Vous êtes arrivés là sans savoir exactement comment, au crépuscule, suivant un chemin qui n’était sur aucune carte, et vous voilà désormais dans l’œil du cyclone. Autour de vous hurlent chiffres et incantations ; fusent des propositions philosophiques et des extraits de notes occultes ; apparaissent et disparaissent les contributions d’un site web nommé « Hyperstition » et des articles para-scientifiques signés par un certain Hamid Parsani ; vous voyez passer le démon Pazuzu au milieu d’autres démons mésopotamiens ; les poussières tourbillonnantes ont une drôle de couleur, et semblent parfois gluantes ; et puis tout semble mélangé avec un liquide visqueux : du pétrole, il y a du pétrole partout, suintant des paroles, des masques, des équations alchimiques, de tout le matériel terrestre auquel le cyclone donne une vie improbable. Ce qui tourne ainsi autour de vous et vous déconcerte est l’une des formes prises par Cyclonopédie : Complicité avec des matériaux anonymes, l’un des livres les plus fascinants de ce premier quart de XXIe siècle. Son auteur est Reza Negarestani, écrivain, ingénieur et philosophe iranien qui dirige le Programme de Philosophie Critique du New Centre for Research and Practice (une plateforme de recherche para académique en ligne qui propose des séminaires relatifs à l’art, à la théorie de l’architecture et du design, et à la philosophie).
Dans une langue syncrétique, Negarestani kidnappe le Dehors, l’enlève et l’arrache, comme on peut aussi enlever un membre lors d’une opération chirurgicale – mais, dans le cadre de ce livre, sans anesthésie. Sans anesthésie puisqu’il s’agit de nous faire sentir le climat du Moyen-Orient et la Terre autrement. De nous faire comprendre le monde d’une autre façon, grâce à une esthétique qui nous demande de repenser les relations entre le dehors et le dedans, l’univers et la Terre, l’économie matérielle du monde et la psychologie humaine, le langage et nos nerfs. Et le point de départ de la perspective de Negarestani, c’est l’extériorité radicale. Pas soi, pas l’humain, pas nos interprétations, nos codes sociaux, nos constructions idéologiques de la réalité, non. Quelque chose de totalement hors soi, d’inhumain, sans code, se moquant souverainement des manières humaines de représenter la réalité. Il faut que vous ayez cela à l’esprit : sous chaque mot, chaque idée, chaque description, gronde un Dehors qui médite un plan cosmique dont vous n’avez nulle idée, mais qui va vous jouer des tours. Et ces tours ont tout du film d’horreur.
Cette primauté accordée au dehors explique pourquoi Reza Negarestani a été rattaché à ce courant philosophique aux milles tourbillons nommé « réalisme spéculatif », qui est soudainement apparu sur les écrans philosophiques en 2007, lors d’un colloque intitulé « Speculative Realism », tenu à Goldsmiths (University of London) et où étaient intervenus Quentin Meillassoux, Ray Brassier, Iain Hamilton Grant, et Graham Harman. Ce qu’il nous faut surtout retenir pour comprendre le contexte de formation de Cyclonopédie est que le réalisme spéculatif (doublé par sa sœur jumelle inversée des dits « nouveaux matérialismes ») s’est défini comme une libération de l’être. L’être, tout ce qui est dans le monde, sur Terre comme dans l’outre espace, a une autonomie et ne peut en aucun cas être réduit à ce qu’on en pense, à ce qu’on en dit, à la manière dont les valeurs sociales filtrent les choses et les êtres vivants. Voilà peut être ce que vous sentirez : vous ferez l’expérience de l’être libéré. Et celui-ci nous apparaît forcément d’une drôle de façon, car on découvre que l’être, ce n’est pas ce qu’on croyait.
Pour illustrer mon propos, accordons notre regard sur ce qui semble être l’entité ontologique majeure de Cyclonopédie, à savoir le pétrole. Généralement, on voit le pétrole comme ce qui est dans la Terre, sous sa surface, comme ce qui exploité par le capitalisme et l’économie extractiviste. Mais ce livre renverse notre perspective : le pétrole n’est pas une huile minérale, mais un être autonome qui se sert du capitalisme comme d’un instrument, pour ses propres fins. Plus grave encore, le pétrole n’est pas appréhendable comme quelque chose qui serait lové dans les replis des strates géologiques, il est la présence menaçante du Dehors. On ne pourra dès lors pas intégrer la perspective ouverte par Negarestani dans les analyses environnementales et leur souci pour le vivant, et dans l’épistémologie de l’animisme qui soutient que les autres-qu’humains, la matière même, a une forme d’agentivité, de force propre qui n’est pas assujettie aux plans des sociétés humaines. Car Negarestani produit autre chose que ce réajustement épistémologique. Si, en effet, le pétrole a une sorte de vie, si le Moyen-Orient lui-même est une « entité sensible et vivante – vivante au sens très littéral du terme, hors de toute métaphore ou allégorie », reste à comprendre ce qu’est la littéralité vociférante d’une vie qui déchire les significations de l’intérieur.
Une lecture plus poussée de Cyclonopédie nous fait alors comprendre que le pétrole n’est pas qu’un « lubrifiant », ainsi que l’explique Negarestani : il permet que communiquent le sous-sol de la Terre, les pays du Moyen-Orient qui l’exploitent et les pays qui achètent le pétrole ; il permet que se mette en place le Capitalocène sous tous ses aspects industriels, des voitures à l’édition de ce livre qui serait impossible sans pétrole. Le pétrole, nous dit Cyclonopédie, n’est pas issu de matières organiques mortes, il provient des gaz de la Terre et n’a rien à voir avec la mort : il est une forme de vie qui n’a aucun rapport avec la mort, qui ne se définit pas par rapport à cette dernière et ne cherche donc pas à l’éviter. La vie du pétrole est emportée par un dessein bien plus surprenant, qui la précède et la traverse : décomposer, décomposer pour que règne un désert où même le Soleil le plus brûlant, même les dieux doivent abdiquer leur souveraineté.
Ne vous attendez donc pas à voir « déconstruites » les différences entre dedans et dehors, vie et mort, fiction et théorie. Ni à voir saisie la manière dont nous « construisons » socialement ces différences. Après la déconstruction, le temps est venu pour la décomposition : non pas comme manifestation d’un état qui suit la fin de la vie, mais comme état incessant de désert. L’image ontologique la plus juste qui monte de Cyclonopédie est alors celle du sable, de la poussière, ni solide ni gazeux ni liquide mais donnant à ces états une anti-forme décomposée. Cyclonopédie annonce un désert, un retour de poussières qui ne sont ni celles des étoiles, ni celles que l’on trouve sur de vieux grimoires, mais des poussières pensives où la Terre cesse de planifier sa survie et devient une vie inouïe, une poussierrance libérée du capitalisme solaire et de ses technologies pétrolifères.
Une fois Cyclonopédie compris comme souffle de poussière et votre regard comme générateur d’humidité, larmes parties à la ren contre du livre-exit de l’Occident, il devient possible de prêter attention à ce qui s’y dérobe, à ce qui résiste à votre compréhension. Car ce que vous devez chercher dans ce livre, ce sont moins des blocs de significations que des trous de sens : « Les écritures cachées ont des tunnels au lieu de fils, des lacunes narratives au lieu de grilles structurelles. » Un tombeau vide ne signale pas une absence, mais un passage, celui qui existe entre chaque grain de sable. Un trou de mémoire est un accès offert à l’Autre qui se souvient en sourdine. Negarestani nous invite à nous engager dans des tunnels où l’on passe de la fiction à la théorie et de la narrativité à la conceptualité, contre toute partition stricte entre roman et traité philosophique.
Bien entendu les lecteurrices de Deleuze et Guattari sauront reconnaître la présence massive de ces derniers dans Cyclonopédie, mais avec cependant une autre allure, des déplacements conséquents – par exemple, les « machines de guerre » deleuzo-guattariennes perdent leur autonomie et deviennent des appendices de la Guerre-comme-telle, la « (Non)Vie » qu’elle secrète et son envie de désert. Et les fans de Lovecraft sauront entendre l’appel de Cthulhu retentir de ces Étrangers (Outsiders) tapis dans la chaire d’Intrus (Insiders) à peau de vers. Mais ce jeu d’identifications n’est pas l’essentiel. Si, comme l’écrit Negarestani, Cyclonopédie est l’effet d’« une Écriture Cachée » qui nous invite à y entrer et en sortir comme dans un moulin à paroles mystérieuses, si l’Écriture Cachée est forcément multiple et anonyme et qu’« il faut poursuivre et contribuer sans relâche au processus d’écriture du livre », alors, lectrices et lecteurs, utilisez tout instrument à votre disposition pour créer vos passages dans ce livre : stylos, ciseaux, allumettes. Fabriquez-vous votre souterrain, passez dans les trous de mémoire du temps pour rencontrer l’Étranger.
Par ces opérations, vous verrez apparaître du sens bizarre, mais efficace – par exemple, si j’isole l’énoncé « le pétrole transforme le Temps en blasphèmes apocalyptiques », que vois je d’autre si ce n’est Donald Trump ? Et si je comprends que l’impérialisme et le colonialisme d’installation ne peuvent donner lieu – via les bombes et les « guerres contre le terrorisme » – qu’au désert qui en retour les asséchera, que vois je si ce n’est la Palestine ?
Dans l’œil du cyclone, vous comprenez désormais que vous n’êtes pas au milieu de celui-ci, mais entraîné dans sa spirale, dans un mouvement d’expansion galactique. Le Dehors est certes dedans, vous vous le répétez, mais ce n’est peut-être pas si horrible que cela. Certes, Cyclonopédie nous montre l’aspect traumatisant du Dehors auquel il ne s’agit pas d’être ouvert – à la manière molle d’une éthique libérale, soi-disant inclusive tant que rien ne vient la remettre en question –, puisque c’est le Dehors qui nous ouvre par des « lignes bouchères », parasitaires, violentes et traumatiques. Mais le traumatisme est aussi la loi de la singularisation, de la finitude par laquelle existe l’être, en son horreur et sa merveille. Le Dehors, c’est aussi l’extraterrestrialité que le terrestre exprime à chaque fois de façon singulière, c’est la poussée merveilleuse du miracle d’être, c’est la vie dans le désert que je ne savais voir, c’est l’amour et pas seulement l’effroi, la résurrection par laquelle chaque être se révèle comme lumière intense (Mollâ Sadrâ, Sohrawardî). Le souterrain communique avec le surterrestre, ce ne sont pas des mots qui alors s’échangent, mais une harmonie sonore de Terre et de Ciel.
Frédéric Neyrat






