Déserte le désert, vieux chameau !

(Le journal impossible)
Emmanuel Thomazo

paru dans lundimatin#262, le 9 novembre 2020

« Impossible, c’est la définition d’un évènement jusqu’au moment où il se produit. » Erri de Luca.

*

Le désert, c’est ici, maintenant, partout, mais surtout dans la mégapole où ça grouille dehors et ça se terre dedans.
Le désert, c’est notre mal commun, nos vies réduites au stade terminal, connectées à la maladie de la peur.
Le désert, c’est notre langue, notre langue tétanisée d’avoir trop léché les culs-de-sac statistiques, notre langue neutralisée par la dialectique absurde du tabou et de la permission.
Le désert, c’est le parc d’attractions où les mirages nous laissent désœuvrés, les mains vides, desséchés par une atroce soif de vivre .
Le désert, c’est ce qui croît en nous, à l’ombre du prétexte sanitaire.

*

A chaque jour suffit sa peine.

*

Le bébé hurle, la machine à laver qui essore les langes constellés de merde dorée hurle, le frigo qui dégueule de la glace hurle, la bouilloire qui se croit sur un trampoline hurle, la sauce attache, les poires pourrissent, les glands tombent, le temps passe, la pensée échappe, les autorités terrifient, le quotidien est un miroir aux alouettes qui ne se brise pas.

*

A chaque jour survit sa peine.

*

L’ontologie est une entreprise de pétrification de tout ce qui devient, autre et même, sans durée d’importance à l’échelle de l’infini, un intervalle entre deux battements de cœur.
L’actualité est toujours autre et même, comme un tourbillon où se fige parfois un détail que l’on voudrait universel, illusoire ou tangible, on ne sait jamais.
On ne sait jamais ce qui se passe, en réalité, et si une histoire nous le raconte, c’est toujours trop tard.
L’ontologie de l’actualité est un journal imprimé sur un papier acide, elle s’effrite entre les mains.

*

L’espèce s’en branle, de la conscience effrayée de la mort qui est la condition sine qua non d’existence de chacun de ses membres.

*

Les cadavres pourrissent, et alors ?

*

… souris gueule ouverte avale un slogan anti / chirurgical enfile un masque impossible / matant incognito le suaire abattu / sur la masse asservie sur la foule avilie / et à l’écran miroir lance toi un clin d’œil / complice et victime et coupable mais suspect / atomisé tu es suspect toujours suspect / ta vie s’effiloche à l’envers de toute envie / tu confonds ta révolte et la révolution / alors que déserter le désert est la voie / suis la dans la nuit suis la dans le jour les ombres / n’ont pas droit de regard n’ont pas pouvoir de nuire / tu es mouvement mouvement pur et vivant / des yeux partout et parfois perdus des regards / cousue serrée la bouche abolies les narines…

*

Vide et Covide sont dans la rue, Covide tombe dans le caniveau, qui reste ?
Vide.
Vide à repeupler.

*

Confiné à l’état de look numérique, idéal dans ta camisole anti réel, tu pues malgré tout du cul, vieux chameau.

*

La poésie du moment.
La traduction de la poésie du moment, le poème.
La beauté tragique de l’inachèvement, la jouissance masochiste de l’échec.
Mettre un point final à un certain romantisme évoluant en contrée totalitaire comme en terre promise, à la botte de vulgaires sbires qui se croient des destins de patriarches en menant toute forme d’insoumission à l’abattoir.
Et savourer l’étrange silence de tout ce qui suit, armé de la joie de l’aveugle qui voit enfin toutes choses dans une lumière inconnue de ceux pour qui voir est sans objet.

*

Tout détruire, tout reconstruire.

07/11/2020

Illustration : « les gestes barrières ». Sébastien Thomazo

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :