Des canons par centaines...

L’effort de guerre français en période de paix
Groupe Grothendieck

paru dans lundimatin#347, le 11 juillet 2022

La Direction Générale de l’Armement (DGA) aimerait avoir la possibilité de réquisitionner certaines chaînes de production d’entreprises françaises pour augmenter les stocks d’armes de poing et de missiles de l’armée en prévision de possible guerre en Europe. Les forces productives civiles de la nation seront-elles misent au service de l’accroissement du militaire français ? Nous n’en savons rien, mais il est a parier que l’augmentation ses dernières années des crédits militaires [1], couplés à des dispositifs législatifs, le tout enrobé dans une propagande médiatique de plus en plus guerrière, risque de faire encore des morts sur l’autel de la croissance des profits et de la puissance.

« Une guerre atroce est arrivée sur notre continent et elle risque de durer longtemps. Nos valeurs sont mises à une rude épreuve : la démocratie, le droit international, la souveraineté d’un pays indépendant, tout est bafoué par le régime de Poutine qui planifie le redécoupage de l’Europe et, à terme, l’abolition des régimes démocratiques qu’il abhorre. Alors, soyons moralement prêts à affronter notre destin pour vaincre le mal ! » [2]

L’effort matériel

C’est fou comme le journal d’extrême centre Le Monde offre une mine d’information à qui ose encore le lire sérieusement. Dans un article du 13 juin 2022, nos va-t-en-guerres nous expliquent en long, en large, en travers, qu’il faut absolument trouver le moyen d’augmenter les stocks d’armes de l’armée française dans le cas d’une guerre contre la Russie. Ils nous expliquent que des « discussions très avancées » sont en court avec la DGA pour un projet de loi visant à la réquisition de chaînes de montage de productions civiles afin de fabriquer des armes.

« Avec ce dispositif, l’État pourrait demander à certaines d’utiliser, au moins temporairement, leurs capacités de production civiles à des fins militaires. Dans le cas des sociétés qui fabriquent uniquement de l’armement, l’enjeu serait d’anticiper le transfert de certaines catégories d’employés très spécialisés d’une chaîne à une autre, en développant leur polyvalence. Mais aussi d’ « identifier quelles sociétés ayant des compétences proches pourraient fournir une capacité supplémentaire. » L’État pourrait, par exemple, demander à une PME de mécanique de précision qui ne travaille pas pour le secteur de la défense de se mettre à disposition d’un industriel de l’armement pour accélérer ses cadences. »

La réquisition militaire existe déjà dans le cas où la France est en état de guerre (« mobilisation générale » ou « mise en garde »). C’est le Code de la défense (Partie 2, Livre II : Réquisition) qui légifère les modalités et les personnes, biens et entreprises pouvant être réquisitionnées « pour l’intérêt de la nation. » L’article L2213-2 précise :

« Peut-être soumis à réquisition l’ensemble du personnel faisant partie d’un service ou d’une entreprise considérée comme indispensable pour assurer les besoins du pays, chaque personne conservant sa fonction ou son emploi. »

et le 2141-3 :

« Ils ouvrent dans tous les cas au profit du Gouvernement, dans les conditions et sous les pénalités prévues par le livre II de la présente partie, relatif aux réquisitions : 1° Le droit de requérir les personnes, les biens et les services ; 2° Le droit de soumettre à contrôle et à répartition, les ressources en énergie, matières premières, produits industriels et produits nécessaires au ravitaillement et, à cet effet, d’imposer aux personnes physiques ou morales en leurs biens, les sujétions indispensables. »

Sa dernière utilisation en France date du 1er septembre 1939, à la suite de l’attaque allemande contre la Pologne.

Les journalistes, relais du lobby français des entreprises d’armements, en l’occurrence le GICAT [3] et de son porte parole Thierry Puig, osent parler d’« effort de guerre des industriels » [4]. Ils n’hésitent pas à faire de la pub pour le produit d’appel de l’arsenal terrestre français, à savoir le canon mobile longue porté (40 km) CAESAr, sans bien sûr mentionner le fait que l’Arabie Saoudite l’utilise à tour de bras pour écraser le peuple yéménite, à tel point que 3 ONG viennent de porter plainte pour « complicité de crime contre l’humanité et complicité de crime de guerre » [5]. La France en possède déjà 76 (5 millions d’euros l’unité !), mais ça ne suffit pas ! Il faudrait en construire plus, plus vite et réquisitionner des filières civiles pour un « approvisionnement long », c’est-à-dire le stockage en pièces détachées pour un assemblage rapide en cas de…. vous nous suivez ? C’est ce que nous dit M. Puig :

 Cela permet de diviser par deux environ les délais de production sans être un vrai surcoût. Il s’agit plus d’une avance sur trésorerie. La mise en place d’appro long permet de livrer rapidement des premiers lots pour couvrir le temps de montée en cadence. » [6]

L’effort d’exportation

Outre le fait de refaire les stocks nationaux, la guerre en Ukraine mobilise toutes les nations de l’OTAN pour l’exportation d’armements défensifs et offensifs. Macron, en grand défenseur des nations opprimées a annoncé vouloir livrer encore 6 CEASAr prélevés sur les stocks nationaux après en avoir livré déjà 18.

« Le 5 juin, la chaîne de télévision publique France2 a diffusé un reportage au sujet des CAESAr [Camions équipes d’un système d’artillerie de 155 mm] récemment livrés à l’Ukraine par la France. Et, d’après un officier ukrainien, ces systèmes donnent pleinement satisfaction, avec au moins 80 pièces d’artillerie russes qui auraient été détruites depuis qu’ils sont entrés en action. Et cela, grâce à leur portée d’environ 40 km, la rapidité de leur mise en batterie et leur mobilité, qui permet d’éviter un tir de riposte. Selon France2, les forces ukrainiennes disposeraient de dix-huit CAESAr au total. Or, lors d’une audition au Sénat, en mai, le Délégué général pour l’armement [DGA], Joël Barre, avait indiqué que seulement six exemplaires, prélevés sur la dotation de l’armée de Terre, avaient été envoyés en Ukraine pour le moment, sur les douze annoncés par le président Macron en avril dernier. » [7]

Passons sur l’opacité habituelle du gouvernement français, cela fait quand même un total de 24 canons mobiles de haute performance. Les discours officiels sous-chiffrent le nombre d’armes livrées parce qu’il est important pour Macron d’être vu à la fois comme membre actif dans l’effort commercialo-militaire de la guerre Russo-ukrainienne, mais pas trop non plus de peur d’être catalogué comme belliqueux (le « en même temps » macroniste). Il ne faudrait pas trop fâcher la population pendant l’intronisation de Jupiterr II, cette population restant miraculeusement anti-guerre pour l’instant [8]. Au total selon le journal les Echos la France aurait livré pour 100 millions d’euros d’armes (missiles antichars Milan, des missiles antiaériens Mistral et et canons Caesar) [9], ce qui n’est pas énorme si on compare aux dons nord-américains (plusieurs milliards).

Mais ne vous inquiétez pas, le 4 juin Macron a assuré que « ces livraisons [à l’Ukraine] seront compensées […] Et j’ai demandé à nos industriels d’accélérer la production d’armements, il ne s’agit pas seulement de reconstituer nos stocks mais aussi de renforcer notre indépendance. » [10]

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On comprend qu’il devient urgent, de préparer le terrain législatif pour une accélération de la production si l’on ne veut pas finir sans canons tout en continuant à être généreux. D’autant plus que les récentes pénuries de matériel électronique (puces et semi-conducteurs indispensables à la fabrication de ces armements high-tech et main-d’œuvre qualifiée), incite l’État à être très vigilant dans ces secteurs. Les « appro long » sont aussi une technique permettant de construire une partie des pièces sans attendre les fournisseurs trop chers ou en pénurie.

L’effort budgétaire

Le budget du ministère des Armées va de nouveau croître en 2022, à 40,9 milliards d’euros, conformément à la LPM 2019-2025 [11] qui prévoit d’atteindre 50 milliards d’euros en 2025 (env. 2 % du PIB). Cette progression répond à l’engagement pris par les 28 états membres de l’OTAN, lors du sommet de 2014 au Pays de Galles, de dépenser 2 % de leur PIB à l’horizon 2024
. Macron n’a pas attendu la guerre en Ukraine pour endosser le choix d’une « économie de guerre » en augmentant sensiblement (+4,5 % par ans en moyenne) les budgets militaires. Et cela ne suffit pas : dans une allocution le 13 juin pendant le salon de l’armement Eurosatory, Macron souhaite réévaluer à la hausse la LPM, régime d’exception oblige avec la guerre : « Une entrée dans une économie de guerre dans laquelle je crois nous allons durablement devoir nous organiser » et « dans laquelle on ne peut plus vivre avec la grammaire d’il y a un an » [12]. Tout ceci l’arrange bien, lui et le complexe militaro-industriel français.

Stratégiquement, cette nouvelle période d’exception (après l’État d’urgence, puis l’État d’urgence sanitaire) permettra sans doute à Macron de faire voter des hausses budgétaires lui permettant de réinjecter de l’argent et des forces productives (emplois, machines, R&D) dans les deux grands programmes structurant de la DGA, qui peinent a décoller, le Système de combat aérien du futur (SCAF) et le Main ground combat system (MGCS, un tank amélioré). « Un sujet particulièrement cornélien, car, malgré ses 40,9 milliards d’euros en 2022, la LPM offre très peu de marges de manœuvre. La France joue un savant jeu de Tetris pour ne pas toucher aux « gros cailloux » de la LPM. » [13] Comprenez les Grands Programmes qui, sans l’apport des Allemands auront du mal à voir le jour d’ici 2030.

Mais cette propagande aura du mal à nous faire tirer une larme. Rappelons que la France se classe depuis une dizaine d’années dans les cinq premières place comme exportatrice d’armes, qu’elle est impliquée dans une dizaine de « théâtres d’opération », que ses dépenses publiques en R&D de défense représentent 40 % des dépenses publiques totaux en R&D de tous les pays de l’Union européenne (27 pays !) [14], qu’elle détient environ 330 têtes nucléaires et que trois sous-marins (SNLE) détenant quelques-unes de ces bombes circulent secrètement en mer (avant la guerre en Ukraine il n’y en avait qu’un), prêts à appuyer sur le bouton rouge en cas de pépin.

En route vers une mobilisation générale européenne ?

La propagande incessante pour nous faire accepter un état de guerre où les industriels et les politiciens ont tout a gagné, a contaminé tout le spectre politique français, la droite bien sûr au pouvoir mais aussi les Socialistes et les Écologistes ainsi que les journaux comme Le Monde ou le Figaro qui ne tarissent pas d’éloge sur la politique internationale de Macron. L’utilisation de cet imaginaire belliqueux (« effort de guerre », « économie de guerre », « menace », « réquisition », etc) entendue à longueur de journée dans les média n’est pas anodin, et a été déjà éprouvé comme technique de gestion de population pendant la crise du COVID (2020-2021). Il réactive de vieux sentiments patriotiques et belliqueux, le plus souvent contre un ennemi imaginaire et masque la réalité des faits sous un vernis fantasmagorique lié à nos imaginaires hollywoodien de la guerre. La « Fièvre cocardière » [15] reprend en France et en Europe après plus d’un siècle de pause, et cela malgré le poids de l’histoire. Le commissaire européen Josep Borrel chargé des relations extérieures annonçait en février dernier « fournir des armements nécessaires à une guerre », cela signifie que l’Europe s’est placé dès le départ dans une position de co-belligérante dans ce conflit. C’est la première fois que l’Europe choisit cette option plutôt que les formes diplomatiques habituelles [16], pendant que l’Allemagne se réarme en espérant atteindre les fameux 2 % du PIB alors que son ancienne ministre de la Défense, Ursula Van der Lyen est la présidente de la Commission Européenne. Le 29 avril 2021, lors de l’adoption du budget pluriannuel 2021-2027, le « Fond européen de la défense » est acté, et va mettre à disposition de l’industrie militaro-industrielle 8 milliards d’euros par an à redistribuer entre les groupes de production d’armement, agences européennes de sécurité et défense, lobbies, groupes de conseil et centres de R&D. L’Europe assume clairement son pouvoir militaire et enfin adopte une vrai stratégie industrielle en matière de production d’armes et d’outils numériques de sécurité. Tout en étant sous la botte de l’OTAN concernant la stratégie militaire, elle développe son propre complexe militaro-industriel, permettant d’être de plus en plus concurrentielle au niveau mondial. La fusion d’Atos et d’une partie de Thalès dans ATHEA le démontre, en en faisant le plus grand groupe européen de développement et de production de big data et d’IA pour les secteurs public et privé, notamment dans les domaines de la défense, du renseignement et de la sécurité intérieure. En 2016, le budget militaire cumulé des États membres de l’UE était le troisième au monde (derrière les États-Unis et la Chine). Il représente trois fois et demi celui de la Russie (246,3 milliards contre 69,2 milliards de dollars).

Les grands média, tous branchés sur le canal atlantiste, essaient de justifier ce jeu de guerre réelle et préparent la population à une éventuelle mobilisation générale. Or, on sait maintenant que ce n’est pas un surcroît de puissance militaire qui pourra sauver les Ukrainiens des bombardements et des massacres. Au mieux cela pourra permettre un rééquilibrage à la long-terme des forces en jeu et donc enliser encore un peu plus le conflit dans une escalade sans pitié, sur le même schéma technologique que la guerre du Vietnam. Le bilan du conflit risque de donner les mêmes résultats : un massacre humain et écologique sans changements significatif dans la géostratégie mondiale, une économie capitaliste renforcée ou tout du moins renouvelée, des industriels de l’armement consolidant leurs part de marché et aucune question de fond sur la militarisation du monde.

À l’heure où les inégalités se creuse et où les plus pauvres hésitent entre faire les courses et faire le plein de la bagnole, cela nous paraît obscène de justifier encore des hausses budgétaires pour accroître la puissance militaire, c’est-à-dire au final dépenser plus d’argent et de moyens pour tuer des gens, civiles et militaires, la bombe ou la balle ne faisant que peu de cas de l’un ou l’autre.

Dans une perspective anti-capitaliste nous pensons qu’une personne tuée dans un conflit auquel la France participe de près ou de loin, c’est un mort de trop, qu’il soit yéménite, ukrainien, français ou russe. Une arme n’a jamais sauvée directement des vies, elle ne peut que en tuer.

En tout cas, il est impérieux de dénoncer cette manigance où, à chaque conflit, l’opportunisme malsain des canonniers (États compris) nous faisant croire que leurs camelotes sont bienfaitrices, permet d’augmenter les cadences et les budgets afin d’enrichir et de renforcer les puissances aux dépend des populations et du peu d’autonomie politique qu’il nous reste.

Groupe Grothendieck, le 29 juin 2022.

[1D’après le rapport du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) de 2021, pour la première fois les dépenses militaires mondiales dépasse les 2000 Milliards de dollars. Ce rapport donne un aperçu chiffré de l’accélération de la militarisation des pays du sommet capitaliste ces 10 dernières années. Voir www.sipri.org.

[2Journal Ouest-France, superbe envolée lyrique à la Georges Bush, le 24 juin 2022.

[3Le Groupement des industries françaises de défense

[4Ils ne font que remâcher les paroles de Macron qui parle « d’économie de guerre ».

[5« Yémen : une plainte déposée contre Thalès, Dassault et MBDA pour ’complicité de crimes de guerre’  », France24 le 2 juin 2022.

[6« Comment Paris veut refaire ses stocks d’armes  », Le Monde, 18 juin 2022.

[7« Artillerie : La France pourrait prochainement livrer six CAESAr de plus à l’Ukraine  » de Laurent Lagneau le 8 juin 2022 sur opex360.com

[840 % des français contre 20 % sont favorables à l’arrêt de la guerre même au prix de la perte de territoire pour l’Ukraine. Voir Ouest-France du 24 juin 2022 « Point de vue. Ce que signifie la victoire de l’Ukraine ». L’article d’une cruauté sans nom compare l’opinion anti-guerre des Européens à un nouveau Munich « Chamberlain et Daladier, cédant à Hitler la Tchécoslovaquie, étaient en quelque sorte otages de leurs opinions publiques respectives. Le lendemain des accords, Le Figaro titrait : « La paix est sauvée ! ». On connaît la suite… ». La comparaison est plus que douteuse, mais la concorde militariste médiatico-politique ne saurait se faire traité de confusionniste, pas elle.

[9« Guerre en Ukraine, 100e jour : le bilan des armes livrées à Kiev  » de Clément Perruche, 3 juin 2022.

[10« Artillerie….  », op.cit.

[11Loi de Programmation Militaire, planification sur 6 ans du budget de la Défense

[12« Paris veut réévaluer ses dépenses militaires à l’aune de la guerre en Ukraine  » sur France24, le 13 juin 2022.

[13Le Monde. 18 juin 2022. ibid.

[14« 
La R&D de défense en France : quels changements depuis la guerre froide ? », Sylvain Moura, Revue de la régulation, Automne 2020.

[15La Fièvre cocardière est l’enthousiasme unilatérale, de l’extrême droite à l’extrême gauche (y compris les anarchistes) pour aller combattre sous le drapeau français lors de la Première Guerre mondiale. Mélange de patriotisme, de xénophobie et de mentalité viriliste permettant à l’exécutif de mobiliser presque l’entièreté de la population apte à la guerre (il y eu quand même quelques pacifistes acharnés, comme l’anarchiste Louis Lecoin qui passa nombre d’années en prison pour ses engagements anti-militaristes). Voir les très belles page dans La mémoire des vaincus de Michel Rangon, Albin Michel 1990.

[16Cette prise de position a été possible grâce à « la Facilité européenne pour la paix » (FEP). Créé en mars 2021, cet instrument permet à l’Union de financer ses opérations militaires dans des États tiers. Mais aussi de leur fournir une aide, qui peut prendre la forme d’armes létales. Pour l’Ukraine cette aide prend la forme de livraison d’arme à hauteur de 450 millions d’euros. On se demande à quel point la mandature de la France à l’U.E. et la nomination de Thierry Breton au poste de Commissaire au marché intérieur (le portefeuille le plus puissant de l’U.E) réunissant pour la première fois les domaines des nouvelles technologies et de la numérisation, de l’intelligence artificielle, de la 5G, de la Défense et de l’Espace, n’ont pas joué. Quand on sait que Breton est un ancien du sérail de l’armement et que la France et la première puissance militaire européenne, il y a de quoi y voir un conflit d’intérêt majeur.

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