c’est-à-dire pour avoir été présents au rassemblement [1]. Un très bon résumé de l’audience est disponible sur le site de nos confrères de Contre-Attaque.

Enfin le 8 septembre prochain, à Niort encore, ce sont 9 représentants syndicaux et activistes qui sont convoqués pour « organisation de manifestations interdites », en l’occurence les deux derniers rassemblement de Sainte-Soline ; et pour certains il est reproché « d’avoir frauduleusement soustrait » des morceaux de canalisation (de Méga-Bassine). Le mouvement a déjà annoncé un rassemblement pour réclamer la « justice pour l’eau ».

Sans surévaluer l’intelligence et les moyens stratégiques du ministère de l’Intérieur, force est de constater que la répression mise en œuvre contre les Soulèvements de la Terre est assez complète. Déchaînement de brutalité policière pour frapper et décourager les corps (Sainte-Soline), dissolution administrative pour empêcher toute organisation et apparition publique, peines de prison pour criminaliser la simple participation à un rassemblement (procès du 27 juillet à Niort), intimidation des groupes constitués et solidaires (procès du 8 septembre à Niort), mobilisation des services de l’antiterrorisme pour créer la fiction et la narration d’un groupuscule clandestin et violent et mobiliser les moyens d’enquête et de surveillance idoines. Pour qui a pu s’intéresser à l’histoire des stratégies contre-insurrectionnelles à la française, on en retrouve ici toutes les meilleures ficelles : frapper le mouvement « dans le tas », constituer ses irréductibles, les isoler et les réprimer. Parallèlement, produire le discours sur l’ennemi intérieur pour convaincre l’opinion de la nécessité de l’écraser. M. Darmanin n’a pas parlé d’ « éco-terroristes » par hasard.

C’est d’ailleurs sur ce dernier levier que le mouvement semble donner le plus de fil à retorde au gouvernement : l’opinion publique. Que les mobilisations des Soulèvements de la Terre inquiètent suffisamment la FNSEA et l’agro-industrie pour que ces derniers exigent du pouvoir leur dissolution est une chose, que l’opinion adhère à la construction d’un nouvel ennemi intérieur dont la seule revendication est l’arrêt du désastre écologique en est une autre. Évidemment, la multiplication des poursuites judiciaires et l’épée de Damoclès que constitue la dissolution si elle était confirmée par le Conseil d’État, sont autant de manières d’enliser le mouvement sur un terrain de la justice où il n’y a rien à gagner, si ce n’est de ne pas être condamné. C’est néanmoins un pari particulièrement risqué dans la mesure où tout ce que recouvre l’appellation des Soulèvements de la Terre accède simultanément à une publicité inédite. Dissolution ou non, les expériences, les pratiques et les solidarités qu’incarne aujourd’hui le mouvement sont inscrites dans les corps et les esprits. C’est d’ailleurs ce que démontre la tenue du Convoi de l’eau qui reliera Sainte-Soline à Paris du 18 au 27 août. Au reste, c’est peut-être parce qu’il sait qu’il ne convainc plus personne de sa capacité à endiguer le désastre climatique que le gouvernement se doit de mettre toute son énergie contre celles et ceux qui comptent s’en charger par leurs propres moyens.

[1Concernant le délit de « groupement en vue de... », on se réfèrera à l’article tristement prémonitoire mais parfaitement didactique de notre juriste : Délit de participation à un groupement violent ou comment manifester est devenu un délit

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