Conte de ma mère l’Oye – revisité

Juliette Riedler

paru dans lundimatin#417, le 26 février 2024

L’oye est une oreille, mais n’ayons pas peur des jeux de mots, et usons de l’homophonie aimée par les contes.

Il était une fois une oie si belle que tous entendaient avec grand plaisir ses paroles, qui étaient de belles vérités d’être et d’expérience. Cette oie accueillait dans un gigantesque panier des milliers d’oisillons en quête de repères et de maternité. Ces oisillons, qui étaient en majorité femelles, se retrouvaient dans sa parole comme dans un miroir, et réclamaient chacun un peu de son attention, un peu de la douceur de ses ailes, si belles et si douces. Être auprès d’elle ressemblait à une grâce, tant sa générosité semblait infinie.

La belle oie avait en effet connu le drame de l’abandon parental aux mains d’un affreux faiseur de films animaliers. Ce dernier mettait la belle oie au centre, si jeune, si fraîche, si spontanée, faisant tourner la caméra autour d’elle, se permettant de la manipuler dans tous les sens, sans se préoccuper de son bien-être, de son intimité. Un réalisateur qui avait finalement très peu d’égard pour les animaux, et ici pour son oie préférée. Blessée, notre oie s’était retirée, et elle était partie grandir ailleurs.

Depuis cette époque, la belle oie était tourmentée. Elle se demandait quoi faire pour réparer son passé. Elle écrivit un livre, parla à ses ami·es, traversa l’océan, changea de pays. Un jour elle eut l’idée de faire une série. Elle était maintenant mère à son tour, regardait pousser ses petits. Elle raconta alors, avec sa caméra, son passé avec son regard d’aujourd’hui. Elle y fit jouer sa fille, y interrogea sa mère, mais, oups, point de père. Du père fut protégée l’ignorance de sa souffrance à elle d’oie blanche aux prises avec ce faiseur de films périmés. La pauvre belle, bien que devenue grande, préféra épargner à son papa, pourtant très présent chez les oies, une interrogation cruciale, de savoir pourquoi il avait fait établir un document très spécial pour qu’elle puisse convoler avec celui qui prétendait prendre soin d’elle.

Depuis, et alors que dans le pays on s’interrogeait sur les mœurs de tels faiseurs de film, et sur la manière plus globale dont ils étaient produits, la belle oie faisait gonfler ses plumes et briller son bec pour que ses mots réfléchissent encore davantage sa vérité. On se gorgeait de l’entendre sur son histoire, on l’encourageait, on la flattait jusqu’à parfois en perdre la tête. À l’occasion, le public s’interrogeait. Était-on dans un cercle de parole où des oies blanches et anciennement blanches partagent des expériences communes ? Dans une écurie, où l’on lustre les chevaux avant de les envoyer à la course ? Dans une salle d’arme, où l’on affute ses arguments et tient en joue ? Nombreuses étaient les prises de parole, et forte la colère des oies, attachées, à raison, à leurs belles plumes perdues lors de leurs différents travaux.

Ici, un temps.

A-t-on le droit d’écrire un conte alors que l’histoire s’écrit ?
Gageons en son cœur et depuis l’intérieur, que dans tout ce ramage, si impressionnant, et tout ce plumage, si étourdissant, notre belle oie ne perdre ni son ouïe ni son éclat, et qu’à force de souhaiter accueillir tous les oisillons du monde qui de son histoire pouvaient aussi se réclamer, elle ne finisse ni par s’aigrir ni par éclater.
De sorte que notre morale ne saurait être :
« Oh toi la belle, qui que tu soies et où que tu soies née, oses confronter ton père à ses agissements, plutôt que de crier au monde entier les maux dont tu souffres et d’accuser un homme qui lui ressemble. Oses interroger ton père sur ta plus grande douleur, ne le laisse pas dans l’ignorance de toi, car tu es aussi ce dont tu souffres. Laisse-le te connaître, car cette paix que tu lui prêtes, que tu veux lui laisser, elle t’appartient. »

Juliette Riedler est l’autrice de 7 femmes en scène, émancipations d’actrices (L’extrême contemporain).

Pour aller plus loin : Sur « Icon of French Cinema » de Judith Godrèche.

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