L’opération Lacoste
« Je veux faire de ce village un Saint-Tropez la de culture. »
Pierre Cardin dans Le Monde du 24 mai 2008
Une petite chronologie
2001 : Pierre Cardin achète et rénove le château du marquis de Sade à Lacoste dans le Luberon. À la suite il multiplie des acquisitions immobilières. Il acquiert jusqu’en 2020 une cinquantaine de propriétés dans ce village de 400 habitants, une quarantaine de maisons et une dizaine de boutiques et galeries. « Certains collectionnent les timbres ou les chevaux, moi c’est des maisons », dit-il.
Mais ces maisons, une fois rénovées et décorées, sont laissées inhabitées. Aucune n’est ouverte à la location, ni aux particuliers, ni aux commerçants. Les magasins, exposant les œuvres de la collection du couturier, sont illuminés jour et nuit, les portes constamment closes. Il s’agit d’une désertification croissante de cette cité auparavant emplie de vie.
« Avant il y avait des familles avec des enfants, c’était animé. Là, à partir de fin août, c’est mort. Il n’y a plus personne. » (Danielle Cohen, une habitante de Lacoste, à France Télévisions en 2019.) Le village, « à l’histoire culturelle hors du commun, a été peu à peu privatisé dans sa quasi-totalité à des fins commerciales, tel un vulgaire parc d’attraction ». (https://mrmondialisation.org/lultra-riche-pierre-cardin-a-transforme-lacoste-en-village-fantome/)
Quand Pierre Cardin avait annoncé en 2008 qu’il voulait « faire de ce village un Saint-Tropez de la culture », il avait ajouté : « Sans le côté show-biz. » Pourtant il y a organisé à partir de 2001 un festival d’été (autour de la musique, du théâtre et du cinéma musical) de plus en plus bling-bling,
présentant entre autres Arielle Dombasle (2010), Michel Drucker (2017) et Mireille Mathieu (2019) pour arriver en 2022 à un programme avec Adjani, Depardieu, Cali…
Cette conquête et « colonisation culturelle » a rencontré un refus et une résistance acharnée du côté d’une partie des habitants. Si « cela ne gênait pas vraiment les gens à l’époque, car personne n’avait l’argent pour acheter et restaurer [le château]. C’est à partir du moment où il a acheté à tour de bras des maisons à l’intérieur du village que ça s’est corsé. […] Il est arrivé en conquérant et ne s’en est pas caché. » (Déclaration de Anne Gallois, autrice d’un livre intitulé Du côté de chez Sade, histoire d’un village vendu, à l’AFP en 2017.)
Même s’il a séduit de nombreux propriétaires en proposant des prix d’achat trois fois supérieurs à ceux du marché, l’opposition s’est donc organisée. Elle a convoqué des médias et tagué les murs de messages hostiles. Un des militants est Cyril Montana qui a encore le souvenir d’une époque où son village était un lieu de festivités et de rencontres d’artistes du monde entier. Pour dénoncer les répercussions dévastatrices de « l’opération Lacoste » sur la vie des habitants du village, il a réalisé avec le réalisateur Thomas Bornot un documentaire sous le titre « Cyril contre Goliath ». Après plusieurs années de tournage, le film n’a finalement pas pu sortir en salle en 2020, comme prévu, à cause du contexte pandémique, mais seulement sur internet.
Jusqu’à sa mort en décembre 2020, Pierre Cardin s’est trouvé incompris par les habitants de Lacoste, se plaignant publiquement de l’esprit borné « des petites gens » pas à la hauteur de son projet (voir le Podcast : 2001 marque un tournant de France bleu 29-12-2020). Il les considérait comme ingrats, vu qu’il avait mis des millions d’euros dans son projet et fait travailler pas mal d’entreprises locales pour les travaux de rénovation pendant des années.
Une option de 1966 pour sauver le château de Lacoste en respectant son histoire et son aura : http://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/raf07063200/le-chateau-du-marquis-de-sade-a-lacoste
Sade, la honte [1]
Né à Paris en 1740 dans l’hôtel particulier des princes de Condé où sa mère faisait fonction de dame d’honneur, Sade eut très tôt à faire avec la Provence, puisque entre les âges de quatre et dix ans on le confia à son oncle, l’abbé de Sade, qui y résidait. Il passa donc ses jeunes années dans la vieille et lugubre forteresse qu’était alors le château de Saumane, tout près de l’Isle-sur-la-Sorgue et de Fontaine-de-Vaucluse, puis il prit possession, à vingt-trois ans, du domaine familial de La Coste. Jusqu’à la fin de sa vie, il y resta viscéralement attaché, au point que ses divers enfermements successifs signifiaient d’abord pour lui être séparé de son château. À l’époque, selon son bon historien Henri Fauville qui donne ses sources, le village comptait 430 habitants, répartis en cent dix familles. Quand j’y suis venu pour la première fois vers 1980, grâce à de vieux amis qui habitaient non loin de là, la démographie n’avait guère changé, même si les artisans divers et des artistes (parmi lesquels le peintre Jacques Hérold dont je pus ainsi faire connaissance) étaient venus se mêler avec harmonie aux paysans et aux villageois du cru, y poursuivant leur œuvre et leurs travaux. Pour moi qui ne connaissais pas la région, ni le bourg ni le château, c’était un plaisir sans fin que d’errer seul, ou avec des enfants, dans les ruines seigneuriales, les carrières proches désaffectées ou la garrigue environnante brûlée par le soleil. Tout semblait entré dans un état de douce et agréable léthargie. Mais aujourd’hui les choses ont changé, et on va voir ce qu’on va voir ! Par les vertus d’un mercantilisme effréné, galopant et ouvertement affiché, La Coste doit devenir non plus un beau village provençal, vivant ou aspirant à l’être, mais un « village cousu main », comme le signale, dés son titre, la journaliste-reporter Catherine Simon du Monde
(édition du 24 mai 2008). Tel un nouveau vampire de la finance, le couturier Pierre Cardin a en effet décidé de faire main basse sur l’ensemble de cet éperon rocheux, en partie rongé par le temps et qui domine la plaine du Luberon. Non content de s’être offert le château de Sade et de l’avoir restauré pour son usage personnel (« J’y ai mis des millions d’euros, déclare-t-il, et j’ai fait travailler pendant presque sept ans une demi-douzaine d’entreprises locales »), il vise maintenant le village entier, en rachetant une à une les maisons qui se vident ou en proposant pour les autres des prix exorbitants (« En l’espace de quelques mois, note la journaliste en reportage, ce sont une vingtaine de maisons qu’il a achetées ici, en offrant un million d’euros là où le marché plafonne à trois fois moins… Il n’arrange pas les choses, notre ami Pierre !, soupire-t-on dans la région. »). Même l’ancien Café de Sade, qui a perdu son crépi en même temps que sa patronne, a été racheté : on va y mettre un piano-bar, avant qu’on fasse un hôtel deux étoiles et qu’on ouvre deux autres établissements de luxe, le but final de l’entreprise étant de transformer le village de La Coste en « un Saint-Tropez de la culture », selon les dires de l’ambition du dernier « seigneur des lieux ». Après la pollution maritime, l’atomique, l’agricole, l’urbaine qu’on connaît bien maintenant, bienvenue donc à une forme inédite d’encrassement généralisé et méthodique des environs organisé par les magnats tout-puissants : la pollution culturelle !

Jean-Pierre Guillon • Poète, collagiste et pamphlétaire. Né en 1943 à Rennes et mort en 2012, il a vécu tantôt en Bretagne, tantôt à Paris, après ses études universitaires. Il a participé, avec ses amis Annie Le Brun et Hervé Delabarre, aux activités du mouvement surréaliste, de 1963 à 1969.