Conspirations caniculaires

Plein Soleil de Natol Bisq
[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#348, le 23 août 2022

En avril dernier, l’amicale littéraire du Sabot, dont plusieurs très bons textes ont été relayés sur lundimatin [1], ont publié le premier roman de Natol Bisq, Plein Soleil.

Une dizaine de narrateurs s’y partagent plus de cinq cent pages d’un récit aux ambiances tantôt moites, tantôt glaçantes, où la fièvre peut survenir sous le soleil de plomb d’une plage italienne, comme à la nuit noire dans une bagnole en pleine course poursuite sur des routes de campagne, ou lors d’une orgie sous guedro dans un appartement d’Istanbul.

Au fil des pages se déploie tout un réseau où se rencontrent auteurs homonymes, anonymes, sabotages, conspirations, messages et substances mystérieuses. Voici donc quelques bouts de celles que nous avons préférées.

Léa

Curieux, cet endroit, vraiment. Et je n’arrive pas à dire pourquoi exactement. Rien d’exact, surtout. Plutôt plein de détails qui suscitent en moi de petites questions, qui me picotent le cerveau comme le feraient des gouttelettes de sueur si le cerveau pouvait transpirer. Trop menus pour m’inciter à questionner quelqu’un, et trop tangibles pour pouvoir croire qu’ici, tout se passe comme tout passe ailleurs.
Mon regard tombe sur une phrase inscrite sur une feuille traînant sur la table basse. Le confort : ennemi public nº 1. Il y en a d’autres aussi, moins déchiffrables, et des gribouillis. La femme assise à ma droite éclate de rire. Elle s’appelle Natosha Revmira Illioudchenko. Je le sais parce qu’elle a dû répéter son nom plusieurs fois avant que je parvienne à le prononcer correctement. L’homme assis à côté d’elle a enlevé ses chaussures. Il a tenu à me dire son nom complet aussi, mais je l’ai oublié. Natosha Revmira Illioudchenko, par ailleurs, a tout d’une femme remarquable mais peu d’une Russe. Peau basanée, lèvres charnues, fougue méridionale, cheveux gris rasés au centimètre. Et puis cette douceur généreuse– rare dans les contrées slaves. L’objet de son rire semble être la chaussette trouée de l’homme. Tous les doigts de son pied gauche, hormis le plus gros, sont apparents. Je me surprends à m’étonner que des orteils soignés puissent surgir d’une chaussette aussi effilochée. Son nom me revient : Enrico, Enrico-quelque-chose. Il a de beaux doigts de pied, Enrico.
Natosha rit en voyant le bouquet d’orteils s’agiter.

— Oui mais chez toi les trous c’est politique, n’est-ce pas ?

Un franc sourire se dessine sur le visage d’Enrico. Un mouvement de tête, suivi d’un tintement de langue.


— Ouais mais là, franchement, ça devient totalitaire.

Le couple se met à rire aux éclats. Moi je les observe, un sourire aux lèvres par contagion. Je me remets à inspecter la pièce depuis le fauteuil où nous sommes assis. La plupart des gens ont terminé de manger depuis un moment. Le géant qui se nomme Pablito est sorti de sa tanière et mange sa soupe bruyamment. Entre deux cuillerées, son rire gras fait vibrer le salon. Avant la soupe, il a avalé son tas de rouleaux de printemps en deux bouchées, je l’ai vu, en deux bouchées. Il papote avec les personnes autour de lui. Il n’est pas toujours clair qui parle avec qui, mais elles ont l’air de bien se marrer.
Il reste une dizaine d’individus dans le salon, Ali s’est éclipsé. Et moi, c’est malin, je suis tombée sur le seul couple de la pièce qui n’arrête pas les entre-deux. Ils se taquinent, se mesurent des yeux, s’esquivent des lèvres. Les mains sous les vêtements aussi, mais je n’ai pas envie de vérifier. J’en ai le souffle court, tout à coup. Une bouffée de jalousie est venue remplacer l’air dans ma cage thoracique.
Je dévie à nouveau le regard. La salle parsemée de fauteuils élimés et d’abat-jours maladroits. Le vieux plancher. Les odeurs de cuisine se dissipent, les rires d’amitié s’effacent et les bouteilles de vin vides. Quelques conversations en sourdine emmitouflent l’espace, la nuit se faufile entre les pieds des meubles. Doucement, la soirée s’étiole. Les poêles paisiblement régissent le salon.
Et moi, médusée.
Un centre d’oblitération, ici ? La maison de vacances d’une bande de potes fauchés, oui, un vieux bar de campagne. Un repaire d’artistes tout au plus, mais alors là, rien d’un foyer de résistance. Improbable qu’il puisse se passer autre chose que rien, ici...
Et si Ali s’était payé ma tête ? On ne fait pas la guerre avec des rouleaux de printemps, quand même. Bon, je demande à Natosha Revmira Illioudchenko. Mais tout doux. J’attends qu’elle se délie d’Enrico pour respirer, avant de lui toucher l’épaule. Elle se retourne, joues rougeoyantes, empreintes de rires dans le visage, mais sans se montrer dérangée. Les yeux de jais qu’elle a, cette
femme ! Des obsidiennes à peine refroidies. Je vois, derrière elle, Enrico saisir l’occasion pour filer. Natosha esquisse un mouvement de la tête, mais ne dit rien. Sa canine mordille sa lèvre inférieure. Je ne parviens pas à interpréter le regard qu’elle me lance. Comme si c’était l’homme qui l’agaçait et non moi qui les dérange.

— Qu’est-ce que tu disais ?

Je n’ai encore rien dit.

— Je me demandais combien de personnes vivent ici.

La grimace qu’elle m’offre en répétant la question semble indiquer que la réponse est difficile à dire. Ça varie beaucoup.
Elle rit.

— Mais le manoir est un lieu de passage, poursuit-elle. Je pense qu’une douzaine de personnes logent ici en ce moment. Une dizaine d’autres éparpillées dans le reste du village.
— Ah, vous avez plusieurs maisons ?
— Façon de parler, oui, le village est presque abandonné. Le manoir, c’est la cantine, l’auberge... la cour de récré, enfin.

Cette femme a le rire léger, c’est contagieux. Je lui demande si ça fait longtemps qu’elle est ici. Elle répond que non, elle a deux enfants et un mari à Batoumi, mais ils vont déménager à Moscou. Elle est venue au cas où, précise-t-elle avec une pointe de dépit dans le regard. Je ne comprends pas à quoi elle fait allusion. J’attends qu’elle développe, mais rien d’autre ne semble venir. Le sourire tendre et un peu triste de Natosha recouvre le salon. J’apprends ensuite qu’elle est une sorte d’ingénieure, car elle vient tester le matériel que « Ali et toi » avons apporté ce soir. Son menton désigne les caisses entassées à côté de la porte. En haut de
la pile, une caisse est ouverte. Je vois des bananes jaunes, du pain brun et des légumes verts. J’hésite un moment avant de poursuivre.

— Vous touchez tous à l’informatique ici, alors ?

Elle rit.

— Chacun à sa façon... Désolée, d’ailleurs, de vous avoir fait attendre tout à l’heure, j’étais distraite.

Suite à l’expression d’incompréhension sur mon visage, elle explique qu’elle était chargée du monitoring aujourd’hui. Je mets un moment à saisir qu’elle fait référence au fait que, apparemment, Ali et moi avons dû attendre un signe de sa part. Une sorte de feu vert qu’Ali guettait depuis la voiture, quand nous étions à l’arrêt devant la petite chapelle. « Alan » aurait dû m’expliquer. Je réponds sur un ton un poil vexé qu’ « Alan » ne m’a rien expliqué du tout. À part la raison pour laquelle je suis là, je ne sais rien de cet endroit. Étonnée, elle me demande si je ne connais personne au Manoir. L’expression sur mon visage doit être assez parlante, car elle pousse un petit cri de joie et, après avoir blâmé Ali pour son accueil déplorable, elle me lance un regard entendu.

— Excuse-le, il doit avoir trop de choses à gérer en ce moment. Ensuite elle se penche vers moi avec un sourire roublard. Ses yeux noirs pétillent comme si elle venait de gagner un prix à la tombola.
— Y a pas mal d’autres gens connus, figure-toi, Alan n’est pas le seul. Et des méconnaissables, aussi, tiens. Lui-là, celui au rire d’ogre, tu ne peux pas le rater, c’est Pablito. Doux comme un lapin, d’origine dominicaine, il a été pirate dans la Mer des Caraïbes et le Détroit de Malacca pendant ses années de jeunesse. Il se planque ici depuis quelque temps. Un as de la cuisine et de la coordination
stratégique. Recherché pour piraterie, vol de cargo et sabotage, il a débarqué ici pour se faire oblitérer. On ne sait toujours pas par quelle voie obscure il a découvert le Manoir. Un jour, il a échoué ici. Depuis, il est devenu pirate en d’autres mers.

Elle rit affectueusement, puis fait un signe du menton avant de poursuivre.

— Il travaille étroitement avec son amoureux Hamid, le gars taciturne à côté de lui. Hamid, je ne le connais pas bien, mais y a pas plus « cyber » que lui. Drôle de couple, crois-moi, et je te laisse découvrir les détails, y a de quoi se régaler. Quand elle glousse avec son air de jeune fille, ses cheveux gris scintillent comme des paillettes. Son rire secoue la lumière.
— La femme à côté, dit-elle, je l’ai rencontrée hier. Une Italienne du sud, amie d’Enrico – où est-il passé d’ailleurs, celui-là ? Enrico, pff, que dire, génois, ivrogne, casse-couilles. C’est lui qui a trouvé ce lieu, avec Timo, et c’est grâce à lui qu’on est encore là. Lui et Timo, ce sont les premiers à s’être joints à Elsa, au tout tout début. Timo, c’est celui que t’as dû voir à votre arrivée : allure de vieux dandy, cheveux bouclés... Intello, ancien trader. On l’appelle Timo Grande pour le taquiner. Il a horreur de ça. Ce sont ses écrits qui ont attiré les premières personnes extérieures à se joindre au Lacis... C’est un drôle de type.

Après m’avoir exposé ces choses, elle recouvre la pièce d’un sourire. Elle a l’air de se délecter. J’ai à peine besoin de l’encourager à poursuivre.

— Les cinq, là au fond, je ne les connais pas trop. Les deux premières, jamais vues – il y a beaucoup de Turcs dernièrement, je ne sais pas pourquoi. Là au milieu, c’est Tina. Une femme exceptionnelle, tu verras. Elle a appris le russe en six mois... Un don pour les langues, c’est ahurissant... À côté, c’est Mikhal Hösch. Elle s’arrête un moment, comme si le nom suffisait. Ou comme si elle hésitait à me raconter un secret à son égard. Puis, à voix basse : Hösch le muet.

Elle a une drôle de façon de tourner des yeux en prononçant ce nom dont elle laisse chuinter la fin. Puis, d’une voix complice elle se remet à parler.

— Mikhal a écopé de quinze ans de prison, qu’il a purgés du début à la fin. Accusé de meurtre, il a refusé toute coopération avec la justice. On l’a trouvé un matin, couché sur le parquet, lové en cuillère contre le corps déjà froid de la victime, jeune femme de vingt-six ans décédée suite à une dépression respiratoire. Lui blotti contre elle : la vie qui se console par l’étreinte de la mort.
Natosha savoure sa phrase pendant quelques secondes, avant de continuer. Je la soupçonne d’avoir raconté cette histoire plus d’une fois, et à chaque fois un peu plus peaufinée. Ou plus juteuse. Je ressens l’excitation qu’elle éprouve en détaillant l’anecdote. Et même si je tombe des nues, je trouve cette jouissance un chouïa déplacée.
— L’autopsie, poursuit-elle, n’a fait qu’embrouiller les hypothèses sur les circonstances de cette mort, causée probablement par une overdose de thébaïne. Lui n’a rien voulu déclarer, ni son innocence, ni sa culpabilité, ni la raison de sa présence auprès du corps de la défunte avec qui il ne semble avoir eu aucun lien de connaissance. On les a juste trouvés là, l’une morte, l’autre vivant, dans l’appartement de la première à Hambourg. Ni témoins ni alibis...
Juste lui et une jeune femme ôtée à la vie quelques heures auparavant. Il n’a jamais parlé. Les juges étaient furieux, les avocats désespérés : les médias en raffolaient et l’opinion publique était divisée. Quand on lui demandait des explications, il ne disait rien. Une fois, pour toute réponse, il s’est mis à pleurer. Les images de ses
larmes muettes ont fait le tour de l’Allemagne. L’affaire a remué pas mal de poussière pendant plus d’un an, et pas seulement dans les médias : même les grosses têtes se sont penchées sur l’affaire...Timo était un des premiers à prendre la défense de son refus. Ensuite, la condamnation a entraîné quinze ans de silence. On lui a flanqué...
— C’est de moi que vous parlez ?

Devant nous se dressent les chaussures noires, le pantalon noir et le blouson noir de l’homme Hösch. Un foulard bleu clair enlace son cou. Ses joues brillent comme s’il venait de se raser. De sa voix comme de son visage émane du neutre parfait, il a du gris sur les tempes. Sur la peau : de l’âge indéfini. Un accent germanique. Il me fixe de ses yeux bleus, bleu clair comme son foulard, bleu intègre comme peut l’être un ciel d’hiver. Ses bras pendent le long de son buste, immobiles comme s’ils n’étaient plus bons à rien depuis l’étreinte du corps inerte de cette morte immaculée. L’empreinte de ce corps, je le sens dans ses membres désœuvrés, ce corps qui au fil des heures épanche sa chaleur, malgré l’autre qui l’enveloppe. Combien de temps un corps met-il à devenir cadavre ?

— Mikhal ! minaude Natosha, pardonne-moi, je parle trop fort.
— Non, tu regardes trop fort.

Natosha est prise d’une hésitation, je la sens mal à l’aise. Sa voix se lézarde un peu en se servant de moi pour esquiver le regard bleu de l’homme Hösch. Léa, lui dit elle. Je te présente Léa.
Ce nom, Léa, qui m’est toujours étranger, me percute d’une vague de fatigue. Qui est cette Léa et que me veut-elle ? Mon corps se glace lorsque ces yeux bleus se rivent à nouveau sur moi. Ils me transpercent l’âme et je voudrais hurler. Tout avouer, crier que je ne m’appelle pas Léa, je m’appelle
Je m’appelle

Jules

Je suis assise dans une espèce de sofa sur roulettes. Il n’y a personne dans le fauteuil à côté de moi, et plein de gens devant. Le fauteuil se trouve sur une sorte d’estrade surélevée, les roulettes ne servent à rien sinon à se casser la gueule. Je n’ai même pas envie de me casser la gueule, je m’ennuie. La musique n’est pas mauvaise, les gens sont mes gens, il se passe sans doute plein de choses autour de moi, mais moi je m’ennuie. J’aime pourtant cet endroit, c’est comme un mélange entre la vie nocturne de Berlin et de Naples, si ce mélange était imaginable. J’hésite à envoyer un message à Tina, lui demander si elle est en ville, lui dire que je m’ennuie. Je ne le fais pas. Elle a peut-être changé de numéro, et puis, j’ai une petite envie de voir Tina, pas grande. J’ai surtout envie de la serrer dans mes bras sans parler, mais je m’ennuie et je ne fais rien.
Un type s’assied à côté de moi. Il me parle. Il me parle de quelque chose qui a commencé ou qui va bientôt commencer à l’étage. Il dit que ce sera bien et qu’il veut aller voir, mais il ne se lève pas. Je n’ai pas encore examiné son visage, je ne sais pas si je le ferai. Il dit encore quelque chose. Je n’écoute pas. Je dis que j’irai plus tard. Au bout d’une minute et une tentative de nouer en me faisant boire de son verre, il se lève et disparaît. Avant qu’il ne disparaisse, je lui ai demandé : c’est quoi dans ton verre. Il m’a donné un nom d’alcool que je n’ai pas compris ou retenu. Je ne l’ai pas regardé disparaître dans la foule. L’arrière-goût de l’alcool dans ma bouche n’est pas trop mauvais. Je décroise les jambes, longues. Je me souviens de cette pièce. Fauteuils baignant dans la lueur rouge, têtes barbouillées d’ombres, silhouettes assises, souvent bien assises, parfois mal, quelques-unes debout, quelques-unes étendues, des voix. Basses, rires parfois forts et longs, le son étouffé de la musique faisant vibrer le fond de l’air lourd. Tables basses et abat-jours. Je ne sais pas pourquoi, mais je m’étonne du fait que cette pièce n’ait pas changé. Elle est bien cette pièce, les gens n’y crient pas, c’est à peine si on y parle. Je quitte le couloir pour entrer, je me laisse tomber dans un des fauteuils en cuir véritable. Quelques têtes se lèvent à mon arrivée, mais quand elles voient que je ne montre aucun intérêt pour la table autour de laquelle tout le monde est penché, elles ne font plus attention à moi. J’aime beaucoup cette pièce, il y a une tranquillité mêlée à de l’excitation, un air de mystère y plane toujours, même si l’endroit n’a de secrets pour personne. Moi je ne viens que regarder, savourer les visages sombres, les fronts huilés de rouge, les mots déphasés, les rires les soupirs les reniflements. Je sirote mon cocktail, je trouve une clope dans un paquet qui traîne, je l’allume, j’en extrais deux autres que je laisse glisser dans ma poche, j’écoute. Après quelque temps, je me lève, je laisse mon verre vide sur la table. Une cuisine. Une ampoule noire y absorbe la lumière. Deux couples qui s’embrassent, j’espère qu’il y a un frigo rempli aussi. Il est tout comme vide et très lumineux. J’hésite. Non, je n’ai pas faim, j’ai soif. Je me dirige vers l’une des armoires, en passant devant l’un couples. La fille m’aperçoit pendant qu’elle s’enroule le type, ses yeux s’écarquillent, ses lèvres forment un sourire sans se détacher du visage du gars, elle tend la main vers moi. Je lui fais un sourire las en lui prenant la main, je la plaque contre le cul du type. Elle y reste, je passe mon chemin. De toute façon j’ai oublié son prénom. Fouiller dans les armoires. Il faut toujours fouiller dans les armoires et le bordel qui traîne autour quand le frigo est vide. Je quitte la pièce avec le butin serré entre mes doigts. Je bois une gorgée, c’est du mauvais whisky, j’en prends deux autres. Je l’échangerai contre une bonne grappa quelque part.
Les couloirs sont étroits et multiples. Les corps se frottent en se croisant. Je sens la gêne d’un homme qui se plaque au mur quand mes seins rayent sa poitrine. Il a tort, ils sont beaux mes nichons.
Il y a des gens par terre aussi et je les enjambe. Le couloir donne sur une grande pièce pleine de monde et de fumée. Des néons bleus et oranges y diffusent leur indolence. Le son reprend au moment où mes bottes franchissent le seuil, les corps ici se remettront bientôt à s’aimer. Je m’installe dans l’un des fauteuils à côté d’une fille ennuyée par le discours d’un mec à sa droite. À ma gauche, un gars affaissé sur l’autre fauteuil s’endort sous l’aura de lumière d’un abat-jour, défoncé lui aussi. Je fume. J’entends des bribes du monologue du mec qui ennuie la fille. Bientôt la fille se lèvera, le type restera un moment hébété par son départ ou par autre chose. Je fume et je bois, je regarde les silhouettes des gens qui dansent ou se penchent aux oreilles pour y crier des choses, et j’ai comme un déjà-vu : ce goût de whisky sur la langue, ces couleurs bleues et jaunes dans la fumée, ces corps-là qui se déhanchent, cette figure qui s’approche de moi, ce sourire de raton défoncé qui s’approche de moi, tout ça, n’est pas la première fois. Je connais ce sourire, ce visage de raton. Un copain d’avant. Sans un mot il se penche, mon bras s’enlace autour de sa nuque, je me lève et il m’embrasse, et je lui fais un sourire ivre. Il veut s’asseoir mais mon bras l’emmène sur la piste de danse, je lui tends la bouteille, il refuse en me montrant la sienne, je lui prends la sienne, je bois, il me suit sur la piste, j’ai les paupières closes mais je sais qu’il me regarde boire. Je lui rends la bouteille, il me demande comment je vais, je réponds qu’il faudrait que je m’en aille. Mes hanches se balancent sur le rythme de la musique que, pour la première fois ce soir, je commence à écouter. Je lui demande comment va sa copine, il dit qu’elle a foutu le camp avec un autre. Une pause de trois mesures et je dis : elle a bien fait, non ? Il faut crier pour se faire entendre. Oui.
Trois autres soupirs et son corps à lui aussi se met à chalouper sur le rythme. Je demande ce qu’il fout encore à Palerme, alors. Il dit qu’il ne sait pas où aller, qu’il attend. Mais qu’il attend quoi au
juste ? Des nouvelles, qu’il répond. Des nouvelles de quoi ? Quoi ? Des nouvelles de quoi au juste ?

— Tu n’es pas au courant ?

Tu n’es pas au courant ? Sa tronche de raton défoncé me dévisage d’un air incrédule. Il n’y a plus que ses pieds qui s’agitent un peu. Je ne sais pas si c’est son état d’ivresse ou le mien, ou autre chose, mais son expression a quelque chose d’offusqué, comme si ça le vexait de constater que je n’ai pas appris la nouvelle. Un visage de raton offusqué. Ou quelque chose de craintif, plutôt, comme si sa nouvelle, j’allais la déclarer nulle sans recours. Je lui montre mes paumes. Il paraît, fait-il, on m’a dit que ça va repartir. Que ça se prépare.

Je me sens très saoule tout à coup, beaucoup trop saoule pour mener cette conversation à bien. La tête grisée, la tête grisée, je plisse les
yeux pour plus sobre. Qui ? Qui ça se prépare ?


— L’Enclise... Enfin, le Lacis.
— Hein ? C’est-à-dire ?

J’ai l’impression d’être rétropulsée dans le passé : ce lieu, ce vieux copain, cette discussion. C’est-à-dire, répond-il, je crois, Pablito, Hamid et une femme qui s’appelle Léa.

Une sueur froide s’empare de mon dos, mon cœur, je ne sais pas, quelque chose se met à battre trop vite. Et puis, il se penche vers mon oreille, chuchote, mais fort, chatouille mon pavillon de sa voix boursoufflée d’alcool.
Paraît que Renata et Raffa sont dans le coup. Raffa ! enfin. Plus d’un an de silence radio
Les mots ou les pensées se bousculent.

— Sais pas où ça, poursuit-il, mais paraît que c’est lui et cette femme
derrière tout ça. Paraît que ça va être différent. Qu’il faut se préparer. Moi en tout cas je m’prépare, qu’il me lance, j’te jure je m’prépare.

Shan

C’est à ce moment-là, en fait, quand je suis entrée dans la pièce sombre, en ayant du mal à distinguer les gens dans le tapis de membres éparpillés, que j’ai compris où tout ça finirait. C’est cette odeur suave qui me l’a fait comprendre : dans peu de temps tout s’arrêtera. À terme il n’y aura plus qu’une durée, un accord, puis une seule note soutenue, à peine soutenue par son propre souvenir. J’ai compris que tout le travail d’Arutal K avançait vers ce point mort, vers cette oblitération totale et monotone. Une seule syllabe, étirée vers l’infini.
Autant dire que je n’avais rien compris. Pourtant oui, j’étais là pour la musique. J’étais peut-être parmi les seuls, mais c’est bel et bien une admiration pour la musique d’Arutal K, qui m’a conduite à son antre. La plupart des autres invités, je crois, sont venus pour le mythe et pour l’odeur. Ça fait plus de six mois que je vis dans cette ville, j’ai cherché longtemps avant de trouver, avant d’enfin trouver ce lieu. Ce n’est qu’après qu’on m’a dit que tout ça c’était un cocktail de mescaline, de kétamine, de Xanax et de chandoo selon une recette stricte de doses et de timing. Mais l’odeur, l’odeur forte et étalée, était celle du chandoo. L’odeur et la brume épaisse, paresseuse qui embaumait les pièces. Grandes je pense, mais les vapeurs les faisaient rétrécir. Ce n’est qu’après qu’on me l’a dit, mais j’ai su en entrant. Et je me souviens d’avoir été déçue. Je veux dire, de savoir que l’originalité de ses harmonies, de son style, provenaient d’une chose aussi banale qu’une combinaison de psychotropes. Je ne sais pas, ça m’a rendue triste. D’ailleurs j’ai poliment refusé quand la femme à l’entrée m’a tendu un comprimé. Je ne sais pas si son rire était moqueur et s’il était, si c’était à cause du refus ou de la politesse. Les deux, probablement. J’ai trouvé ça déplacé et, tout de suite après, je me suis moi-même sentie déplacée. C’est pas l’endroit où refuser, me suis-je dit, c’est pas le moment de rester sur la rive alors que le fleuve coule. Mes potes n’ont d’ailleurs pas hésité, ils ont ingurgité un premier comprimé sans en demander le nom, puis un breuvage tout aussi indéfini. Ensuite je les ai perdus de vue, ils ont été emportés par le fleuve ou par la passeuse, ou alors c’est moi qui me suis éloignée peu à peu. Je me suis mue à travers les nuées, avec précaution, afin de ne pas bousculer les bras et les jambes, presque tous nus, ces membres dont se drapait le sol. J’ai senti un tapis sous mes pieds, l’un de ceux dans lesquels on s’enfonce, les barbes molles entre les orteils.
Je me suis déplacée comme un spectre, plus légère que l’air autour de moi. J’avais l’impression de me mouvoir à travers des toiles fines mais corpulentes, du tissu organique qui se décompose au moindre toucher. J’apercevais des visages reluisants, des peaux sombres parsemées de paillettes, mais tous se fondaient dans la pénombre, se mêlaient aux bras, aux jambes, aux torses décomposés étendus sur des lambeaux de tapis, d’étoffes, de coussins mous. Quelques visages m’ont souri. Des sourires méphistophéliques mais lents et lointains, inoffensifs. Défoncés, sans doute, me suis-je dit. L’air vibrait. L’air vibrait d’un vrombissement souterrain, comme si l’endroit se trouvait quelque part au fond de l’océan, dans l’isolement le plus total, et que ce que j’entendais, c’était le ronronnement des moteurs du sous-marin du capitaine Arutal K. Je ne m’en suis pas aperçue tout de suite, je pense, en tout cas je ne me suis pas rendue compte dès le début que c’était de la musique, et que ça provenait de haut-parleurs engoncés des duvets de velours. Des enceintes cachées un peu partout emplissant l’espace, spatialisant les sons qui tantôt s’amplifiaient d’un côté, s’entrelaçaient de l’autre, tournoyant tout autour de moi comme une houle. Aucune source précise. Je n’ai pas trouvé tout de suite les personnes qui produisaient ces sons, ni qui les spatialisait, j’ai dû passer plusieurs fois à l’endroit où elles gisaient sans m’en rendre compte. Je ne voyais qu’un imbroglio de corps, de pénombre et de paillettes. Je parcourais des couloirs et des pièces sans parvenir à m’orienter. Ça respirait lentement, tout ça, des vagues qui se jettent sur la plage sans se casser et puis coulent à nouveau vers la mer. J’entendais des voix aussi, des voix rembourrées, des voix emmitouflées, des rires absents et des toussotements, oui, discrets. C’était peut-être ça que je prenais pour de la musique, mais tout se confondait. Quand j’ai échangé quelques mots avec quelqu’un, j’ai cru entendre, un peu plus tard, mon propre chuchotement à travers les nappes de fréquences. J’avais déjà, à ce moment-là, bu à une bouteille pour étancher ma soif, une bouteille dont je me suis aperçue qu’elle ne contenait pas que de l’eau. À un moment donné, quelqu’un a définitivement congédié l’éclairage, et toute source de lumière se limitait aux flammes de gaz bleues pour l’opium et ces étranges serpentins fluorescents qui s’enlaçaient un peu partout entre les lambeaux de tapis, autour de corps mous. Des couleuvres longues, luisantes et oisives. Parfois je découvrais une ampoule émettant une lumière faible, et je commençais aussi à voir des phosphènes dans le coin des yeux. C’est grâce à l’obscurité qui régnait dans la salle que j’ai pu les repérer, eux, à la lueur des petites lampes éclairant leur matériel, à tous les mini-LEDs coloriés qui brillotaient autour d’eux entre bras et jambes comme des insectes curieux. Je me suis approchée. J’ai vu leurs visages, d’abord, seulement leurs visages. Ensuite j’ai vu des mains et des bras surgissant des ténèbres, aux mouvements tempérés, pondéreux, inutiles souvent. Un corps tératologique, un corps de divinité hindoue aux têtes minuscules, deux têtes, peut-être plus, trônant sur un amoncellement de câbles, de boutons lumineux, de torses, d’autres visages et de bras aux doigts longs, tous menant une vie à eux. Mes genoux se sont pliés, enfoncés dans l’épaisseur du tapis et j’ai dû rester longtemps comme ça, agenouillée à l’orée de cet amas de matière vivante. Plus je m’approchais du sol, plus le bruit devenait gargantuesque, d’une densité tellement lourde que j’avais la sensation qu’il ne provenait pas de l’air autour de moi, mais des insondables profondeurs de mon crâne, des couches les plus enfouies de mon pâté cérébral qui jamais auparavant ne s’étaient manifestées. Là, en bas, peu à peu je découvris l’univers sombre et presque vide des tréfonds marins. Une fosse sans air, sans lumière, si lointaine et si profonde, tellement douce et monstrueuse que toute autre forme d’être y est inconcevable. Il m’a fallu du temps avant d’oser ouvrir mes sens, tous mes sens, à ce qui m’enrobait de bruits. Je m’enfonçais peu à peu, comme dans une immense carcasse de baleine gisant sur le plancher océanique, nourrissant pendant des siècles toutes ces bestioles frétillantes, toute cette faune et cette flore à la lisière du vivant. Là, gisante, je ressentis cette incalculable lenteur avec laquelle la terre se gave de sa propre putréfaction. Jamais dans ce que j’appelle mon existence, je n’ai été plus proche de la plénitude du néant.

Niemannsthal

La ville vibre sous le regard las du soleil couchant. L’eau du Bosphore rembrunie comme une plage de terre ferme, les barques labourent la matière de leur champ. Tout ça oscille. Le râle des motos depuis les ruelles contre les murs et contre le
verre des vitres réverbère et s’élève, se mêle aux chants instables des muezzins. Tuiles rouges et roses partout sur les toits ondoient sous les rayons rasants dont l’incidence trompe le regard des aveugles comme celui des voyants, et fait frémir.

Tout :
les télés, les sonos qui par les fenêtres ouvertes ronronnent ou roucoulent au même titre que les espèces dites animales qui se partagent les gouttières au-dessus. Toute entière : les chiens aboient et leurs jappements se lézardent, j’entends tout ça et
aussi les phrases, les conversations, les parlers innombrables qui comme la fumée d’autant de cigarettes et plus encore, s’élèvent tour à tour, s’emmêlent et se tassent en une couche éthérée tremblante indissociable. Toute entière la ville : oscille sous l’effet de la brise, un trop plein d’épices emporté par le vent qui pique et rend toute inspiration expiration à la limite du tenable. Antennes tracent traits noirs sur le rosacé du ciel et les câbles électriques relient derrière les façades les ménages aux ménages, les immeubles aux immeubles et derrière encore, les nuages aux
nuages. Au-dessus toujours, par dizaines centaines qui défilent, les mouettes claironnent railleuses, leurs ricanements découpent l’air en tranches nettes, précises. Toutes ces fractures, tous ces éléments dont s’est construite la ville, à cette heure-ci du soir exactement s’ajustent. Au terme d’une journée de labeur, à cette heure-ci du soir, ces choses toutes s’accordent sur une seule et même fréquence. Le soleil à peine couché tire le paysage comme une couverture car, à cette heure-ci, juste avant la tombée de la nuit, la main du jour résiste encore un peu, un peu plus avant de lâcher prise. Je demande la note au serveur.
Demain, à la même heure :
Arutal K.

Nemoñoc

Elle me met sur le grille-pain, cette femme, moi qui croyais pouvoir me la frire tranquillement. Son silence en dit long, elle ne croit pas une syllabe de mon histoire. Eh bien tant pis pour elle, je m’en contretape, je n’ai pas l’ambition de forger un mensonge pérenne. Juste une passerelle éphémère menant au cœur de l’affaire. À l’homme qui m’a donné rendez-vous. C’est peut-être une femme ceci dit, j’en sais trop rien. Mais y a un truc louche dans l’air, ça pue. Le crime organisé ou le flic, mais ici c’est pareil, j’ai le flair, ça pue le traquenard, j’ai bien fait de pas mentionner le nom. Parce que tout ça est lié, toute cette faune forcément, c’est trop louche. Tu vois, ils connaissent Hösch. Une intuition. Ça fait des mois que je parcours tous les faits divers d’Europe à la recherche d’un filon. Celui-là se trouvait en haut de la pile. Je savais bien que je finirais par le trouver, ce bonhomme, je le savais bien. Le faire parler, toute la difficulté est là. Mais là se dévoilera également tout mon art. Avec un peu de chance, donc, je trouverai ici deux hommes combles de mystère. Deux hommes au bord d’un lac et moi, un troisième : les ingrédients en germe d’un tout nouveau roman. Il était temps, voilà deux ans que je ne parviens plus à pondre une histoire décente. Alors, forçons un peu la réalité à se rendre intéressante. Je me mords la lèvre, c’est n’importe quoi, ce mensonge, c’est trop gros. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, ça m’a échappé. J’ai peut-être pris peur, moi qui avais minutieusement préparé mon coup, je n’étais pas sur mes gardes, et voilà, suffit d’une demi-seconde de panique pour faire n’importe quoi.
Non, c’est précisément parce que je ne suis pas sur mes gardes : je dis n’importe quoi, je suis sûr de moi, j’atteindrai le but. Tenir bon, profiter de l’effet de surprise et ne pas le laisser filer. Mais le pire, c’est qu’ils ont l’air de s’en foutre, du vrai et du faux. C’est peut-être tout à mon avantage. Peut-être que mon homonyme s’en tape aussi, d’ailleurs où se cache-t-il, je vais

Non, une chose à la fois, je dois garder le cap. Mikhal Hösch, donc. Il suffit d’une entrevue avec lui sans oreilles indiscrètes. Voilà. Après, mensonge ou non, j’en suis certain : quand je l’aurai face à moi, il ne sera pas bien long à convaincre. Au fond, les muets comme les bavards, tout le monde ne souhaite qu’une chose et c’est se faire comprendre sans devoir dire. Mais pourquoi ai-je supposé que ceux-ci connaissent Hösch, déjà ? Mendez oui, c’est lui, c’est pas la femme avec son t-shirt bizarre, c’est lui avec son gros ventre et sa tronche de grand monsieur, qui m’a fait vaciller. Je ne sais même pas si Mendez le connaît personnellement, ce n’est pas parce que deux types passent en même temps à la télé pour parler de la même chose, qu’ils se connaissent mieux que bonjour enchanté. Putain t’es con, tu paniques comme un gamin de

Calme-toi, rappelle-toi de ta grande victoire. Souviens-toi pourquoi ça a marché, simplement :
le bluff est un jeu d’
apnée

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