Chronique d’un sombre mois de novembre dans un lycée français

« Ce que nous vivons actuellement, en tant qu’enseignant, n’est pas évident, et à vrai dire, c’est même plutôt la merde. »

paru dans lundimatin#268, le 21 décembre 2020

Cet article est extrait du 31e numéro du journal papier breton Harz-Labour, téléchargeable ici.

« Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n’est plus pareil et tout est abîmé
C’est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n’est même plus l’orage
De fer d’acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l’eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien. »
Barbara, Jacques Prévert.

« Quand est-ce que j’avais perdu la rage ? Pourtant elle m’avait tenu le ventre longtemps après ma libération. Je l’avais entretenue soigneusement, comme une relique, comme une revanche. En tout cas, elle m’avait abandonné ! Enfin… Pas tout à fait. Je me suis rendu compte que si je n’avais effectivement rien oublié, j’avais pardonné. C’était aussi con que ça. Je n’en voulais plus à personne. Ça ne veut pas dire que j’étais vide de haine, loin de là, mais elle n’allait plus à un sergent vicieux ou à un caporal sadique…Non ; ma haine était toute entière dirigée vers l’inertie collective et ma propre résignation face au système. J’avais fait la paix avec presque tout le reste… »
Dallas Cowboy, Manu Larcenet.

J’ai ouvert les volets ce matin, le ciel était gris et j’entendais au loin les camions sur la voie rapide. Ce matin de grève, je ne me presse pas. Je n’ai légitimement aucune raison de me presser. Des collègues ont prévu d’aller à Nantes manifester, je leur ai demandé de me raconter, jeudi, quand je les reverrai. Ce matin est un jour de grève, et ce matin je n’irai pas manifester.

La manifestation sera probablement calme, avec peu de monde. Il y aura les syndicats, il y aura des collègues en vêtements de pluie, peut être quelques élèves, des policiers et des journalistes. Il y aura un petit tour du centre-ville, encadré par la police. Chacun, avant de venir, aura bien pris soin d’aller sur les sites des syndicats, pour télécharger une attestation disant qu’il va bien à une manifestation déclarée à la préfecture, car personne n’a vraiment envie de se faire poutrer comme se sont fait poutrer les lycéens la semaine dernière. Et puis chacun rentrera. Il faut donc désormais demander une autorisation pour participer à une manifestation déclarée.

Hier soir, quand j’ai allumé ma voiture pour rentrer du travail, j’ai constaté en regardant l’horloge numérique que je venais de passer 11heures et 50 minutes sur mon lieu de travail. Il faisait nuit et j’avais faim. Nous venions de remporter une petite bataille, une petite bataille qui n’en était pas une. Nous passons beaucoup de temps en réunion ces derniers temps. Personne n’aime ça, les réunions, pourtant c’est important et nous en faisons plein. En ce moment elles s’organisent dans tous les lycées de la même façon. D’abord on discute entre nous des formes de mesures sanitaires que nous voudrions voir mises en place dans l’établissement, puis les syndicats demandent à ce qu’une réunion soit organisée avec la direction. Le chef commence par refuser, parce qu’en ce moment il y a déjà beaucoup de travail, et puis ce qui a été annoncé par le ministère n’est qu’un ensemble de propositions pas des obligations faites aux établissements scolaires. Après mures réflexions et sans doute parce qu’ils doivent recevoir des pressions du recteur ou de je ne sais pas qui, les chefs d’établissement finissent par organiser une réunion. Alors nous, on est contents, mais pas tous. Souvent les vieux et les syndicalistes disent que rien ne va aboutir. Les autres se disent que peut-être que si, et de toute façon il reste toujours la possibilité de faire grève mardi. Hier soir, le proviseur nous a laissé discuter pendant 2heures et 30minutes pour que nous élaborions le protocole sanitaire que le ministre aurait dû rédiger après le premier confinement. Lundi, avec trois semaines de retard, et sans vraiment être tout à fait bien organisés, nous aurons enfin des demi-groupes. Les familles seront averties jeudi. Nous avons eu ce que nous voulions, et pourtant en sortant de la réunion personne n’était heureux. D’habitude après les réunions, on mange ensemble, on va boire un verre, pour apaiser les tensions entre collègues, mais pas là. Alors hier, bizarrement tout le monde est devenu fumeur. Parce que fumer, c’est la seule chose qu’il nous reste pour nous voir et nous parler. Parce que c’est le seul moment où nous pouvons être dans un entre-deux. Pas à l’extérieur du lycée, pas non plus à l’intérieur, quelque part sur la ligne de démarcation entre le monde des autorisations de déplacement à motif légitime et les discussions chiantes de la salle des profs.

Lucie me regarde, elle aussi en a marre des réunions, elle aussi a envie d’autre chose que de ce que nous vivons là, on a acheté un paquet de cigarettes à deux, il est rangé dans mon casier. Nous sommes devenues amies le jour où nous avons partagé une clope que Paul nous avait donnée. Ce geste anodin, dans le contexte actuel, revêt quelque chose d’intime. Elle me chuchote « Tu voudrais pas qu’on aille faire nos courses ensemble ? On se prend une bouteille et on prend l’apéro sur le parking ? ». Comme le premier personnage que rencontre le héros dans le Snowpiercer, nous réfléchissons aux moyens de nous évader de ce monde, en sachant, au fond de nous, que nous ne le ferons pas, ou qu’à moitié. Alors on s’imagine que l’on dormira chez Paul lundi, il est à mi-chemin entre nos maisons et le lycée. Il nous fera des attestations certifiant qu’il nous héberge. Sentiment de culpabilité. Chacun repense aux remarques lancées aux élèves sur le fait qu’ils étaient irresponsables et qu’ils ne portaient pas bien leur masque. On l’a tous fait, au moins une fois. Par conviction, ou par habitude de leur faire des reproches. C’est fou comme cela devient presque naturel, quand on est prof, de se comporter comme un vieux con. Silence masqué par les clopes que l’on tire.

Mais aujourd’hui je suis toujours là, dans mon canapé. J’observe le chat qui fait des allées et venues entre la maison et l’extérieur. Je suis en grève aujourd’hui et toujours en pyjama. Honteusement, je réalise que le confinement me fait du bien. Je lis beaucoup. Je ne lisais plus depuis la rentrée. Je lis des livres sur la police. J’en ai discuté hier avec un collègue. Je lis des livres sur la police, pour combler le manque d’actions collectives depuis cette rentrée. Lire donne l’illusion d’être inscrit concrètement quelque part dans la réalité, d’être en prise avec le maintenant. Je lis aujourd’hui et je pourrais utiliser cela plus tard en manif ou ailleurs ; peut-être, peut-être pas. Mais je suis toujours chez moi, dans mon canapé. Je ne sors pas beaucoup, sauf pour travailler et consommer. Je n’aime pas les autorisations. Alors je n’en remplis pas, et comme je n’en remplis pas, eh bien je reste chez moi, et finalement j’ai le comportement que les autorités attendent de moi.

Souvent je pense à ce début d’année. Tous les ans, à chaque rentrée, je me dis que ça ne pourra pas être pire que la rentrée précédente. Et puis vient l’annonce d’une réforme concernant les écoles, les retraites, le chômage. Je soupire très fort et je me dis « fait chier ». Le mois d’octobre et le début du mois de novembre, je me suis souvent dit « fait chier ». Plus que d’habitude. L’assassinat du collègue dans les Yvelines. Ça ne m’a pas vraiment attristé. Je ne l’ai jamais dit aux collègues. Eux, ça les a beaucoup touchés, et ils étaient amers. Amers de voir que l’institution n’avait même pas fait semblant d’organiser quelque chose de digne pour lui rendre hommage, amers de comprendre que les élèves n’étaient pas aussi touchés qu’eux par cette histoire. Je n’en ai jamais trop parlé avec les élèves. Techniquement, j’aurais dû, j’ai trois classes en enseignement moral et civique. Je ne sais pas précisément ce qu’ils pensent de la manière dont on gère ce type d’évènements, en tout cas il est certain qu’entre eux et nous, le décalage est important. Je me demande souvent ce que ça fait d’avoir grandi à cette époque. Une époque dans laquelle tous les deux ou trois ans est organisée une minute de silence suivie de deux semaines ininterrompues de séances sur la liberté d’expression basées sur des illustrations de Charlie Hebdo justifiant souvent l’islamophobie ambiante, où il est parfois difficile pour eux d’exprimer leurs questionnements, leurs sentiments sur le sujet sans être étiquetés comme soutenant les terroristes. Qu’est-ce que c’est qu’être lycéen aujourd’hui ? Je me souviens, au lycée, d’enseignants qui nous invitaient à aller en manifestation, avec qui l’on discutait politique, qui nous écoutaient. Maintenant, je ne suis pas certaine que beaucoup le fassent, et lorsque les lycéens vont manifester, souvent il arrive que les proviseurs appellent la police pour intervenir et peu d’entre nous les soutiennent ouvertement dans leurs démarches, reconnaissent les violences policières dont ils sont victimes. Comment pouvons-nous croire aujourd’hui que les élèves et les enseignants forment un ensemble ? Comment peut-on croire qu’ils voudraient être solidaires de ce qui nous arrive quand nous ne sommes même pas capables d’être là pour eux, que l’on dénigre leurs mobilisations, hormis lorsque celles-ci nous sont bénéfiques ? Quand nous prenons les décisions à leur place, en leur nom, en permanence ?

Être lycéen aujourd’hui est très différent de ce que j’ai pu vivre en tant que lycéenne dix ans auparavant. Il y a dix ans, les adultes nous traitaient comme des enfants. Évidemment que cela pouvait être pénible, mais au moins notre place était lisible, facile à comprendre. Aujourd’hui les élèves font face à un système d’injonctions contradictoires particulièrement fort. On les traite à la fois comme des gamins irresponsables et comme des adultes qui doivent faire face à leurs responsabilités. Pendant le confinement, on a attendu d’eux qu’ils se comportent en adultes, qu’ils soient autonomes dans leur travail, sans bien évidemment les avoir préparés à cela. Une fois le confinement terminé, ceux qui sont revenus ont dû porter un masque en classe, garder le masque toute la journée, respecter un protocole assez lourd. Évidemment que la plupart d’entre eux sont revenus pour passer du temps avec leurs amis, après tout, qui parmi nous, n’a pas profité de la fin du confinement pour revoir tous ses proches ? Mais non, il a fallu que les profs râlent. Comme des vieux cons, sur ces élèves qui parfois mettaient leur masque sous le nez, qui se cachaient derrière un poteau pour se rouler des patins. Non, ça n’est pas très covid. Non, évidemment. Mais peut-on légitimement reprocher à des gamins que l’on a enfermé chez eux pendant plus d’un mois, que l’on a surchargé de travail, qui pour beaucoup ont mal vécu le confinement, d’avoir envie de partager quelque chose avec leurs amis, de tomber le masque quelques instants ? Tous les moments habituellement agréables dans la vie d’un lycée, comme la fin d’année ponctuée de jeux, de goutés, les bals des terminales, les journées déguisées, les voyages scolaires, les sorties cinéma-théâtre, ou autres occasions qui permettent de louper des cours ont été annulés. Personne ne peut dire quand ils seront de nouveau autorisés. Ces moments là, qui ponctuellement nous permettaient de créer des liens, ils n’existent plus.

Désormais, les règles sont encore plus strictes pour eux. Si cela s’entend d’un point de vue sanitaire, elles sont aussi la porte ouverte à un accroissement du contrôle des lycéens. L’autre jour, une collègue m’a rapporté que le proviseur s’était vanté d’avoir exclu un couple d’élèves du lycée pendant une journée parce qu’ils se tenaient par l’épaule à la cantine. Si on peut tout de même espérer que la plupart des adultes dans un lycée ne jubilent pas autant que le proviseur à l’idée de traquer le moindre faux pas des élèves, il n’en demeure pas moins que la réglementation sanitaire nous induit tous plus ou moins consciemment à percevoir les autres, et notamment les élèves comme porteurs d’un risque, et non plus comme des individus que l’on côtoie. On accepte de manger sans masque avec des collègues, de partager un café, de fumer avec eux sans se poser de question, par contre on se scandalise à l’idée que des élèves puissent porter leur masque sous le nez quelques instants en classe, qu’ils osent prendre le prétexte de fumer pour être en dehors de notre contrôle. Au sens de Goffman, les élèves et plus largement les jeunes sont porteurs d’un stigmate : à leur statut de jeune, qui implique dans la situation actuelle d’être moins en danger en cas de contamination au Covid, on accole des stéréotypes : à savoir de se sentir moins concerné par la situation, de prendre plus de risques que les autres, et par extension d’être un vecteur de transmission du virus. Ces stigmates conduisent généralement à une forme de déshumanisation des jeunes, tout du moins à une mise à distance, dans la mesure où nous ne les voyons plus que sous ce prisme, ce qui facilite la mise en œuvre de sanctions à leur encontre. En tout état de fait, l’argument sanitaire est là pour justifier qu’on les punisse pour ne pas penser en permanence au risque qu’ils représentent. Dans le même temps, on reçoit des mails réguliers nous avertissant que de plus en plus d’élèves sont hospitalisés pour dépression, ou anorexie, ou les deux. Un jour ils nous détesteront pour la manière dont nous, les adultes avons piétiné leur jeunesse, et ils auront raison.

Ce que nous vivons actuellement, en tant qu’enseignant, n’est pas évident, et à vrai dire, c’est même plutôt la merde. Entre la réforme du bac et le protocole sanitaire nous avons à jongler entre beaucoup d’éléments, cependant, mépriser les élèves, accroître le contrôle sur eux et occulter que, nous aussi, nous ne sommes pas parfaits quant à notre manière de gérer le virus, c’est aussi risquer de détruire le faible lien qui nous unit encore à eux. C’est dénigrer une partie de notre mission et ne pas voir qu’en concentrant notre attention sur eux, nous oublions parfois que le véritable problème est que rien n’a été mis en œuvre à l’échelle nationale pour que la deuxième vague ne se produise pas dans des conditions aussi calamiteuses que la première.

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