Le Guet-Apens de Cesare Battisti

[Note de lecture]

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#351, le 19 septembre 2022

Il y a au moins deux bonnes raisons de lire Guet-Apens, le nouvel opus de Cesare Battisti que les éditions du Seuil s’obstinent heureusement à publier [1]. La première c’est qu’avec la très probable venue au pouvoir en Italie d’une droite héritière directe du fascisme, son sort, à l’isolement dans le quartier de sécurité de la prison de Ferrare, a peu de chances de s’améliorer dans l’immédiat : c’est une litote. On considérera donc comme bienvenu tout ce qui peut rappeler que Cesare est toujours derrière les barreaux, bouc émissaire de la vérité officielle des gouvernants italiens sur la poussée révolutionnaire des années 70.

Et toute personne qui s’intéresse à l’existence de garanties internationales valables pour n’importe quel citoyen ne peut que s’intéresser à la description du piège ourdi en 2019, en dehors de toutes les lois nationales et internationales de l’asile, par la Bolivie de Morales, le Brésil de Bolsonaro et l’Italie de Salvini. Que ce récit prenne la forme d’un roman noir montre une fois de plus que la fiction peut dire la vérité bien mieux que les constructions journalistico-politiques. Ces dernières, comme on sait, ont joué un si grand rôle dans la transformation de Cesare en monstre. Mais la deuxième raison de lire Le Guet- Apens est tout aussi importante. Si l’on croit, comme nous, que la littérature n’a de comptes à rendre qu’à elle-même, et surtout pas à une morale ou une correction politique quelconque, qu’elle soit démocratique bourgeoise ou prétendument révolutionnaire, on ne manquera pas d’être frappé par la qualité littéraire de son travail, qui est ici à son meilleur.

Dans une brève préface, il présente ainsi son livre, en liant inséparablement les conditions matérielles auxquelles il était astreint, et son contenu même : « J’ai écrit ce roman en me servant uniquement de papier, d’un stylo et de tout le temps que j’avais à ma disposition, afin de revivre les moments dramatiques qui ont précédé ma déportation arbitraire de Bolivie vers l’Italie le 13 janvier 2019. Je devais à tout prix comprendre ce qui s’était passé, ou, plus précisément, ce qui nous arrivait, à moi et à ceux qui m’ont accompagné durant mes dernières semaines d’exil. Seul détenu dans le quartier de haute sécurité d’une prison sarde, face à la perspective d’y rester jusqu’à la fin de mes jours, j’étais prêt à supplier afin qu’on me donne au moins l’autorisation d’écrire. Car c’est grâce à l’écriture que j’ai survécu à quatre décennies d’exil ininterrompu. »

Excellemment traduit, Guet-Apens tresse les histoires d’un grand nombre de personnages fictifs très proches de personnages réels. Adriano, d’abord, le double de Cesare, qu’on retrouve tantôt dans sa prison de Sardaigne où il se confronte à un directeur qui se pique de littérature, tantôt dans son jardin brésilien où se dessècheront les trois chênes qu’on lui a apportés d’Italie, tantôt sur la route de la Bolivie, dans une course clandestine en réalité entièrement téléguidée par les gouvernements italien, bolivien et brésilien, tantôt dans l’avion et au débarquement en Italie. On n’est pas près d’oublier l’ignoble cérémonie télévisuelle où il fut exhibé comme un trophée de chasse par les représentants, alors au pouvoir, de la Ligue et du mouvement 5 Etoiles. C’était le terme d’un voyage qui lui a pris « presque 40 ans à l’aller et moins de 24 h au retour ». On suit aussi les efforts de Jonas, l’autre exilé qui, en compagnie de Ramirez, directeur d’un organisme de défense des droits de l’homme vient demander des comptes à un député et à un officier boliviens – et les menacer, à propos de l’extradition d’Adriano. Mais eux lui tiennent le langage du réalisme : « en sacrifier un pour sauver les autres ». Il y a aussi, dans des passages qui sont sans doute le meilleur du livre, des personnages ancrés dans les réalités sud-américaines, comme Mariluz la militante brésilienne et son frère transexuel Fredy devenu pro-Bolsonaro à force de fréquenter des militaires, et qui finira étranglé par l’un d’eux, et aussi Flora, « née à El Alto, à 4000 m, où la nuit on respire le froid glacial des étoiles »…

L’entrecroisement des intrigues et le chevauchement des chronologies dresse un tableau saisissant d’un moment d’histoire entre Brésil du despotisme en marche et Bolivie de la révolution trahie. De paysages fabuleux en périphéries urbaines désolées ce livre est superbement écrit : de Cesare, on pourrait dire ce qu’un de ses personnages dit d’Adriano : « même quand il parle mal (de la réalité), il le fait au rythme des tambours »

SQ

P.S. : pour écrire à Cesare Battisti
Cesare Battisti
C.C. "Constantino Satta"
Via Arginone, 327
42122 Ferrara
Italie

[1On sait que, après son arrestation en Bolivie, la sortie de son avant-dernier roman, Indio, avait été repoussée d’un an, pour des raisons qui nous avaient parues assez discutables pour nécessiter une lettre ouverte à son éditeur.

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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