Chronique d’une garde à vue de mineur en période troublée

Charlotte Bossuet

paru dans lundimatin#391, le 11 juillet 2023

Imaginez.
Vous vous appelez Yacine, vous avez 17 ans, vous êtes lycéen, vous habitez chez vos parents en proche banlieue parisienne et comme beaucoup d’adolescents de votre âge, vous passez vos samedis soirs « sur Paris » avec vos amis.
Ce soir-là, vous êtes avec deux potes du lycée, deux filles. Ce soir-là, ça chauffe sur les Champs-Élysées : des « émeutes » qui font suite à la mort de Nahel, un adolescent de votre âge, tué après un refus d’obtempérer à Nanterre.
Vous auriez bien aimé « aller voir » avec vos deux potes mais vous ne verrez rien.

Vous n’avez jamais eu affaire à la justice et vous n’avez jamais mis les pieds en garde à vue mais ce soir-là, pour avoir voulu aller voir, vous allez vivre une nouvelle expérience.

D’abord, pour rejoindre les Champs-Élysées, vous remontez une première rue, il y a beaucoup de monde, des policiers vous demandent de faire demi-tour et de tourner à gauche. Vous vous exécutez : vous faites demi-tour et tournez à gauche. Au bout de cette deuxième rue, d’autres policiers vous demandent de prendre cette fois une rue à droite. A nouveau, vous obéissez, vous prenez la rue à droite. Mais ça ne suffit pas : au bout de cette troisième rue, là, à droite, d’autres policiers encore, ceux de la BRAV-M, décident de charger, ils foncent dans le tas.

Vous n’avez pas le temps de faire un mouvement que vous êtes plaqué au sol, à coups de matraque et de bouclier. Vous en prendrez un paquet, des coups de matraque, au point que vous ne pourrez plus marcher correctement après ça, vous en prenez plein la gueule des coups, sur le crâne, sur les jambes, les mains.

Allongé par terre, le visage sur le bitume, vous tentez de vous relever mais à coups de matraque encore, un policier vous en empêche et vous entendez ces mots, distinctement : « Je vais te niquer et je vais t’enculer, je vais te faire finir ta vie en prison. »

Puis, on vous embarque dans un fourgon. On vous notifie votre placement en garde à vue pour participation à un attroupement, port d’arme prohibé, dissimulation du visage et rébellion.

Arrivé au commissariat, on vous met en cellule avec un fou furieux, majeur. Le Code de justice pénale des mineurs prévoit pourtant que les mineurs doivent être détenus séparément des adultes, peu importe, il y a pire : le matelas au sol, sur lequel on vous suggère de vous allonger est inondé de pisse. Vous en demandez un autre. Il n’y en a pas, vous passerez la nuit debout. Peu importe.

Tout cela, vous le raconterez, en entretien, à votre avocate, elle a l’habitude, mais tout de même, elle est effarée. Vous lui racontez les violences, les injures, les humiliations. Elle vous demande si vous envisagez de porter plainte. « Maître, vous le savez que ça ne sert à rien de porter plainte. A quoi bon ? »

Vous savez que vous avez le droit de garder le silence mais vous ne voulez pas vous taire.

En audition, l’OPJ vous explique que le policier qui vous a interpellé vous a vu armé, qu’il a vu votre visage dissimulé, que vous vous rebelliez, que « tout est dans le dossier ».

Aucune photo, aucune vidéo extraite d’une quelconque caméra de vidéosurveillance ne vous sont présentées. Mais vous, qu’avez-vous à répondre à cela ?

Qu’essayer de relever la tête quand on a une matraque plaquée sur les jambes, ce n’est pas exactement se « rebeller »,

Que vous n’aviez aucune arme, aucun mortier, aucun couteau, aucun bâton, aucune boule de pétanque, pas même une casserole ou une paire de lunettes de plongée,

Que vous étiez habillé d’un t-shirt et d’un pantalon de survêtement. Avec quoi vous seriez-vous dissimulé le visage ? Avec vos mains ?

Puis quelques questions sur ce que vous comptiez faire. Rien. « Aller voir ».

Votre avocate rédige ses observations à l’attention du parquet, dans votre intérêt bien sûr, mais pas seulement, pour elle aussi, pour exprimer sa colère dans les formes utiles et prévues par la loi.

Fin de la garde à vue. Vous êtes libéré, affaire classée, oubliée. Mais vous, vous n’oublierez pas.

Dans le cadre d’une audience de comparutions immédiates à Marseille, un procureur de la République aurait déclaré : « Dans une société hiérarchisée, on ne parle pas aux policiers comme à des égaux, on obtempère. » Vous ne savez pas bien en quoi consiste cette hiérarchisation, vous ne savez pas bien ce que cette intervention signifie, en revanche, ce que vous savez, vous, déjà, à 17 ans, c’est que dans une société civilisée, la police ne peut pas vous traiter comme cela.

Vous avez la haine, maintenant, plus que jamais mais qui pourrait vous le reprocher ?

Charlotte Bossuet, avocate au barreau de Paris
Photo : Bernard Chevalier

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