Dernière sommation

Les bonnes feuilles du nouveau livre de David Dufresne

paru dans lundimatin#211, le 8 octobre 2019

David Dufresne vient de publier chez Grasset un livre nourri par son expérience du décompte des violences policières depuis le début du mouvement des gilets jaunes à partir de son compte @alloplacebeauvau. Puissance de la fiction : l’apparition sous le titre du mot « roman » nous ouvre aussitôt les ressources de la polysémie.

Elle incite à se demander qui adresse une Dernière sommation à qui. S’il s’agit évidemment de l’ultime injonction à se disperser que les responsables des forces de l’ordre sont censés prononcer avant que les objets contondants rencontrent les chairs, et les gaz les poumons, on peut aussi lire en filigrane de ce récit largement autobiographique la dernière sommation adressée au pouvoir par un soulèvement qui a pris « de court et de vitesse toutes les habitudes et toutes les certitudes ». Une sommation qui court toujours sous le couvercle du spectacle médiatique, d’un samedi à l’autre et chaque jour de la semaine. Face à un pouvoir qui prétend interdire des mots (un jour, ce sera « violence policière », un autre « pénibilité »), il s’agit de se réapproprier la langue, c’est-à-dire « savoir qui commande » comme nous y convie le Humpty Dumpty de Alice au pays des merveilles. Cela permettrait, par exemple, de savoir si les écoles de police se sont oui ou non transformées, depuis les années 2000 en « chenils pour fous furieux ». Ce n’est pas moi qui le dis, ni Dufresne, ni non plus Dardel, son double romanesque, mais bien un formateur de police. On sait que Dufresne, de par son travail de journaliste, a forcément des sources policières mais grâce à la fiction, on peut entendre celles-ci dérouler un autre récit que celui imposé par une hiérarchie droguée à l’idéologie managériale. En nous racontant aussi bien la vie des ronds-points dans le Tarn que les souffrances des blessés aux quatre coins du pays, l’atmosphère hystérique des plateaux télés et la joie de taguer, les mésaventures conjugales du chef de la Direction de l’ordre public et de la circulation ou la fureur d’une victime de violence policière confrontée à la pénibilité d’un interrogatoire de police, ce récit offre un excellent exemple de cette dernière sommation à dire la réalité que la fiction peut adresser aux récits du pouvoir.

* * *

« SUR LA PLACE ABANDONNÉE, MATRAQUAGES ET CRÂNES BRISÉS »

— Les mots ont un sens.

C’était la phrase fétiche du Patron. Frédéric Dhomme, 57 ans, dont trente passés ici, à la Préfecture de Police de Paris, l’État dans l’État. Frédéric Dhomme connaissait la boutique mieux que personne. Des Préfets, il en avait connu ; des pièges, esquivés par dizaine ; des pressions, subies par centaines — sans flancher. Frédéric Dhomme était le grand flic, serviteur de l’État, discret, craint de ses subordonnés, apprécié de ses supérieurs ; à la fois solide et anguille, à l’aise dans les intrigues et suffisamment retors pour avoir l’air de ne jamais avoir l’air.

— Les mots ont un sens, insistait-il.

Son embonpoint était un signe : suivez moi, et vous vivrez bien. Les galons sur les épaulettes faisaient le reste. Dhomme, s’il n’inspirait pas confiance, forçait le respect. Il avait la veulerie requise avec les supérieurs, et l’autorité nécessaire avec les autres. Sa carrière parlait pour lui, comme les médailles dans sa vitrine. Depuis son divorce, il n’était plus tout à fait le même, son bégaiement avait repris de plus belle, mais chef il restait. Et dans ce théâtre c’était bien ce qui comptait : on pouvait être mauvais acteur ; ou du moins fébrile, seuls importait le rôle — et les répliques. Dhomme était les deux : fragile et cassant ; touchant à force d’être insaisissable.

Face à lui, un aréopage de chefs d’État-major, à qui, lui, le grand patron de la D.O.P.C., la Direction de l’ordre Public et de la Circulation, il revenait de cadrer les ardeurs. Son bureau était assez massif, de quoi disposer de grandes cartes sur une grande table, avec antichambre pour conversations discrètes, et, disait-on, espace protégé pour cigarettes électroniques proscrites. Ses officiers connaissaient la musique, et l’endroit. Tous rêvaient d’en être, un jour, le chef d’orchestre. Et tous savaient que tous le savaient, à commencer par Frédéric Dhomme lui-même.

Les mots ont un sens, cela voulait dire qu’il fallait ne pas employer les bons, surtout ne rien laisser transparaître sur les ondes, cette maudite radio où il se trouvait toujours un malin pour tout enregistrer, rien qui fasse comprendre que les gars, sur le terrain, avaient bien le feu vert. La chasse était ouverte, mais ça ne devait pas se savoir — ni consigne ni ordre, juste un climat. Et si ça se savait, tant pis pour vous, messieurs, je serais dans l’obligation de vous lâcher.

« POUR GAGNER NOUS DEVONS PERDRE »

Un cri, un hurlement d’après la douleur, inconnu et interminable, une stridence de l’impensable.
Étienne Dardel sursauta, pétrifié.
C’était un cri indéfini, un homme, une femme, difficile à savoir. Il durait l’éternité de neuf secondes, avant qu’une femme en blanc ne surgisse de la droite de l’écran, enserre la victime, et l’accompagne dans une course folle au pied du mur d’enceinte de l’Assemblée. La street-medic criait à son tour, cordon ! cordon ! cordon !

Au sol, un bras n’avait plus de main. L’image était effroyable par ce qu’elle montrait et comment elle le montrait, de façon clinique, du sang, et des tendons ; de la chair qui pend, et une vie qu’on prend.
Et les autres street-medic qui se précipitent, en blanc, croix rouge sur le casque, le cordon qui se forme et, à nouveau, un cri, mais différent, un cri-chorale, dix, vingt, trente manifestants qui hurlent ensemble, d’effroi et de colère, les putes les flics !
Un hurlement — et une cavalcade.
C’était un soir de février, avec sa pluie fine et agaçante, son froid humide, et ses milliers de marcheurs qui zigzaguaient dans les bas degrés et les beaux quartiers, en quête d’une liberté prise à des ennemis pas toujours bien définis — à l’État, aux voitures, aux JT, à l’ordre établi.

Dardel sentit des larmes couler. C’était sa cinquième main arrachée, en deux mois. Il suffoquait, il pleurait comme un gamin, lui qui en avait trois, et la vie déjà bien entamée, mais il visionnait encore et encore les images. Pour être sûr, pour bien comprendre l’incompréhensible, ces armes de guerres envoyées sur des civils, en plein Paris. Les images fusaient maintenant de partout, sous tous les angles, côté gendarmes mobiles, côté manifestants, en Facebook Live ou en Twitter Periscope, parfois grossies, ralenties, zoomées, dézoomés, avec ou sans sigle, avec ou sans floutage, avec ou sans façon.
Dardel prit son clavier :

allô @Place_Beauvau - c’est pour un signalement - 412

Attention IMAGES TRÈS DURES
Main arrachée devant Assemblée nationale, 19h30
Grenade explosive #GLI-F4 (comprend 25 g de TNT)

Paris, #ActeXIII
@EtienneDardel

Les images avait été tournées par une vidéaste, intrépide et impeccable, de toutes les manifs sauvages depuis le début du mouvement, capable de tenir sept ou dix heures d’affilée, non stop et non fiction, précaire comme la plupart de ses pairs, une génération spontanée qui filmait ce qu’elle vivait au quotidien, l’injustice et l’écrasement.
Étienne Dardel pouvait distinguer le moindre détail. Au loin, la garde statique des riches décorations en bronze doré du pont Alexandre III ; plus proches, les grilles de l’Assemblée, puis le brouillard des lacrymogènes, les palets des grenades, les masques, les casques, les silhouettes déterminées, celles un peu perdues, les corps entraînés et les enjambées entraînantes, les déchets des uns et des autres, drapeaux déchirés et douilles explosées — et la Seine, et toute la scène. Une bataille suprême et désuète du pavé parisien, sublimée par le cadrage fragile.

Dardel était au cœur de l’action, chaque samedi une nouvelle séance, avec ses tensions du regard et ses joies de slogans. Dardel y allait comme au front, le cinéma de son quartier, le cinéma direct, sans filtre, sans script ; la vie même dans ce qu’elle a de plus saisissante : la tragédie humaine.
Le monde avait bien basculé : ce qui n’était qu’un mythe de sa jeunesse, les snuff movies, était devenu une réalité, sa réalité, son quotidien : le trépas live, les gueules cassées en direct, les mutilés sous ses yeux, c’était possible, terrible, et c’était maintenant.

« VIOLENCE GRATUITE CONTRE MONDE PAYANT »

— Qu’est-ce qui vous a pris, Serge ?
A sa façon, Frédéric Dhomme était furieux, colère rentrée, les yeux légèrement baissés comme pour feindre d’épargner son interlocuteur de son courroux. Le battement frénétique de sa jugulaire trahissait la nervosité.

— Qu’est-ce qui vous a pris, Serge, d’aller raconter vos conneries à la télé ?

La veille au soir, le syndicaliste avait fait le beau sur BFM TV, deux heures à peine après l’incident de l’Assemblée. Serge Andras avait été convoqué séance tenante, à la première heure, par le patron de la D.O.P.C.

A la télé, le syndicaliste avait estimé malin de dire tout haut ce que bien des adhérents de sa centrale pensaient : elle cherche sa perte, la gonzesse, au bout d’un moment, il faut le dire. Si la grenade lui était directement arrivée dans la main, oui, on pourrait se poser des questions. Mais là, elle se penche, elle veut prendre la grenade. Et si elle la récupère et qu’elle la renvoie sur les forces de l’ordre ? Hein ? Qu’est-ce que vous en dites ? Je vais être très cru, mais c’est bien fait pour sa gueule.
— Serge, les mots sont importants, reprit Dhomme.
— Je sais.
— Je sais que vous savez, et je sais aussi que vous avez cru bien faire.
— Oui, monsieur le directeur.
— Mais les plateaux télé, c’est pas les réunions syndicales ! C’est pas la salle de commandement ! Les plateaux télé, c’est l’adversaire, Serge. Vous comprenez bien ça ?
— Oui, monsieur le directeur. Mais…
— Il n’y a pas de mais, Serge… J’ai la transcription de votre intervention…
— Si, Monsieur le Directeur, il y a un mais.

Dhomme n’en revenait pas. Un n-1, comme il disait, osait lui tenir tête. Dans son bureau ; sur son propre terrain ; cet Andras compagnon de route de toujours.
— Le mais, c’est qu’il y a que les gars, ils en ont marre de s’en prendre plein la figure. Et je les représente. Et y a pas qu’eux ! Y a tous les collègues ! Les bacqueux, les CRS, même la BRI, et les Mobiles. Vous les avez tous jetés dans la rue, au casse-pipe ! Tous les samedis ! Alors…
— Alors…
— Alors, on doit bien monter au créneau, nous, les syndicats, pour défendre les collègues. Puisque vous le faites pas, patron ! On est à bout, vous comprenez. A bout. C’est fini, les syndicats au pas, les centrales courroies de transmission du Ministère, finies les combinazione place Beauvau ou ici, chez le Préfet. Ça doit sortir !
— Serge, les mots sont importants.
— …Et notre colère est grande, Monsieur le directeur. Cette connasse, elle nous emmerde. Oui, c’est bien fait pour sa gueule. Et les Black Blocs, ras le cul ! Tous les samedis, c’est la même rengaine. On prend des coups, par les manifestants. Des insultes, par les passants. Des saloperies, sur les réseaux sociaux. Et ces connards de journalistes, hein, ces raclures de bidet qui nous applaudissaient après Charlie, et qui maintenant nous chient dessus… Ce Dardel, qui nous colle au cul, comme une mouche à merde avec ses tweets pourris. Rien, vous faites rien ! Pas même la moindre intimidation, une convocation bidon à la DGSI., ou un vieux machin sur lui qui sortirait…

« PARISIENS : L’HISTOIRE VOUS PASSE SOUS LE NEZ »

Ce n’était pas son cri qu’on entendait. Elle, elle ne ressentait rien, strictement rien ; les toubibs de l’hôpital Cochin lui expliqueraient pourquoi et comment son corps avait fait barrage.
Le cri venait de son accompagnatrice qui avait vu, et qui avait ressenti l’effroi. Au sol, un doigt, puis un autre, déchiquetés, et un troisième, en lambeaux lui aussi ; et un dernier, qui semblait être un majeur, rouge et blanc, chair et sang, avec une vague bague accrochée comme dernier signe de vie. La babiole avait résisté, contre toute attente, et toute logique ; brisée par endroit, ensanglantée partout, son métal de pacotille avait tout de même tenu. Maigre doigt d’honneur perdu devant l’Assemblée, au pied des palissades, qu’on avait vissées à la va-vite sur les grilles.

Le cri durait 9 secondes, et Vicky ne comprenait pas pourquoi on lui hurlait dessus. Il y avait bien la tension du moment, la danse des tonfas, l’excitation des uns et des autres ; gendarmes et casseurs, flics et manifestants, policiers et passants ; il y avait bien ces nuages de gaz, qui piquaient au vif ; ces bruits de bottes, de barres de fer qui tombent, les ploc, ploc, ploc des tirs de LBD, le son sec des matraques sur les boucliers, mais rien qui n’explique ces hurlements.
Et Vicky saisit, à l’instant même où elle tenta de retirer son masque de ski. Vicky était toujours bien équipée, contre les lacrymos, contre les grenades : sa main glissait sur les lunettes XL, son élastique ne bougeait pas, incapable de le prendre, de le sentir même, et puis le liquide chaud qui entrait dans son masque à gaz.
— Non, ma main !

Les street-medics avaient formé un cordon et passé un accord avec les gendarmes mobiles : c’est bon, oui, ils pouvaient emmener la blessée à l’abri, entrez ici, la grille au fond, puis la porte des visiteurs sur votre droite. Vicky se retrouva propulsée au cœur du pouvoir, dans la salle des Quatre colonnes où les pompiers avaient installé leur poste avancé.
Intérieurement, Vicky s’amusait de l’ironie de l’Histoire : elle qui ne votait pas, elle qui luttait contre un État qui ne représentait que lui-même et ses serviteurs ; elle était là, dans cette salle des jours de questions parlementaires, où élus et journalistes se prêtaient depuis toujours au jeu imbécile de la petite phrase. Ce jeu dont Vicky et les siens avaient décidé de modifier les règles.
Vicky voulait appeler sa mère, lui raconter ; sa mère refusait de rire à sa mauvaise blague, à son histoire de main arrachée et de perchoir, de République et de mutilation, de sang et de pompiers. La douleur se réveilla à ce moment là, la sécrétion d’endorphine ne pouvait plus rien, le mécanisme de protection céda — et la mère de Vicky comprit.
On ne jouait plus.

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