Se désintégrer - Josep Rafanell i Orra

"Les désintégrés, comme les célibataires de Kafka ou les dépossédés de Beckett, existent mais n’ont pas de réalité dans ce monde. Ils n’ont pas le droit à exister à leur manière. Mais veulent-ils encore des droits ? N’ont-ils pas cessé d’être des mendiants ?

paru dans lundimatin#112, le 13 mai 2019

[Ce texte a paru dans le numéro 45 de la revue Ecorev’]

Si on considère la langue comme une vieille ville avec son inextricable réseau de ruelles et de places, ses secteurs qui ramènent loin dans le passé, ses quartiers assainis et reconstruits et sa périphérie qui ne cesse de gagner sur la banlieue, je ressemblais à un habitant qui, après une longue absence, ne se reconnaitrait pas dans cette agglomération, ne saurait plus à quoi sert un arrêt de bus, ce qu’est une arrière-cour, un carrefour, un boulevard ou un pont. L’articulation de la langue, l’agencement syntaxique de ses différents éléments, la ponctuation, les conjonctions simples, tout était enveloppé d’un brouillard impénétrable.
W. G. Sebald, Austerlitz.

Décomposition

Un immense fragment de glacier de plus de 500 000 ha est en train de se séparer de la barrière Larsen C dans l’Antarctique. Un milliard et demi de personnes habitent dans des bidonvilles. Plus de 30 000 migrants sont morts dans la Méditerranée depuis dix ans. Emmanuelle Cosse, ancienne présidente d’Act-up, était aux premières loges lors de la destruction du campement-village de migrants de Calais, puis de leur dispersion. Plusieurs milliers d’autres migrants, dont des centaines d’enfants, errent dans les rues du nord-est parisien harcelés par la police. Anne Hidalgo met des grillages sur le talus de la rotonde de Stalingrad pour empêcher les rassemblements de dizaines d’exilés qui reçoivent, plusieurs fois par semaine, des cours de français en plein air par les profs bénévoles du BAAM. Officiellement, 25% de jeunes sont au chômage en France. Le double dans les quartiers populaires, autant qu’en Grèce ou en Espagne. Mais qui aime encore la ’valeur travail’ ? L’équivalent de 4,7 milliards d’euros se volatilisent tous les ans dans l’hexagone suite à des vols quotidiens de marchandises : jeunes, vieux, bourgeois et prolétaires s’y adonnent avec plus ou moins de talent. Le Parisien titre dans sa une : « Pourquoi les jeunes ne votent plus ? ». On apprend que 74% des 18-24 ans ne se sont pas déplacés aux bureaux de vote lors du 2e tour des législatives. Rémi Fraisse, Adama Traoré, Jérôme Laronze..., au moins 150 personnes ont été tuées par la police depuis l’année 2000. Les éborgnés par des armes policières se comptent par dizaines. Un gendarme met en joue avec son flingue des manifestants à Rennes. L’un d’eux, avec un courage et un sang froid mémorables, crie à plusieurs reprises : « baisse ton arme ! ». Un mois après, des policiers cagoulés défoncent avec des béliers les portes de trois appartements et arrêtent 7 personnes. Elles sont condamnées à des peines de prison, dont une à 17 mois fermes avec mandat de dépôt. 40% des colonies d’abeilles, qui contribuent à la reproduction de 80% des espèces de plantes à fleurs, ont été décimées en Europe ces dix dernières années. Le serin, le chardonneret et le verdier ont presque disparu de Paris. Quand aux moineaux, avec la disparition des friches et la destruction des vieux bâtiments où ils nichent, bientôt ils ne seront qu’un doux souvenir. Emmanuel Macron est élu président. En 6 mois de vacuité il provoque l’effondrement des partis qui gouvernent la France depuis l’après-guerre. Il fait du parlement une start-up française. Il est jeune. Il a la tête d’un cover-boy. Il était banquier. On le voit sortant de ses conciliabules avec les syndicats. Lorsque son premier ministre lui demande comment les rencontres se sont passées, il se marre doucement et répond qu’il ne leur a rien dit. Jean-Claude Mailly, le secrétaire général de FO, dit, lui, que le dialogue et la concertation entre le gouvernement et les syndicats vont dans le bon sens. Macron dit encore, quelques jours après, devant une petite foule d’entrepreneurs high-tech, il y a les gens qui ont réussi et ceux qui ne sont rien. Bruno Latour, dans un entretien pour Le Nouvel Obs, dit que les super-riches ont renoncé à l’idée d’un monde commun (sic). A Hambourg le gouvernement allemand déploie 21 000 policiers avec des chiens, 3000 véhicules et 28 hélicoptères pour protéger Poutine, Trump, Erdogan, Macron et le monde commun des super-riches.

Les martinets sont encore revenus ce printemps à Paris.

Dans son splendide commentaire de l’œuvre d’Etienne Souriau, David Lapoujade pose la question du monde commun. Il nous dit, le monde commun ne préexiste pas à l’expérience que l’on en fait. L’expérience étant située, elle impose une perspective qui fait monde : « le monde devient intérieur aux perspectives et se démultiplie par là même. Ce qui disparaît, ce n’est pas le monde mais l’idée d’un monde commun. La thèse perspectiviste, c’est qu’il n’y a pas d’abord un monde commun que chacun s’approprie pour en faire ’son’ monde, mais, l’inverse » [1]. Ce sont les perspectives singulières qui permettent l’instauration d’un monde. Le monde commun n’est, alors, qu’un potentiel d’existence, ou de coexistences (« on n’existe que de faire exister »). Ce qui nous importe ici ce n’est pas ce qui « est » mais les manières dont ce qui est peut devenir dans son rapport d’existence avec d’autres êtres. Autrement dit, c’est la virtualité de l’expérience des êtres qui a la plus grande réalité car c’est par elle que s’accomplissent les monde en train de se faire. On ne fait jamais l’expérience de ce que nous sommes, mais toujours de ce que nous sommes en train de devenir, quelque part.

Quand à nous, nous dirons : il n’y a pas de monde commun, il y a seulement des formes de communisation.

Face à la décomposition du monde commun des ’super-riches’, plutôt que dans une guerre sociale, nous sommes dans une guerre entre des milieux, ou devant la possibilité ou l’impossibilité de certains mondes à exister. Il y a le milieu global en décomposition, celui du monde total de l’économie dans lequel chacun devrait avoir sa place, entrepreneur dans une start-up ou mendiant dans un bureau d’aide sociale ; ceux qui sont tout et ceux qui n’étant rien sont sommés de devenir quelque chose par la grâce du monde commun de l’économie. Et puis, il y a les milieux singuliers qui s’affirment, fragmentaires, qui bifurquent, récalcitrants, qui interrompent le temps de la gouvernementalité et sa coïncidence avec le temps de l’économie. Ce que nous indique la politique, avant même l’affrontement entre des ’conceptions’ de la société c’est, d’abord, qu’il y a une incompossibilité entre des mondes. Entre celui d’un avenir probable et ceux, pluriels, des devenirs possibles.

Contre l’avenir, des devenirs. Contre le Tout, des fragments. Mais il faudrait déjà arrêter le temps forcené de l’unification du monde. Bloquer le temps, nous dit Marcello Tarí, pour que puisse surgir, « une condensation d’expériences qui décident à un moment donné d’affronter le temps ennemi ». Et c’est alors qu’une « multiplicité d’états de conscience altérés » s’ouvre vers l’affirmation de nouveaux rapports au monde. Le blocage du temps, nous dit-il encore, est le cauchemar des patrons, des petits bourgeois et des gouvernants : leur soudaine conscience que le temps cesse d’être le leur, « et qu’il existe toujours, à chaque instant, la possibilité d’un temps où ils ne sont plus » [2]. Et c’est peut-être dans ce moment d’arrêt que la politique se dédouble en une cosmologie. Multiplicité des temps de la sécession pour faire exister les coalescences entre des modes d’existence dans d’autres mondes.

Pendant les luttes contre la Loi du travail, il fut moins question d’un énième mouvement social que d’une éthopoïètique : la présence des corps, des affects, des perceptions, des intelligences imposant de nouvelles relations dans l’espace public fantomatique. Coprésences intempestives dans les places, dans les débordements des manifestations... Composition entre des corps soudainement affranchis, désintégrés. Et parce que désintégrés, aux aguets, capables de s’attacher à nouveau, à nouveau attentifs, en mesure de partager des gestes, des nouveaux mots, des manières d’habiter le monde spectral de la métropole. Demain est annulé, pouvait-t-on lire sur les murs tagués de Paris. Comme la promesse d’une multitude d’ébauches d’existences à venir. Il nous faut bloquer le temps du monde commun des super-riches.

Non, les luttes contre la loi du travail ne furent pas un mouvement social. Pas plus que celles menées par les Lakotas contre le pipeline à Standing Rock, ne sont un mouvement écologiste. Elles sont des luttes acharnées contre le nouveau Léviathan, la Métropole, et son entreprise furieuse d’institution du monde total du cauchemar intégré. Dans les rues de Paris ou les plaines du Dakota.

Inter-mondes

Un dimanche en fin d’après-midi. On se retrouve sur la petite ceinture. Henri Taïb habite depuis 20 ans dans une maison qui surplombe les voies ferrées, à coté de la Flèche d’Or, l’ancienne gare de Charonne qui donne sur la rue Bagnolet. Il est sous la menace d’une expulsion.

La maison d’Henri, propriété de la SNCF, daterait du début du XVIIe siècle. Elle faisait partie du village appartenant au domaine de l’église de Saint Germain de Charonne. Elle aurait peut-être abrité provisoirement une école avant le rattachement du village à Paris en 1860. D’ailleurs elle serait un des derniers vestiges architecturaux ’authentiques’ du quartier de Saint Blaise. Car il faut savoir que les quelques rues de ce que certains appellent maintenant le ’village’ Saint Blaise, coquettes et piétonnisées, avec leurs bars et leurs terrasses, ne sont que du toc, une reproduction de l’architecture autochtone pour le plus grand plaisir d’André Malraux, qui ne souhaitait pas voir pousser la laideur des tours en contrebas de sa concession dans le cimetière attenant à l’église de Saint Germain de Charonne, où il est d’ailleurs enterré. Le village pittoresque actuel aurait été reconstruit dans les années 60 au même moment que les tours de la cité Saint Blaise, plus loin, qui se sont constituées depuis une redoutable réputation de ghetto.

La Flèche d’Or, à quelques dizaines de mètres de la maison d’Henri, est connue par tous ceux de ma génération qui sortîmes du long tunnel de ce que Guattari appela les années d’hiver. Cette ancienne gare, investie au milieu des années 90 et aménagée en salle de concerts, fut aussi un lieu de rencontre pour tous ceux qui commençaient à se réorganiser autour de nouvelles formes d’intervention politique. Henri, artiste plasticien, créateur de mix sonores, jardinier, féru d’histoire, fut l’un des instigateurs de l’occupation de la gare. En face, de l’autre coté de la rue Bagnolet, il y avait un autre squat. Aujourd’hui il est devenu le Mama Shelter, un hôtel-restaurant de luxe ’insolite’, nous dit la pub, appartenant au groupe ACCOR. La Flèche d’Or a fermé en 2016. Au fil du temps elle était devenue un lieu branché complètement déconnecté du quartier, avec ses vigiles à l’entrée. L’enseigne O’Sullivan est le repreneur qui aurait la préférence de la mairie d’arrondissement pour faire de La flèche d’Or un pub irlandais.

Henri Taïb et son ami Léonard Nguyen Van Thé, jardinier de génie, ont mis en place l’association ESEL, l’Ecole spéciale des espaces libres, qui accueille tous ceux qui gardent un certain goût pour les interstices urbains pas encore domestiqués. Léo intervient comme jardinier dans une foule d’espaces à Paris et en banlieue. Botaniste, paysagiste, agriculteur urbain, il sait souder et maçonner à l’occasion.

Je me promène avec lui le long de la voie ferrée. Nous longeons des magnifiques massifs de valériane en fleur, avec leurs teintes dégradées rose-fuschia qui ont pris racine entre les rails, à même le ballast et qu’Henri ’accompagne’, comme il dit, depuis des années pour en amplifier la présence. On voit sur les quais et les chemins qui bordent les voies foisonner la verdure. Les inévitables buddleias, des acacias, des ailantes, des robiniers, des paulownias... mais aussi, par-ci par là, des figuiers, de pommiers, des cerisiers, des griottiers, des noyers. Tout un paysage anthropisé qui garde les traces d’interventions volontaires ou involontaires des humains. On y voit des potagers, plus ou moins éphémères. Les légumes et les aromatiques sont concentrés dans des parcelles ou éparpillés dans un chaos apparent. De vieilles pierres ensevelies par les anciens remblayages réapparaissent lors des travaux d’aménagement jardinier. Des chauves souris, des fouines, des hérissons, des lézards, des renards et des chouettes, une multitude d’insectes vivent dans la petite ceinture. Léo me parle du gravier de granite porphyre et de pierre ponce, de la pollution des sols, de la créosote, un insecticide et fongicide, avec laquelle on traitait les traverses en bois de la voie ferrée. Il m’explique qu’il faut relativiser les effets de la pollution des sols sur les plantes à Paris : lorsqu’on mange une salade achetée à Carrefour on risque d’y trouver davantage de substances toxiques... Il me parle de bio-augmentation, de comment intensifier le travail propre du sol à partir des expériences d’organoponie inspirées de l’agriculture cubaine.

La construction de la petite ceinture débuta en 1852, sous Napoléon III, parallèle à la ligne tracée par l’enceinte de Thiers, les dernières fortifications de Paris construites pendant la monarchie de Juillet. Elle avait une fonction d’expansion du mouvement de marchandises, et plus tard de trafic de voyageurs, en même temps qu’un rôle dans la stratégie militaire : elle devait permettre de relier des gares, des Halles périphériques, des lieux de pouvoir et des casernes militaires intérieures. On sait ce qu’il en fut avec la chute du Second Empire lors de la guerre franco-prussienne et l’avènement de la Commune. Le trafic de marchandises se poursuivra jusqu’ au début des années 1990.

La police n’intervient presque jamais dans la petite ceinture. À quoi bon puisque toute présence y est illégale ? Il faudrait en permanence virer tout le monde : les graffeurs et les fumeurs de joints, les jardiniers et les bâtisseurs sauvages, les Rroms qui y ont fixé leur demeure et les rastas, les jeunes du quartier et leurs groupes de rap, ceux qui tournent des clips et ceux qui se rassemblent pour partager un barbecue. Et tous les flâneurs qui ne se résignent pas aux promenades balisées dans la ville.

Si cet espace résiste, s’il demeure un lieu de coalescences entre une multiplicité d’êtres c’est parce qu’il est illégal. Récemment installés, 800 mètres de grillages ont encore été défoncés. Les portails régulièrement ressoudés par RFF, le réseau ferré de France, ne résistent pas aux attaques de ceux qui rendent cet espace habité. Malgré quelques tronçons où se sont installés des ’recycleries’ à la mode parisienne et autres jardins citoyens partagés, côtoyant parfois à quelques centaines de mètres des campements de Rroms voués aux brutales expulsions que l’on sait, la Petite Ceinture reste pour l’instant un espace ingouverné.

Ce qui intéresse Léo, ce n’est pas le charme pittoresque de la ruine, la plastique du chaos postindustriel, mais une esthétique des effets qui résulte de la coalescence entre les humains et les non-humains. Les équilibres précaires, les logiques d’autorégulation entre les uns et les autres, et qui constituent, me dit-il, le ’génie d’un lieu’ [3]. D’ailleurs, s’il arrive que des passants détruisent des plantations, il considère cet incident comme un événement climatique, tout comme une tempête de grêle ou un soudain orage.

Ce qui me frappe, c’est ce mélange de volontarisme et d’involontarisme chez Léo, cette manière de porter une attention scrupuleuse à l’inclinaison des choses, des êtres, humains et non-humains, à leurs zones de voisinage, à l’intensification des coexistences sans pour autant les forcer à se déployer dans un programme, serait-il ’écolo’.

Élaguer des arbres, sculpter le paysage du lieu, agencer des jeux d’ombre et de lumière, recréer de la matière organique, mais aussi laisser les branchages sécher pour attirer ceux qui font des barbecues.

Entourer des jeunes arbres de cercles de pierres, pour les protéger des débroussaillages qu’effectue une association de jardiniers et qui meurtrissent leur collet. Sans rien leur en dire. Les débroussaillages se poursuivent mais les arbres sont désormais protégés.

Les propriétaires du Mama Shelter menacent Léo et Henri, qui jardinent sur les voies, de faire intervenir la police ? Alors construire en contrebas de leur bar-terrasse un petit d’amphithéâtre. Et attendre : quelques jours après, des jeunes du quartier en font le lieu de leurs rassemblements, au nez et à la barbe des clients.

On est une vingtaine à partager une grillade de poisson que Léo a acheté au rabais à la fin du marché de la Place de la Réunion. Il y a les habituels : Henri, Léo, un rappeur, un couple de portugais plus ou moins alcoolique à la relation houleuse, un visiteur qui aménage ailleurs d’autres friches, Mariam, qui anime un centre social autogéré en banlieue, son amie Mathilde, animatrice d’un groupe d’entraide de patients (ou des impatients) des institutions psychiatriques. Il y a aussi David, un anthropologue qui a vécu longtemps au Pérou où il a mené des recherches sur le néo-chamanisme. Et Aylina, une jeune femme cinéaste qui vient de quitter la Turquie d’Erdogan. On discute du monde de la psychiatrie, du centre social, on réfléchit à comment constituer le dossier de demande de carte de séjour d’Aylina. Des jeunes du quartier viennent nous demander des feuilles de papier à rouler. Plus loin d’autres groupes se sont installés le long des voies où ils partagent des barbecues... Le jour tombe. Des teintes sombres recouvrent les arbres. Je me rends compte que je ne regarde jamais les arbres de la ville.

Se désintégrer

« L’arbre et l’homme font cause commune au sens où ils se prêtent mutuellement appui pour exister. L’homme soutient l’existence de l’arbre comme l’arbre soutient l’existence de l’homme et de sa pensée, cet ’être faible’ » [4].

David Lapoujade évoque, à la suite d’Etienne Souriau, les ’existences faibles’, toutes ces existences qui aspirent à exister sur un autre mode, ces phénomènes à la limite de l’existence auxquels on n’accorde pas assez d’importance. « On sait bien que le plus sûr moyen de saper une existence, c’est de faire comme si elle n’avait aucune réalité. Ne pas se donner la peine de nier, seulement ignorer » [5]. Ignorer devient alors la plus puissante force de négation.

La politique serait alors l’affirmation de potentiels d’existence contre le monde qui en dénie la possibilité. S’émanciper de ce monde, c’est s’arracher des régimes d’intelligibilité de l’expérience produits par les dispositifs de gouvernement et, dans le même mouvement, affirmer de nouvelles formes de vie. Ici l’art rejoint la politique : des manières d’être contre ce qui en ignore l’expérience. L’affirmation devient le prélude de la négation du monde de la négation [6].

Affirmer des nouvelles formes de vie n’est rien d’autre que faire sécession. Ou faire exister un fragment du monde. Fragmenter le monde de la gouvernementalité, c’est lui refuser le pouvoir de constituer le monde global où tout doit s’intégrer ou disparaître. Faire sécession est une manière de se désintégrer des régimes qui instituent des identités, qui en instituent l’intelligibilité. Rien n’est politique, tout est politisable, disait Michel Foucault. C’est dans les formes de vie qu’il y a les potentiels d’insubordination.

Depuis deux ans ont lieu des rencontres aux Laboratoires d’Aubervilliers autour des pratiques de soin et des collectifs. Léo, Henri, Mariam, Mathilde, David et d’autres y ont participé à différents moments. Ce dont il y est question, c’est de l’affirmation de nouveaux modes d’existence « fragiles », d’y prêter attention, d’en partager l’expérimentation. Avec ceux qui entendent des voix, se risquer parfois, à l’encontre de la nosographie psychiatrique qui n’admet que des hallucinations, à faire exister d’autres êtres. Avec le collectif Dingdingdong, en dépit de la malédiction du diagnostic de la maladie d’Huntington, faire exister l’expérience de la métamorphose. Avec les groupes d’entraide mutuelle, à la bordure de la psychiatrie, agencer dans la plus grande précarité des ambiances qui soignent. Avec des jardiniers urbains, cohabiter à nouveau avec les plantes délaissées que nous ne voyons plus. Avec des collectifs d’autosupport d’usagers de drogues, partager l’expérience psychoactive qui nous rend vulnérables. Ou faire exister l’expérience de la réaffiliation problématique aux pratiques chamanistes. Ou introduire des formes de soin dans les contextes de violences policières. Ou instaurer des lieux où des rencontres redeviennent possibles.

Le soin se situe au bord de la politique. Ce sont le soin et l’attention qui permettent que les frontières du politique deviennent poreuses et que la politique devienne habitable. Il s’agit alors de porter notre attention aux processus de co-individuation qui permettent de situer l’expérience du collectif et, en la situant, de frayer des passages entre des mondes. Le soin est alors la fabrique des différences contre la gestion des identités.

Si la politique surgit là où se produit un processus de désertion des identités policières qui constituent un certain ordre social, celui d’une population administrée, cela veut dire aussi que l’apparition de nouvelles sensibilités et énonciations collectives amorcent la possibilité de nouvelles formes de communauté. Dans le soin, on n’a pas affaire à des sujets identifiés mais à des relations possibles.

Il s’agit de rendre visibles des formes d’autonomie collective en tant que celles-ci sont les fabriques de nos attachements, et non pas un idéal d’autosuffisance à soi. Dans l’autonomie, il n’y a pas de Sujet, serait-il le sujet de l’émancipation : nous savons à quels désastres conduit l’institution d’un sujet politique subsumant toutes les formes plurielles de subjectivation. L’autonomie, dont l’ambigüité du sens ne cesse de nous hanter, est inséparable de l’engagement de notre expérience dans des mondes en train de se faire [7], dans des mondes de relations. Elle doit être comprise comme les processus pluriels de désintégration du monde « tel qu’il est » pour instaurer de nouvelles manières de nous lier.

Les désintégrés, comme les célibataires de Kafka ou les dépossédés de Beckett, existent mais n’ont pas de réalité dans ce monde. Ils n’ont pas le droit à exister à leur manière. Mais veulent-ils encore des droits ? N’ont-ils pas cessé d’être des mendiants ? « Nous n’avons plus de droits ? Nous les avons perdus ? – Nous les avons bazardés »  [8]. Alors ils s’arrachent au monde et se font un nouveau monde.

En s’opposant aux liens prescrits par la gouvernementalité, qui conduisent inévitablement à une ontologie de la négligence au regard des mondes possibles de la communauté, surgissent alors de nouvelles déterminations : quelles sont les manières d’être ensemble, ici et maintenant, dans des situations qui ébauchent, fragment par fragment, la désintégration de la totalité du monde ? Ces fragments ne peuvent être que les formes singulières d’expérience par lesquelles apparaissent d’autres mondes. Le devenir réel des existences, ce sont des modes d’existence qui font différence en s’engageant, contre le monde tel qu’il est, dans les devenirs des mondes à faire.

« Ce que nous appelons vie n’est que ce geste à travers lequel une portion de la matière se distingue du monde avec la même force qu’elle utilise pour s’y confondre »’  [9].

Josep Rafanell i Orra

Juillet 2017

Illustration : Caterina R. Ville fantôme. Gravure.

[1David Lapoujade, Les existences moindres, Les Editions de Minuit, 2017, pp. 47-48.

[2Marcello Tarí, Autonomie ! Italie, les années 1970. La fabrique éditions, 2011, p. 219. Les italiques sont à moi.

[3On pourrait peut-être dire son âme. « Prêter une âme c’est agrandir une existence », que ce soit celle des humains, des animaux, des végétaux, des minéraux, ou d’autres corps de la nature. « D’une manière générale, il y a âme lorsqu’on perçoit dans une existence donnée quelque chose d’inachevé ou d’inabouti qui exige un ’principe d’agrandissement’, bref l’ébauche de quelque chose de plus grand, de plus accompli, susceptible d’augmenter la réalité de cette existence ». David Lapoujade, ibidem, p. 57.

[4ibid., p. 75.

[5Ibid., p. 73.

[6On est là face à une nouvelle entente de l’autonomie politique, où l’affirmation en tant que « négation du monde de la négation est le point d’ancrage concret de l’impulsion émancipatrice ». Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, Editions la Découverte, 2014, p. 10. Mais l’autonomie passera alors par l’instauration de nouvelles codéterminations entre des manières d’être. L’autonomie est ce qui fait qu’une existence détermine d’autres existences, et qu’elle est déterminée par celles-ci dans le même mouvement.

[7Thierry Drumm, Pragmatisme et mondes en train de se faire. http://www.leslaboratoires.org/article/pragmatisme-et-mondes-en-train-de-se-faire-thierry-drumm

[8En attendant Godot. Cité par. David Lapoujade, ibidem, p. 84.

[9Emanuele Coccia, La vie des plantes. Editions Payot&Rivages, 2016.

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