Des païens aux pailleux

« Les appartements d’un roi. Un bouffon. Un roi. »

paru dans lundimatin#176, le 31 janvier 2019

« Les archers barrent l’entrée des palais aux malhabiles qui n’ont aucun moyen de nuire, non aux audacieux bien armés. [...] Ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais toujours quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui soumettent tout le pays. [...] En somme, par les gains et les faveurs qu’on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu’ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels la liberté plairait. »
Étienne de La Boétie, Contr’un

Les appartements d’un roi. Un bouffon. Un roi.

— Bouffon, approche ! fais-moi donc rire un peu.
Le bouffon accourut du fond de sa cachette, faisant tinter les grelots de son coqueluchon.
— Chante-moi quelque chose de gai, de drôle !

Le bouffon allait se lancer dans une déclamation improvisée quand quelque chose à l’autre bout de la pièce attira son attention. Son regard s’assombrit soudainement : le ménestrel attitré venait de faire son apparition. Celui-ci traversa la salle sans rien remarquer tandis que le bouffon le toisait d’un air mauvais. Irrité, il se retourna prestement vers le roi.

—  Si monseigneur souhaite gâter sa magnificence par quelque plaisir oiseux et braillard, puisse-t-il s’accommoder de son fieffé bonimenteur, fit-il en en agitant sa marotte en direction du ménestrel qui, l’air le plus niais sur le visage, continuait sa oisive déambulation. Non, Monseigneur, mon cher cousin, reprit-il, écoutez plutôt la parole de votre bon ami pour qui la perfidie n’a de gloire qu’à se trémousser au bout d’une corde.
Il ajouta encore, d’un ton plus bas et contenant sa fière joie derrière un sourire des plus irrévérencieux :

—  Enfin, loin des yeux et nous ne sommes plus très regardant, n’est-ce pas.
Le roi maugréa.

—  Assez ! Cesse donc de m’irriter avec tes faussetés et tes rancœurs puériles. Il vaudrait mieux que tu te dépêches de trouver quelques bons mots avant que je ne m’emporte tout à fait.

Le ménestrel ayant enfin quitté la scène, le bouffon se radoucit quelque peu.

—  Bien, Monseigneur, j’ai justement là le fruit de mes dernières méditations. Permettez-moi donc de vous en faire la lecture.
Le bouffon souleva son chapeau et en sortit un petit papier plié en quatre. Il le déplia puis se mit aussitôt à réciter.

Bienvenue au royaume des arcs brisés, où les lyres, de la grive, se font les chantres. Les flèches, sans cible, s’en retournent et se mirent. Les lois — ses rouaux francs et froids, les surins dans le dos, les hérauts de la camarde.

Il marqua une courte pause et leva furtivement les yeux vers le roi. Celui-ci bâillait allègrement tout en se grattant le menton. Le bouffon reprit de plus bel.

Eschec ! L’Éternel s’en est allé, Par les coquins escoffié. Mais voilà son malingreux gendre, L’aubert — l’insensible — l’impie berger. Les vermeilles chimères doivent être gardées ! Et paître les duppes emmenés.
—  Justice, Sainte égalité. Dans l’or de la balance le reflet, De ces mains qui fustillent les poids — du Destin les dés.

Le roi finit par s’irriter et l’interrompit.
— Non, non, cesse donc tout cela… Ne vois-tu pas que je suis las de la routine ?
— Monseigneur est bien difficile aujourd’hui, peut-être qu’une coupe de vin frais ou un instant dans les bras de Madame suffiraient à adoucir son humeur.
— Tais-toi, insolent !
Le bouffon fit quelques pas en arrière, partant d’un petit rire perfide. Le roi le fixait, l’air songeur.
— J’ai une bien meilleure idée, dit-il brusquement et avec sur le visage un air plein de malice.
— Puisque tu es si soucieux du bon plaisir de ton roi, en même temps que de montrer la supériorité de ta loyauté, tu vas affronter pour moi une épreuve…
Le bouffon eut l’ébauche d’un sourire qui se figea, ne pouvant s’accomplir parfaitement ; il était suspendu aux lèvres du roi.
— Tu n’as pas l’air très curieux…
— Oh que si, Monseigneur, je suis tout ouïe.
Le roi se redressa sur son fauteuil en remuant de gauche à droite.
— Très bien. Alors voilà, tu vas te mettre au milieu de la place publique, dès à présent, et à nu, pourrait-on dire… Enfin, garde ta présente tenue, ça, je te l’accorde.
— Et ensuite ?
— Eh bien, voilà toute l’affaire. Cela m’amusera, pour sûr, et je pourrai constater ton dévouement envers moi. Ne faisons-nous pas d’une pierre deux coups ?
— C’est que… l’hiver vient tout juste de commencer… et je ne suis pas sûr que cela vous fasse tellement rire, Monseigneur.
— Qu’en sais-tu ? Penses-tu pouvoir te mettre dans la tête d’un roi ?!
Le visage du roi avait rougi ; il fulminait. Puis il songea soudainement à la scène : le bouffon, tremblant de froid, et les badauds tout autour, riant de lui. Il eut un petit sourire en coin, apaisé.
— Va donc, ne perds pas de temps, fit-il en balayant sa présence d’un geste de la main.

Le bouffon se retourna non sans quelque hésitation et s’avança vers la porte, ne sachant que faire. Au moment où il allait se saisir de la poignée, il fit volte-face, comme possédé par les forces souterraines qui s’agitaient en lui.

— C’est impossible, dit-il en revenant spontanément devant le roi. S’il en est ainsi, je préfère quitter Monseigneur.

Il s’inclina profondément. Le roi éclata.

— Quitter ton roi ? Mais qui penses-tu être ?! Hors de ma vue avant qu’il ne t’arrive malheur ! Sinon, je te promets une chose : c’est d’une tête roulante que tes yeux refléteront une dernière fois le ciel de ce monde !
Le bouffon ne se fit pas prier, même plutôt surpris de s’en sortir en vie.

Il se retrouva ainsi à errer dans les rues, muni de son seul accoutrement ; exception faite de sa marotte qu’il avait fait tomber dans le feu de l’action. Partout où il allait, les gens le dévisageaient, se demandant ce qu’il pouvait bien faire là comme un oisif. Il savait que les dés étaient jetés et n’en menait pas large. Nul doute que ses heures étaient comptées, du moins s’il restait sur ces terres.

Il s’arrêta finalement dans une taverne et lança un écu sur l’épaisse planche de bois du comptoir.

— Patron, un remontant !
— Tiens, ça s’rait pas le fou du roi, des fois ?!
Le tavernier éclata d’un rire tonitruant. Les quelques buveurs de la taverne lui emboîtèrent le pas, plus lourdement encore.
— Oui, en personne, répondit ironiquement le bouffon.
Sur ce, il souleva sa main en direction du tavernier, le menton relevé et faisant mine de patienter. Le bonhomme ne supporta pas l’affront.
— Ici c’est moi l’roi, c’est à toi d’me baiser la main sinon tu bois pas, mon gars.
Le bouffon sauta de sa chaise.
— Y a-t-il vraiment en ce monde un homme plus grand qu’un autre ? Oui, dans ces bas-fonds qui auraient autrefois accueilli le paradis, paraît-il, il y a le maître, les mains bien propres, et les manants comme toi, qui jappent pour un rien mais se rendent plus docile que le bœuf qui traîne la charrue…
— Voilà qu’il piaille comme une bordelière, notre bouffon !
— …et qui beuglent une fois seulement que le bourreau découvre son visage, avant d’abattre sa hache.
—  Et il voudrait m’esmayer, en plus ! Déguerpis avant que j’te flanque mon poing dans la figure, coquin !

Le bouffon tourna le dos et partit en claquant la porte. Le tavernier cracha en médisant sous le gloussement des buveurs attablés.
Il erra encore quelques temps dans les ruelles pleines de boue avant de trouver finalement refuge dans une grange désolée. Il grimpa sur une échelle branlante et alla s’échouer sur le foin en pagaille dans le grenier. A défaut d’être remonté, il dormit tout son soûl et ne fut réveillé qu’à l’aurore.

Au réveil, il décida de se rendre chez une vieille connaissance à lui — un membre d’une troupe ambulante qui devait être de passage pour l’hiver — aussitôt qu’il aurait avalé son petit-déjeuner. Pour ce faire, il longea une ruelle où les maisons étaient accolées et, découvrant une fenêtre entrouverte, il l’escalada et chaparda une miche de pain qui trônait sur une table.
« Voici pour seul maître celui que je m’abaisserai à baiser aujourd’hui », pensa-t-il pour lui-même, plein d’une joie mélancolique.

Il marchait tout en mastiquant son repas et prenait soin de ne pas glisser sur le givre matinal. Il fut bientôt arrivé à l’endroit où logeait sa connaissance. Il frappa à la porte mais personne ne vint ouvrir. Le soleil commençait à peine à se lever, aussi il n’eut d’autre choix que de faire le tour de la ville pour se réchauffer, en attendant que quelqu’un dans la maisonnée daigne enfin se lever.

Quelques flocons de neige firent leur apparition. Il s’arrêta un instant sous un porche pour contempler le paysage alentour. Apaisé, il alluma sa pipe et tira une longue bouffée. Quel drôle de portrait que ce bouffon perdu au milieu des volutes de tabac qui prenaient un ton rougeâtre dans le crépuscule du matin.

La neige commençait à s’amonceler ; il en tombait de plus en plus jusqu’à lui donner l’impression d’un rideau s’écoulant indéfiniment devant ses yeux. Submergé par l’effet souterrain du tabac, sa vision se mit à chanceler et il crut un instant voir sa raison se mettre elle aussi à vaciller. Il éteignit sa pipe d’une main tremblante et ferma les yeux un instant, tel un ultime recours devant la folie qui lui faisait de l’œil. Depuis la veille, il n’avait rien mangé d’autre que ce morceau de pain et se trouvait à bout de force, rongé par ses angoisses.

Après un court instant de repos, il décida de retenter sa chance chez son ami. Il frappa du poing contre la porte et, miracle ! il entendit quelqu’un s’agiter à l’intérieur. Une servante d’un âge assez avancé vint lui ouvrir. Après qu’il eût présenté sa requête, elle l’enjoignit à patienter dans le salon. Il s’engouffra aussitôt dans la maisonnée, bien content de se retrouver dans la douce chaleur d’un abri confortable. Elle le conduisit ensuite auprès du poêle et lui demanda de patienter pendant que l’hôte terminait de faire sa toilette. Son ami finit enfin par arriver.
— Oh, toi, si je m’attendais à ça ! Et dans ton costume, ça pour une surprise !
— Bien le bonjour, ami saltimbanque ! répondit le bouffon, tout joyeux.

Ils éclatèrent d’un rire franc.

— Je vais t’expliquer la raison de tout ceci, mais avant, explique-moi pourquoi toi tu portes ce masque de spectacle ? demanda le bouffon, intrigué.
—  Oh, eh bien figure-toi, pour une curieuse raison, j’ai un mal fou à le retirer ces derniers temps, les attaches s’imprègnent dans ma chair et me font horriblement souffrir. Alors, plutôt que de me faire violence chaque fois, je le laisse comme ça. Quelle drôlerie, n’est-ce pas ?
—  Ah, ça pour être drôle !
— Bon, c’est bien beau tout ça, mais que me vaut l’honneur de ta présence ?
— Oh, eh bien… J’ai comme qui dirait été chassé du château…
— Impossible ! Que s’est-il passé ?!
— Ah, c’est que… tu vois… c’est une longue histoire.
— Oui, enfin quand même, pour une histoire, ça…
— Oui, certes… mais je n’ai enfreint aucune règle, hum, aucune règle morale, enfin, de mon éthique, disons.
— Très bien, très bien…
Ils restèrent un moment dans le silence, les yeux fixant le plancher nu.
— Bon, reprit le bouffon, je ne vais pas y aller par quatre chemins, je te sais mon féal ami, d’où cette soudaine irruption dans tes appartements... Les événements m’ont obligé à faire fi des conventions, j’espère que tu ne m’en tiendras pas rigueur. Quoiqu’il en soit, il me faut maintenant quitter ce royaume au plus vite : est-ce que je peux compter sur toi pour m’offrir ton soutien ? Je ne te cache pas que cela ne sera pas sans risque mais…

Son ami répliqua aussitôt, non sans trahir quelque anxiété dans le ton de sa voix.

— Ah, tu tombes très mal, mon ami, vraiment… Je suis moi-même dans la panade, pour ne rien te cacher. Le gérant de notre troupe est un être abject. Figure-toi plutôt, il a renvoyé deux bateleurs l’autre jour ; sur un coup de tête, comme ça ! Les jongleurs n’en dorment plus la nuit. Quant à moi…
— Oh, tu m’en vois navré… mais pourquoi ne pas lui tenir tête ? Vous êtes libres, après tout, et l’union fait la force, comme on dit, non ? Enfin, en attendant, pour la situation présente, tu pourrais peut-être lui en toucher deux mots. C’est que… c’est une question de vie ou de mort, pour ainsi dire.
— Oui, oui, je comprends tout cela. Enfin… cet homme, il a ses humeurs et de toi à moi, il est franchement terrifiant. Et alors, si on l’importune, qui sait comment il va réagir ! Et après, c’est moi qui trinque, n’est-ce pas…
— Bon, je pensais que nous étions en meilleurs termes. Enfin, comme tu voudras.
— Ne le prends pas comme ça, mets-toi à ma place, aussi, avec cette situation bancale, je ne peux pas prendre un tel risque ! Non, vraiment, c’est regrettable, mais si les choses tournaient mal, je me retrouverais à la rue en plein hiver, esseulé.

Une grimace déforma le visage du bouffon. Le saltimbanque poursuivit, sans même remarquer son indélicatesse.

—  Enfin, ce que je veux dire c’est que… ma situation actuelle n’est pas si mal, tu peux comprendre cela, non ? En tout cas, tu peux rester ici tant qu’il te plaira. Oui, c’est ça ! je te présenterai en tant que parent et les autres ne diront rien, tu peux leur faire confiance. Ensuite, quand le moment opportun se présentera, j’en toucherai un mot au gérant de la troupe !

— Me crois pas dupe, j’ai ma fierté, et toi, t’as les quilles comme des cloches. Allez, c’est l’heure pour moi de décaniller.

Sous le coup de la colère, notre bouffon cédait facilement à son penchant pour l’irrévérence. Son ami, vexé, haussa lui aussi le ton.

— Il a fallu que tu joues au plus malin aussi, mais ne te prends pas pour ce que tu n’es pas, un de ces coquillars ! Car dans cette partie, c’est toi qui es pris contre un « desbochilleur », comme ils disent. Mais si le cœur t’en dit, va donc t’y essayer, tiens ! à cette vie de canaille. Gage que tu reviendras bien vite quémander de l’aide.
—  Ne parle pas de ce que tu ne connais pas, à moins que ce ne soit ce masque qui te pousse à l’effronterie. Ah ! qu’ils se font bien courtois ceux que j’importune et qui au fond préféreraient me voir réduit en charpie. Et je devrais pleurer sur mon malheur : craindre les sombres forêts infestées de brigands et regretter cet infâme et fastueux cloître de la pestilence ? S’il n’y a sans doute pas beaucoup plus de fraternité là-bas, les bons et cordiaux sentiments, quant à eux — bien lâches en vérité —, ne se pâment certainement pas comme par ici. Mieux vaut encore subir les griefs du brigandage que d’être à mon aise — honni et dupé — en ce damier de coquins !

Le bouffon s’en alla en claquant la porte. Il sortit furieux dans la rue, médisant et crachant par terre.

—  Moi, enfant rescapé de la truche, me faire gouape et coupeur de bourse ?! Et pourquoi pas, tiens ! Le destin est sournois et plein de malignes surprises... S’il me réserve une place au royaume d’argot, soit, mais qu’il ne s’avise pas de me faire tremper dans l’huile ! Cette fois-ci, je le ferai plier avant qu’il m’y précipite comme on estourbit un importun au caquet trop affilé.

Pendant ce temps-là, le roi vaquait à ses affaires, d’humeur plutôt maussade. Irrité de ne pas avoir vu ses désirs satisfaits, et ne sachant comment s’y prendre pour rétablir une situation qui lui avait momentanément échappée, il avait chassé tous les laquais de l’aile du château où il se trouvait pour déverser sa bile dans le silence. Au bout d’un moment, excédé par cette impuissante solitude, il hurla qu’on vienne et, tandis qu’un valet passait enfin par-là, il put ordonner qu’on fasse arrêter le bouffon sur-le-champ.
« Pourquoi l’ai-je seulement laissé partir », songea-t-il en son for.

Le bouffon, lui, était retourné dans sa grange où il se lamentait sous les cris de son ventre affamé.
« À quel prix ferment-ils donc tous les yeux ? », se demandait-il, lui qui de richesse voyait partout les sources se tarir.

Sa conscience le tiraillait de mille façons et non tout à fait portées à son regard, tout autant que son estomac n’avait de cesse de l’accabler. Esseulé, épuisé, il finit inévitablement par être rongé par la culpabilité. En effet, lui qui n’avait désobéi au roi qu’en cet événement riche de péril pour sa bienheureuse existence, ne s’était-il pas fait de tout temps son vil esclave, dissimulé à tout point de vue sous le masque mesuré de ses palabres insolentes ? Au fond, n’avait-il pas insidieusement choisi la retenue contre la vie ?
Dans son désespoir, il songea un instant à retourner voir le roi, ramper à ses pieds et… non, cela était hors de question ! Il n’avait plus qu’une solution : emprunter l’habit de vagabond et tailler la route le plus loin possible d’ici. Qui sait, il aurait peut-être plus de chance ailleurs. Oui, peut-être même que la fortune l’attendait au tournant ! Il lui fallait maintenant trouver le moyen de sortir d’ici sans être vu.

Ragaillardi, il dévala l’échelle et sortit de la grange. Il repassait devant la maison de son ancien ami quand il y eut soudainement un petit sifflement. Il s’arrêta et regarda autour de lui.

—  Monsieur, hé ! monsieur le bouffon !

Il tourna la tête et vit la vieille servante de tout à l’heure. Celle-ci se tenait dans l’embrasure d’une fenêtre qui donnait sur la rue et l’appelait à voix basse.

— Psst, approchez-vous, fit-elle en essayant de ne pas trop élever la voix.

Il s’avança vers elle, intrigué.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il prestement.
— Vous avez pas entendu ? Ils vous cherchent partout.
— Qui donc ?

Elle regarda à droite et à gauche avec un air d’inquiétude un peu forcé puis pencha son buste en avant pour lui glisser aussi maladroitement que bruyamment à l’oreille :

— Ben, les sbires du roi, pardi ! Il paraît qu’ils vous veulent pas vraiment qu’du bien, si vous voyez c’que j’veux dire…

Le bouffon resta sans voix.

— Le v’la tout égnaulé ! Bon, j’vous laisse, maintenant. Faites bien attention à vous.

La servante referma les volets tandis qu’il marmonnait encore quelques remerciements.
Soudainement, il se mit à trembler et ses idées devinrent confuses. Que faire ? Où aller, maintenant ? Il fallait qu’il quitte aussi vite que possible l’enceinte de la ville. Il se dirigea vers l’entrée nord, d’habitude peu surveillée, et décida d’éviter de longer les murailles au cas où des sentinelles y feraient leur ronde. Il s’engouffra dans un dédale de ruelles et arriva tout près de l’entrée. Il s’approcha d’un interstice et jeta un œil vers la porte. Il découvrit avec horreur qu’au moins quatre gardes faisaient le guet. Le roi n’était pas si dupe et, dans sa rage, il avait ordonné une surveillance accrue pour chacune des portes de la ville. Terrifié à l’idée d’être découvert, le bouffon décida de se cacher quelque part et d’attendre la nuit.

Ainsi, il se passa plusieurs jours pendant lesquels le bouffon errait de cachette en cachette, ne sortant que la nuit et multipliant les tentatives d’évasion. Pour parer à tout danger, il s’était vu contraint de rembourrer les grelots de son bonnet et de son costume, ce qui n’avait pas manqué de le rendre affreusement mélancolique et contrarié.

Un jour, au petit matin, alors qu’il n’avait rien mangé depuis un bon moment, il se risqua à sortir de sa cachette en plein jour pour quémander un peu de nourriture auprès d’un paysan qui passait par là avec sa charrette.

—  Ami paysan, bien le bonjour à toi. Ne donnerais-tu pas quelques victuailles à un de tes semblables, tu m’en excuseras le terme, crevant la faim ?
— Oh, bien le bonjour à toi, malheureux. De mes maigres moyens, je ne puis t’offrir que ces restes de fèves ainsi que ce morceau de pain rassis. Ils étaient mon déjeuner, mais soit, qu’ils deviennent festin et félicité pour un autre !

Sur ces mots, le bouffon s’approcha lentement et se saisit délicatement de son repas. Puis, n’y tenant plus, il se mit à l’engloutir avec hâte et sans manières. Les mains vides et la bouche encore à moitié pleine, il s’empressa de témoigner sa reconnaissance à son bienfaiteur.

— Je ne te remercierai jamais assez, mon ami. Si tu savais comme cette ville est corrompue et pleine de scélérats !
— Les temps sont durs, il faut bien l’admettre, et les hommes sont ce qu’ils sont, comment pourrait-on les en blâmer ? répondit laconiquement le paysan.

Le bouffon s’essuya la bouche du revers de sa manche.

— Oh, je crois que cela est bien pire : on ne voit même plus qu’ils sont des hommes, tout qu’ils sont aveuglés à devenir eux-mêmes d’uniques rouages du royaume. Et ces félons dans leur tour d’ivoire, qui ne pensent qu’à étendre leur domination, dussent-ils marcher sur leurs propres frères, les reléguant dans leur fausse conscience en quelque entité abstraite ! Et dès que le résultat de leurs intrigues vient à retomber sur nos têtes, les voilà aussitôt qui accourent afin de nous donner à croire qu’ils nous comprennent. Et tout un chacun d’acquiescer bêtement dans cette ignorance feinte qui leur est devenue aussi innée qu’inintelligible. Eh oui ! la sottise aussi s’intériorise, si l’on n’y prend garde. Ah je ne te cache pas mon envie de mettre un bon coup de pied au derrière de leur mémoire, à tous ! Mais les forces me manquent, et seul…

D’un geste las, il jeta sa coiffe à terre et déclama, comme pour lui-même :

— À quoi bon porter encore cet artifice, miroir grinçant qui ne trouve plus pour réponse que l’inanité. Il est loin le temps où nous riions de nous-mêmes, pauvres caricatures d’hommes ! Aurait-on oublié que ce monde n’a pas plus de poids qu’un songe, de même que sur les traits stupéfaits du visage pointe déjà le faux-semblant. Mais quand le masque de la crainte vient le recouvrir jusqu’à se fondre avec lui, alors c’est le déguisement qui est en avant sur l’existence, et les maîtres valets d’étouffer derrière leur soif contenue et leurs os rouillés. S’abandonner au hasard, à l’incertain, est-ce devenu une douleur insurmontable pour l’homme ? Ah ! les dieux de jadis eux-mêmes, s’ils s’en revenaient de leur irrémédiable exil, n’oseraient encore sur nous poser leur regard, car voilà longtemps que nous n’agissons plus selon la mesure et l’unité qui partout dans le monde font tant défaut. Mais soit, telle est donc notre damnation, à chose près qu’elle s’abat de notre propre main.

Au loin, trois sentinelles firent leur apparition. Le bouffon recula d’un pas avant d’aller finalement se mettre à l’abri derrière un muret, laissant seulement dépasser sa tête et son chapeau bariolé.

— Mon ami, il est l’heure pour moi de déguerpir, je te remercie infiniment. Adieu !

Il s’engouffra sous un porche et disparut aussitôt. Mais alors qu’il cherchait une issue, une idée germa soudainement dans son esprit. Aussi, il décida de se tapir dans l’ombre et d’attendre encore un instant.

Un peu plus loin, les gardes firent signe au paysan de s’approcher.

— Holà, le pied poudreux, viens donc voir par-là !

Deux d’entre eux s’éloignèrent avec lui dans une ruelle tandis qu’un autre s’était posté un peu en retrait, derrière un marchand ambulant, afin d’observer discrètement la charrette. Les choses semblèrent vite s’envenimer et le paysan se fit battre rudement. Pendant ce temps, le bouffon était revenu sur ses pas et, ne voyant personne alentour, grimpa dans la charrette et se dissimula dans la paille. Le paysan, lui, gisait maintenant à terre.

Après un moment, le garde qui était resté à faire le guet s’approcha. Enfin, la charrette se mit en branle. Le garde exultait intérieurement tout en tirant le véhicule vers la porte où se trouvaient les deux autres sentinelles. Arrivé là, ils parlèrent entre eux, à voix basse, puis celui qui avait conduit la charrette alla se munir d’une fourche.

Il s’approcha et sans même réfléchir donna un violent coup dans la paille. Un bruit sourd ; aucune réaction. Il redonna un grand coup et, cette fois-ci, le bouffon gesticula dans tous les sens en hurlant de douleur. Le garde se mit à éparpiller la paille dans les airs pour se saisir de sa proie. Il vit rouge rapidement et attrapa le bouffon par la jambe avant de le tirer violemment hors de la charrette. Tous se mirent à rire en chœur.

Le garde jeta sa fourche à terre tout en toisant le bouffon d’un air satisfait.

— Allez, t’es fini mon gars.

Ils le traînèrent ensuite à travers la grand’rue. Quelques bilieux, peu frileux, l’apostrophaient allègrement : « Félon ! », « Païen de fol ! ». L’un d’entre eux lança même une pierre qui manqua de lui amocher la tête. Dans sa rage, il hurlait : « Attends la prochaine, marault ! » Le bouffon les regardait tous avec mépris.

Arrivés au milieu de la place publique, les gardes le jetèrent en plein dans la boue. Ils rirent de nouveau puis l’un d’eux s’approcha de lui.

— Tu sais ce qu’il te reste à faire, mon brave. Si tu te repens, tu auras peut-être droit à une cellule et un peu de paille. Sinon, t’es bon pour la potence !

A l’ouïe de ces mots prononcés par autrui, le bouffon eut un de ces moments où la lucidité vous frappe tout entier. Après tant d’hivers et de terres foulés, après la rumeur de tant de colporteurs déroutés, voilà qu’à ses yeux déconfits se présentait le plus retors, le plus fol destin : le sien.

Devant l’imminence de son sort, ses pensées allaient dans tous les sens. Devait-il s’astreindre au silence et attendre sa sentence ? Mais que prouverait cette insoumission stoïque si ce n’est la résignation et l’impuissance, abaissant par là… un couteau sans lame ? Pourtant, de patience si peu armé qu’il fût, en cet instant rien ne semblait plus étranger à son cœur que l’éclat de l’or faux de la vengeance et du ressentiment, ou du bien pâlot et triste remords.

L’apparition soudaine et éclatante du soleil finit de chasser tout à fait ces pensées hors de lui. Un élan remonta du fond de sa colonne vertébrale et se libéra tout entier dans son corps : voilà qu’il venait de s’abandonner à sa résolution — car celle-ci, de tout temps, n’avait fait qu’attendre son approbation.

La tête du bouffon se tourna vers le garde.

— Je n’ai pas encore embrassé le brigandage, contrairement à vous autres, les vassaux courtois de la corruption, et vous voudriez déjà me faire épouser la veuve ? Scélérats, voilà tout ce que vous êtes ! Va donc m’y mener, à ta satanée potence, puis transmets bien mes salutations à ton roitelet !
Tout autour, les gens s’étaient tus et observaient la scène avec étonnement.

— Soit, ce seront donc tes dernières paroles ! fit le garde en grimaçant.

Alors que celui-ci se retournait pour aller prévenir son supérieur, le bouffon se releva d’un bond tel un fauve enragé et lui donna un violent coup d’épaule. Il s’empara de sa rapière puis, avec la dextérité d’un bretteur aguerri, lui porta une estocade au bas-ventre. Les deux autres employés du royaume, tout d’abord surpris, quittèrent leur poste en laissant la porte vacante et ouverte sur l’extérieur puis fondirent sur lui comme un seul homme, épées sorties et pointes en avant. Ils abaissèrent machinalement le glaive de l’impartiale justice et ce avec une célérité si peu commune que le bouffon n’eut le temps de l’esquiver. Il succomba presque aussitôt à l’assaut : une épée s’était plantée droit dans l’un de ses poumons, coupant court à toute réplique.

Après avoir constaté la mort de leur camarade, les deux gardes se penchèrent au-dessus du bouffon. Se découvrit alors, à la surprise de tous, un visage inerte mais convulsé d’un ultime sourire.

Pendant quelques temps, la place publique fut plongée dans le silence avilissant de la honte et du déni, laissant trôner en son centre le vestige d’un homme qui osa, à son propre péril, se dessaisir de son masque, et au monde présenter à nu son visage et sa laideur. Sur ses yeux éteints se reflètent maintenant l’aube azurée d’un glacial matin d’hiver.

Plus tard, le paysan roué de coups s’approcha et embrassa d’un regard plein de reconnaissance l’homme occis pour avoir défié la tyrannie. Puis il fut surpris de découvrir, à son tour, l’expression inchangée et comme inaltérable de son visage. Il sourit lui aussi et le recouvrit ensuite de paille afin d’empêcher les rapaces affamés de dévorer sa chair et son foie, soulageant un poids sur son cœur — telle une dette immense dont on se libère — sans qu’il ne sache bien pourquoi.

Puis il s’éveilla indiciblement, dans la pesante atmosphère, un nouveau sentiment encore pétri de confusion. Le ciel d’un épais manteau noir se recouvrait, laissant entendre en songe les premiers clapotements de l’eau. La voix de la raison devait bientôt crever ce mutisme d’un enthousiasme criant.

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