Ce qui est là

Penser le Fascisme, un bilan d’étape

Ut talpa - paru dans lundimatin#419, le 11 mars 2024

Ces derniers mois, nous avons entrepris des recherches sur cette épineuse question qu’est « le fascisme », historiquement et actuellement. Nous avons parlé de nazis zombis avec Johann Chapoutot, de Sylvain Tesson avec des poètes, d’écofascisme avec Pierre Madelin, de paléo-libertarianisme avec Pablo Stefanoni, du national-catholicisme de Bolloré avec Pacôme Thiellement et nous avons organisé une grande rencontre sur le thème fascisme ou révolution. Il était donc temps de proposer un petit bilan d’étape. Comme première hypothèse cette semaine : nommer la base fasciste, le « brutalisme ».

« Se dresser contre ce qui est là et se faire les gardiens vigilants des vivants et des morts. »
Héraclite

Une critique offensive de « ce qui est là » requiert un arsenal de pièces à conviction. Mais l’exhaustivité dans le rassemblement des documents n’aboutirait qu’à reproduire sous format critique ce monde même que la réalité juge déjà, en permanence, à chaque coin de rue. C’est pourquoi nous préférons, ici, collecter un petit nombre d’exploits dominateurs, événements détestables, points métapolitiques, moments où s’intriquent exploitation et domination, analyse marxiste et analyse anarchiste, lecture économiste et lecture archiste, pour les réinscrire bout à bout dans une trame à peine filée selon la logique hasardeuse des circonstances, et fournir à nos lectrices et lecteurs, les faibles forces d’une intelligence patiente et sobre.

À la question : comment nommer le fascisme qui vient  ? Nous avons commencé à formuler des réponses : paléo-libertarianisme, forme populiste du libertarianisme élitiste de la Silicon Valley (Pablo Stefanoni) ; libéralisme autoritaire (Chamayou), ou nazisme zombifié (Chapoutot) ; le quasi-inexistant écofascisme et, pourtant, idéologiquement de plus en plus consistant (Pierre Madelin) ; le remplacisme identitaire et ethno-différentialiste (raciste) ; le catho-capitalisme national-libéral des bolloréens. Mais il faut reconnaître que le problème est peut-être mal posé. Premièrement, il en va de la définition du « fascisme ». Peut-on partir du postulat que nous avons affaire à du « fascisme » pour essayer de l’actualiser ? Dans ce cas, il faudrait explorer la diversité de ses formes, tant d’un point de vue théorique, de l’Ur-fascismus de Umberto Ecco à la Doctrine du fascisme de Mussolini et Gentile, que d’un point de vue pratique : c’est quoi, au juste, une pratique fasciste, une éthique fasciste, un comportement et une attitude fasciste ?

Hypothèse 1 :
Nommer la base fasciste : le « brutalisme »

Brutalisme, endopoliorcétique et confusion. Achille Mbembe a proposé de nommer « brutalisme » tout ce qui recoupe et fusionne racisme, capitalisme, béton armé dans un même processus. Ce terme pourrait être privilégié pour désigner les formations fascisantes contemporaines.

La gauche des années vingt s’était emparée du nom de leurs adversaires italiens, les fascistes, pour nommer tous les régimes qui s’apparentaient à la logique mussolinienne de récupération et de submersion des partis socialistes et communistes italiens : tout fut peu ou prou « fasciste », du régime ardito-futuriste brutalisé et son nihilisme du « ne me frego ! » (« [mourir] je m’en fous ») de Mussolini au « Béhémoth nazi » de la performance raciale hitlérienne (Franz von Neumann), du national-catholicisme espagnol des franquistes du viva la muerte !, en passant par le Portugal de l’Estado Novo de l’économiste et dictateur Salazar, au Vichysme national-racial-catholique à la française. La gauche du XXI° siècle gagnerait à (re)lire la Naissance du fascisme d’Angelo Tasca (1938) ou le Béhémoth. Structure et pratique du national-socialisme de Franz Neumann (1943) dont l’intérêt est qu’ils furent écrits in fascimus vivo. On y découvrirait, au-delà des catégories politico-morales (« fasciste ! ») que, par exemple, le fascisme italien, avant d’être La Doctrine du fascisme de l’État total, fascisme second genre après la prise du pouvoir, hégélianisé, conscientisé, mythifié, est surtout un ensemble de logique d’alliances, de brutalités non-réprimées, de coups successifs gagnants face à un communisme et un socialisme en échec, la conspiration des agrariens avec les brutes, les jeux politiques de Mussolini, le climat de ferveur suscité par l’irrédentisme et l’énergie disponible des arditi abreuvés au futurisme, aux exhortations d’un poète devenu chef de guerre et « primo duce » (D’Annunzio), et, surtout, pragmatiquement, une fine stratégie d’alternance entre le fascisme militaire et le fascisme politique, la conquête endopoliorcétique de la vallée du Pô par l’incendie et l’assassinat, en même temps que la conquête des esprits par la rhétorique guerrière et impérialiste. Le point le plus intéressant est peut-être ce caractère endopoliorcétique [1] du fascisme : le fascisme, avant d’être une métaphysique puérilement nihiliste, vitaliste, opportuniste, pragmatiste puis, secondairement, « totalitaire », est un ensemble de manœuvres et d’opérations de Siège intérieur à l’État nation parlementaire. L’intérêt de l’étude du fascisme devrait porter non sur ses idéologies mais sur ses stratégies de conquête du pouvoir d’État. L’endopoliorcétique fasciste consiste à exploiter, à l’excès, les affects nationalistes, irrédentistes, aussi bien que l’énergie et les prédispositions guerrières des combattants et de la jeunesse désœuvrée, dans des logiques de coup de main soudains, brutaux, contre les Maisons de la Grève, les Bourses du Travail, des socialistes, des communistes, des syndicalistes-anarchistes et ce, géographiquement, tout le long du Pô, jusqu’à la marche sur Rome, siège politico-militaire de la monarchie italienne et du gouvernement, articulé à une convergence idéologique et d’intérêt entre le Roi qui refuse d’acter, justement, l’état de Siège (et donc de faire massacrer les fascistes par l’armée), et les milieux conservateurs du capital. Des 500 jours de la prise de Fiume par Gabriele d’Annunzio à la marche sur Rome en passant par la conquête de la vallée du Pô, la séquence fasciste menant à la prise du pouvoir d’État est une vaste poliorcétique intérieure, une série de mini-sièges, de villes prises une à une des mains du socialisme et du communisme. Comme l’écrit magnifiquement Tasca, le désert des fascistes est une guerre de mouvement de camions nomades asséchant les oasis sédentaires des Maisons du Peuple socialistes :

« Les fascistes sont presque tous des arditi et des anciens combattants, guidés par des officiers. Ils sont souvent des déracinés, comme on l’est au front, ils peuvent vivre n’importe où. Les travailleurs, au contraire, s’agglomèrent autour de leur Maison du Peuple, comme autrefois les maisons villageoises autour du château ; mais le château défendait, tout en le rançonnant, le village : la Maison du Peuple, elle, a besoin d’être défendue. Les travailleurs sont liés au terroir, où ils ont, au cours de longues luttes, réalisé des conquêtes admirables. Cette situation laisse à l’ennemi toutes les supériorités : celle de l’offensive sur la défensive, celle de la guerre de mouvement sur la guerre de positions. Dans la lutte entre le camion et la Maison du Peuple, c’est le premier qui doit vaincre et qui vaincra. » (151)

Et, immédiatement après :

« On ne transforme pas facilement une maison en forteresse, si l’on tient à la maison. Ainsi on ne retrouve rien, chez les travailleurs italiens, de cette volonté démoniaque des derniers défenseurs de la Commune, dressant un barrage de feu entre eux et les Versaillais. Pour les fascistes, la Maison du Peuple n’est qu’une cible, lorsque les flammes montent de ces beaux édifices, les cœurs des ouvriers sont déchirés, envahis par un sombre désespoir, comme paralysés d’horreur, tandis que les assaillants élèvent des cris sauvages de joie. De ces « oasis » de socialisme qui couvraient presque toutes la plaine du Pô, il ne reste plus, à la fin de la guerre civile, qu’un sombre désert. » (152)

Voilà de quoi étayer ce que Mbembe écrit du brutalisme : « Le brutalisme est, (…), une manière de naturalisation de la guerre sociale. » Plus précisément : « On reconnaît le brutalisme au rabattement, dans la sphère civile, des techniques propres au champ de bataille. À titre d’exemple, la police encercle la foule et fait usage de Flash-Ball contre des manifestants désarmés. » Le brutalisme est une logique de guerre en temps de paix. Mais cette logique est bien précise. Mbembe déploie les concepts qui, analytiquement, structurent la vision brutaliste du monde : « La guerre en général est présentée non seulement comme l’expression de la vie elle-même, mais aussi la plus haute manifestation de l’existence humaine. La vérité de la vie, pense-t-on, est à rechercher du côté de sa force destructrice. La destruction est révélatrice de sa vérité ultime, sa principale source d’énergie. » Le sens métempirique (ou métapolitique, ou, en réalité, tout simplement métaphysique) du brutalisme consiste, non seulement, comme avec le fascisme italien (nietzschéo-mussolinien), à effondrer le concept de « vie » et d’activité sur celui de « domination » et de commandement (arkhè), à identifier, subrepticement, le simple fait de vivre à l’impérialisme esclavagiste. Mais, plus spécifiquement, plus gravement, le brutalisme avance, idéologiquement, d’un cran dans la catastrophe : il assimile la vie non seulement à l’esclavage, mais surtout, fondamentalement, à la destruction et donc, ontologiquement, à son absolu contraire, la mort – l’extermination, l’omnicide. Le brutalisme revient à ce qui aura fait l’errance d’Héraclite et représente une des raisons pour lesquelles Héraclite n’est pas un allié théorique total : confondre la vie et la mort, Dionysos et Hadès. « Il faut identifier Hadès et Dionysos » [§134] et « la vie et la mort sont une seule et même chose » [§37]. Le brutalisme, donc, naturalise la « guerre sociale » mais, contrairement à l’époque du darwinisme-social, non pour distribuer les rôles de supérieurs et d’inférieur, de maître et d’esclave, d’Übermensch et d’Untermensch, mais pour mettre au monde les possibilités sophistiquées de mise à mort, pour métaphoriser la mise à mort jusqu’à confondre la mise au monde avec ce geste pourtant contraire. Dans le vocabulaire de Mbembe, le brutalisme assimile la vie à la mort et, pour cela, réduit le concept de vie à celui de guerre, et celui de vérité à celui de force. Mbembe écrit, alors que le brutalisme israélien ravage Gaza, un texte qui devrait nous servir d’axiome fondamental pour saisir les bizarreries politiques et métaphysiques de l’époque :

« La transformation de la force en dernier mot de la vérité de l’être signe l’entrée dans le dernier âge de l’homme (…). À cet âge, nous avons trouvé un nom : le brutalisme, le grand fardeau de fer de notre époque, le poids des matières brutes.

On aurait tendance à penser que le brutalisme est un moment d’ivresse passagère. Libéré de tout, le pouvoir se livrerait provisoirement au carnage et au sang. Il donnerait la mort en même temps qu’il subirait de temps à autre la colère et la rage de ses cibles, sous la forme d’émeutes ou de soulèvements sans lendemain. Il s’adonnerait à des guerres dispendieuses au cours desquelles la violence extrême ferait l’objet d’une banalisation. Par « brutalisation », l’on devrait alors entendre « ensauvagement », intériorisation de la violence de la guerre qui autoriserait l’acceptation de toutes ses dimensions, y compris les plus paroxystiques.

Les horreurs de la guerre et autres atrocités ne résument cependant pas à elles seuls le brutalisme. Ce dernier est, dans une certaine mesure, la façon dont l’ivresse qui porte le pouvoir traduit l’horreur et les situations extrêmes dans les interstices du quotidien et notamment des corps et des nerfs de ceux et celles qu’il brutalise. Ce processus de miniaturisation et de molécularisation est à l’origine d’un métabolisme social. Dans de tels contextes, démolir, tuer ou être tué n’est pas nécessairement l’illustration d’un retour à l’état de nature. L’acte de tuer ne se fait pas uniquement par le fusil, le canon, le revolver ou le coutelas. Peu importe l’arme ; celui à qui est donnée la mort et qui, ce faisant, la subit, s’effondre, non sans pousser un cri étranglé. Vu sous cet angle, le brutalisme consiste en la production d’un enchaînement de choses qui, à un moment donné, débouchent sur une série d’événements fatals. »

Brutalisme, paroxysme et climacisme. Les brutalistes radicalisent l’expérience fasciste : dans le fascisme, le nihilisme (ne me frego) reste subordonné à l’impérialisme d’une part, au nouvel homme futuriste (ou, côté nazi, à la race germanique originaire) d’autre part. Le brutalisme, pour reprendre le titre d’un livre de Ray Brassier, est un nihil unbound – un « néant déchaîné » ou, mieux, « libéralisé ». Alors que des historiens, spécialistes de la violence de guerre, porteurs du concept de « brutalisation » pour décrire le processus anthropologique de la guerre mondiale (14-18), comme Georges Mosse, Stéphane Audoin-Rouzeau, se mettent à étudier les Génocides (arméniens, rwandais, juifs) et la multitude des « violences paroxystiques » du XX° siècle (Christian Ingrao), le brutalisme apparaît, sans jeu de mot, comme la forme brute ou pure du fascisme, comme le fascisme mis à nu et antérieur au « fascisme » même. Or, la mise à nu du fascisme comme brutalisme a cela de fascinant qu’elle place, pour seule téléologie, pour seul but éventuel de son procès, le paroxysme. Le paroxysme étant, en quelque sorte, le concept dérégulateur de ce qui, pour un grec du V° siècle, aurait été le climax (l’apogée) comme concept régulateur des formes parfaites. Le paroxysme est l’envers du climacisme, l’envers des conditions optimales (dites, en écologie, « communautés climaciques » ou spontanément « à l’équilibre ») de vie heureuse d’un être. Le brutalisme n’a pour climax qu’un paroxysme et celui-ci n’est jamais qu’une mise au monde, de plus en plus brutale, des mises à mort. Si le capitalisme est, mis à nu, un brutalisme, il n’est qu’une structure historique tricentenaire particularisée du brutalisme, son paroxysme n’est pas le paroxysme en général, mais le paroxysme que représente le concept de survaleur (ou de plus-value) – dans sa tendance, le capitalisme est le brutalisme spécifique ou particulier de l’extraction de survaleur. Le principe économique du capitalisme est un principe qui n’a rien d’économe, d’optimal ou de climacique : son principe étant la survaleur, l’accroissement et l’accumulation, le capitalisme n’est pas une formation économique en son essence, il définit le mécanisme du brutalisme tel que sophistiqué à travers la « valeur abstraite », c’est-à-dire, codé dans le marché et son destin (l’emporiodicée) sous la forme de la monnaie et, surtout, de la monnaie comme reconnaissance de dette différée et réifiée. S’il n’en demeure pas moins un brutalisme, c’est que l’extraction de survaleur est tendanciellement paroxystique, et, en tant qu’exploitation, elle est en même temps parasitisme, comme ces vampires dont la succion tue leur victime dont la vie est pourtant nécessaire à la reproduction du sang. La crise agricole n’est qu’un exemple de ce brutalisme capitaliste : les agriculteurs étant rémunérés en-deçà des barèmes nécessaires à leur reproduction quotidienne, ils doivent alors surtravailler pour respecter les normes de la PAC et recevoir le complément en aides de ce que la grande distribution ne leur paie pas. Autrement dit, la grande distribution dont les agriculteurs sont, en quelque sorte, les employés, laissée seule, n’a pour tendance réelle que la mise à mort par suicide de ses propres sources de matière vendable. Ce n’est pas le capital qui rend la reproduction de l’agriculteur possible, mais les aides européennes, l’impôt, et, par conséquent, la tendance générale qui apparaît semble être celle-ci : le transfert de l’impôt des états européens vers le capital de l’agrobusiness par l’intermédiaire de l’aide financière de la PAC se substituant à la fixation d’un prix calibré pour, à minima, la reproduction de la force agricole de travail. Le tout se produisant à travers les corps des agriculteurs et agricultrices (payant l’impôt) et se vivant comme double tutelle contradictoire (employés européens, employés de l’agrobusiness) ne peut, tendanciellement, qu’aboutir à une dépression de la forme de vie ici mutilée – dépression totale dont le taux de suicide n’a plus rien à dissimuler. Là où il y a du suicide, il y a, comme disait Durkheim, des « courants suicidogènes », et ces « courants » sont nécessairement déterminés par l’intensification des brutalisations et des paroxysmes (dans la quête de survaleur, dans la domination viriliste, dans la quête de jouissances, dans la boulimie, dans l’ivresse alcoolique, dans l’obésité adipeuse, dans la gloire médiatique, dans les likes et les vues, dans la possessivité paranoïaque, dans le sport intensif et obsessionnel…) : le processus de confusion des Dionysos et des Hadès. Le « dérèglement » du climat est, littéralement, le signe ou l’expression de la destruction des formes de vie climaciques – des climax excellents appropriés à ces mêmes formes – des jouissances maximales-optimales, adéquates. Le concept dérégulateur du fascisme qui vient, en tant qu’actualisation pratique et métaphysique du brutalisme, est l’idée du paroxysme – méfiez-vous, en cela, de la seule « vie intense » [2].

Une remarque de Johann Chapoutot, dans Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe – 1918-1945, pose, d’un point de vue militaro-historique, à partir de Clausewitz et de Raymond Aron, le cadre général de cette logique de brutalisation paroxystique. Depuis l’entrée des masses en politique, soit depuis la Révolution Française et l’approfondissement de la logique centraliste et nationaliste de l’élément politique et de la guerre, la violence devient « impitoyable, hyperbolique » parce qu’elle ne s’exerce plus « en dentelle » depuis des cabinets européens, au nom d’un roi quelconque, dans « l’indifférence populaire » (Aron), où chacun sait que la guerre n’exprime pas la « rivalité de tous » (René Girard, 242, Achever Clausewitz) mais seulement les inimitiés des monarques dont tout le monde se fout, la guerre des masses, au nom du peuple, dans la mobilisation générale, fait des défaites des gouvernements des humiliations populaires profondes. C’est pourquoi le mécanisme qui s’instaure alors, dans le champ de la guerre, est celui de la « montée aux extrêmes » :

« Dès lors, il est possible d’expliquer le mécanisme clausewitzien de la « montée aux extrêmes » : l’investissement affectif dans l’action guerrière est tel que tout recul devient difficile. Le niveau de violence progresse ainsi par paliers, bloqué par un effet de cliquet entraînant un phénomène de radicalisation cumulative qui a culminé dans les grandes batailles de destruction de la Première Guerre Mondiale, en attendant les bombardements en nappes, puis nucléaires, de la Seconde. » (42-43)

La logique stato-nationale populaire des masses mobilisées contribue massivement au procès de brutalisation des mœurs en posant, à son fondement, une logique paroxystique des affects agonistiques (« montée aux extrêmes ») dont la multiplication des pratiques exterminatrices en tout genre (par balles, par broyeurs, par affamement, famine, guillotine, assassinat ordinaire, camion à gaz, chambre à gaz) manifeste, en même temps, une lent processus de délégation de la violence physique « légitime » de l’appareil stato-policier au peuple patriote (comme lors de la mobilisation révolutionnaire et le massacre des celtico-païens de Vendée), aux arditi à bord de leurs camions itinérants dans la vallée du Pô de l’Italie pré-fasciste ou à la SA dans l’Allemagne pré-nazie démilitarisée…

Brutalité et sophistication. La brutalité n’est pas identique à la violence. Celle-ci qualifie un type proprement fasciste de violence abrupte et brusque, susceptible de caractériser le sens propre aux mouvements d’ensauvagement et de décivilisation de la « civilisation » même. La violence brutaliste du béton armé répond à la violence brutale du Gros Lardon des beaux quartiers de la bourgeoisie pavillonnaire d’extrême droite. En réalité, il faut aller plus loin et se débarrasser de préjugés critiques : le problème n’est pas la « civilisation » en toute abstraction. Le problème n’est pas la « civilisation » puisqu’elle se présente, la « civilisation », antérieurement à ses reprises nostalgiques et réactionnaires, comme politisation et politesse, adoucissement démocratique des mœurs. Or un tel processus ne peut pas être soumis à la critique : en tant que la civilisation est le mouvement par lequel la douceur se rend invincible, en tant que douce désescalade, ce n’est pas la civilisation qui doit l’intéresser. La douceur ne se critique pas, ni la tendresse, mais se propage à mesure que tout le reste s’épaissit. À chaque fois que la critique décèle, à raison, une « barbarie » immanente à la « civilisation » (Walter Benjamin), à chaque fois que la « douceur des peines » ne fait qu’exprimer pour elle la noirceur d’un pouvoir plus diffus et obsédant (Foucault), la critique n’adresse pas la « civilisation » mais autre chose, un autre processus, plus essentiel. Ce processus, je le nomme : sophistication. Le processus que la critique décèle sous la délicatesse policée de la civilisation, c’est le processus de sophistication du monde. La sophistication est le raffinement faussé de la violence – l’exquise cruauté sans vérité qui parle justement dans la langue du sophiste (simultanément fausse, vidée de vérité, mais aussi commerciale, propagandiste). Je parle de sophistication parce que la rationalité – le logos des grecs – ne se résume pas à sa capture destructrice par le brutalisme. Le monde n’est pas détruit par la Raison, mais par une pseudo-rationalisation sophistique et incomplète, un usage du logos sans logos : une sophistication, une ratiocination, somme toute, des sophismos, soit, simultanément, des sophismes et des stratagèmes qui propagent un peu plus avant, le monde des brutes.

To be continued…
Pour la semaine prochaine, nous essaierons d’analyser le cas Sylvain Tesson en tant qu’écrivain réactionnaire du genre viatique (récit de voyage) au regard à la fois exotisant, mélancolique et remplaciste, le sens et la portée de l’expression « nazisme zombi » et ce qu’elle implique pour l’analyse d’un fascisme de type capitaliste, l’articulation ou l’opposition entre les logiques du fascisme fossile et de l’écofascisme, le paradoxe du libertarianisme élitiste devenu libertarianisme populaire, le « néo-caméralisme » et la théorie du Patchwork de Mencius Moldbug. En bref, de quels hommes raffinés la brutalité est-elle faite ? de quels systèmes de concepts et d’idées ? De quels fantasmes ?

[1Je propose de nommer endopoliorcétique, à partir de endo- (du dedans, interne, ou intérieur) et poliorcétique (art de la prise et de la défense des places fortes, art du Siège), cette logique que je découvre de plus en plus souvent dans les formations politiques les plus variées où une armée s’auto-constitue du dedans d’une unité politique déterminée et prend le pouvoir en l’assiégeant. L’exemple que je préfère est le stratagème rapporté par Polyen en II, 30, 1 : « Cléarque d’Héraclée, pour réussir à se faire bâtir une citadelle dans la cité, paya des gens à qui il demanda de sortir la nuit en secret pour voler, agacer, injurier et blesser la population. Indignés de ces violences, les habitants demandèrent secours à Cléarque. Il leur dit qu’il était impossible de contenir ces hommes enragés, à moins de les enfermer entre quatre murs. Les citoyens d’Héraclée lui en accordèrent la permission. Il choisit un quartier de la cité, l’entoura de murs et en fit une citadelle, non pas pour tenir en respect ces nuisibles, mais pour se procurer à lui-même la liberté d’exercer toutes sortes d’injustice. »

[2« La vie éthique n’est ni la vie sage ni la vie électrique, ni la recherche du salut, ni la quête spontanée d’intensité. C’est une vie capable de ne pas se livrer à son intensité et de ne pas chercher à s’en délivrer. (…) Pour ne pas affirmer et pour ne pas nier l’intensité de la vie, il faut apprendre à éprouver cette intensité dans la résistance : on ne se sent vraiment vivre qu’à l’épreuve d’une pensée qui résiste à la vie, et on ne se sent vraiment penser qu’à l’épreuve d’une vie qui résiste à la pensée. Soutenus par deux impulsions contraires, nous avons la chance, peut-être, de demeurer en équilibre sur la ligne de crête. » (La vie intense : Une obsession moderne, Tristan Garcia)

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