De quoi l’abaya est-elle le voile ?

Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#396, le 25 septembre 2023

Suite au décret du ministre de l’Education Nationale interdisant le port de l’abaya et de son pendant masculin, le qamis, dans les écoles, collèges et lycées de la République, le Conseil d’Etat a été saisi d’une question juridique et métaphysique redoutable : le décret est-il conforme à la loi ? Et peut-on élucider la « nature » d’un signe ?

En vertu de la loi du 15 mars 2004, l’article L141-5-1 du code de l’Education Nationale prévoit que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ».

Le port de l’abaya relève-t-il de la manifestation ostensible d’une appartenance religieuse ?

Une manière de résoudre le problème posé serait d’interroger, à l’entrée des établissements, les élèves qui portent ostensiblement de tels vêtements : « est-ce la manifestation, de votre part, d’une appartenance religieuse, ou est-ce un choix esthétique ? »

Le problème est que l’esthétisation de la manifestation religieuse est une réalité qu’il est impossible d’ignorer : à bien des égards, en effet, l’appartenance religieuse véhicule des choix esthétiques.

En outre, l’interrogation devrait être approfondie, afin de s’assurer que l’élève ne cache pas, derrière une motivation esthétique, une manifestation d’appartenance religieuse. Et un tel interrogatoire, à l’évidence, compromettrait la fluidité de l’entrée des élèves dans les établissements scolaires.

Il convient donc que le Conseil d’Etat puisse trancher, de sorte que la loi soit claire et distincte et qu’elle puisse être appliquée partout, de manière égalitaire, républicaine et laïque : ce vêtement, l’abaya, est-il un « signe » ? Et s’il l’est, qu’est-ce qu’il signifie « par nature » ?

L’herméneutique du Conseil d’Etat tranchera.

Quant à savoir s’il y aura suffisamment d’enseignants dans les écoles, et suffisamment d’écoles ; quant à savoir s’il y aura suffisamment de médecins et d’infirmiers dans les hôpitaux, et suffisamment de lits d’hôpitaux ; quant à savoir si le glyphosate sera plus ou moins nocif dans la décennie à venir qu’il ne l’a été dans les décennies précédentes ; bref, quant à savoir si l’intérêt privé des détenteurs de capitaux continuera à imposer sa loi malgré la dévastation écologique du monde, la paupérisation massive, l’inflation, la déréliction des services publics, etc. ; le Conseil d’Etat ne se prononcera pas. Ce n’est pas de son ressort.

C’est du ressort du gouvernement, des ministres, des élus. Or, ils ont d’autres chats à fouetter : une « abaya », de quoi est-ce donc le nom ?

Est-ce un vêtement ?

Oui, mais de quelle nature ?

Esthétique ou religieuse ?

Et si c’était esthético-religieux ?

Ne faudrait-il pas, dans ce cas, retoucher la loi et stipuler que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance esthético-religieuse est interdit » ?

Dans un article du Monde daté du 7 septembre 2023, nous lisons : « Le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, a appelé, dans une directive diffusée mardi, à ‘une réponse pénale très réactive’’ en cas de manquement au principe de laïcité dans les écoles [1] ».

C’est peut-être là, réflexion faite, la leçon « politique » qu’il convient de tirer de cette nouvelle affaire d’Etat relative à la question du « signe » religieux : l’important, aux yeux d’un ministre, n’est pas tant de pouvoir définir ce qu’est, ou n’est pas, une infraction « au principe de laïcité » - infraction qui, à mesure qu’elle suppose d’interroger les « signes » pour être identifiable, ne cesse d’approcher la redoutable question du sexe des anges ou de la signification des augures -, l’important est d’assurer, quoi qu’il en soit, « une réponse pénale très réactive ».

Voilà qui soulèverait donc le voile de cette affaire d’ « abaya », donnant à voir, du même coup, les jambes velues, et les dents longues, du bon vieux loup de la fable : ce qui préoccupe décidément le gouvernement n’est pas l’éducation, la santé, la paupérisation, l’inflation, les inégalités, la dégradation écologique, la guerre sociale, etc. ; ce qui le préoccupe toujours davantage, c’est d’assurer « une réponse pénale très réactive ».

C’est le fin mot de l’histoire. Et il a le mérite d’être clair et distinct.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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