Care pirate, bibliothèques fantômes & Internet surréaliste

Une conversation avec Kenneth Goldsmith

paru dans lundimatin#398, le 9 octobre 2023

Vous connaissez sans doute la plume engagée de Bertold Brecht, mais avez-vous jamais entendu ses poèmes mis en musique et en voix par Klaus Kinski (célèbre acteur et ami de Werner Herzog) ? Vous avez déjà étudié les célèbres essais critiques de Walter Benjamin sans en avoir écouté la parole à la radio en train de mener une émission pour enfants. Vous avez probablement rencontré la poésie de l’écrivain surréaliste Henry Michaux, mais presque certainement vous ignorez l’existence d’une réalisation cinématographique à son nom (« Images du monde visionnaire », 1964), commandée par une entreprise pharmaceutique pour illustrer les modifications perceptives déclenchées par certains stupéfiants. Toutes ces perles bariolées se cachent dans les recoins d’UbuWeb, espace numérique consacré aux expérimentations artistiques, à côté du marché et de l’institutionnel.

Cette conversation avec le poète et performeur étasunien Kenneth Goldsmith [1] fait écho à la parution de la traduction française de Patrimoine Pirate. Archives, circulations et polémiques artistiques à l’âge numérique (2023, JBE Books), un essai où il retrace l’histoire et le fonctionnement de la célèbre plateforme UbuWeb [2] qu’il a fondé – et où il se demande comment des objets artistiques et plus en général de l’information peuvent se diffuser en dehors des monopoles marchands qui semblent dominer le Web contemporain. En reconstruisant la théorie et les tactiques qui se cachent derrière un des plus importants sites de diffusion informelle de contenus artistiques, s’ébauche une utopie des réseaux aussi concrète qu’espiègle qui propose une perspective anarchique et généreuse de ce que peut être la Toile contemporaine (à l’heure et à l’ombre des GAFAM). Entretien mené par Jacopo Rasmi le 13 septembre 2023.

Pourrais-tu évoquer, pour commencer, comment tu t’es retrouvé à monter ce site - devenu désormais très célèbre - dans les années 1990 lorsque le Web venait à peine de naître. Comment tu t’es intéressé à Internet si précocement ? Quelle était l’ambiance du monde numérique où tu as appris à coder ?
À l’époque j’étais un plasticien à New York, je travaillais dans le monde de l’art et j’arrivais à gagner ma vie : je m’en sortais plutôt bien. Mais je me suis retiré de cet univers quand j’ai commencé à m’intéresser à la littérature et à la poésie. Je me suis retrouvé, donc, sans boulot et sans revenu. J’ai dû réfléchir à comment faire de l’argent et la première chose à laquelle j’ai pensé a été : « les ordis ! » Je venais d’acquérir un pc et je me suis dit que je pouvais apprendre à programmer. Le web était en plein essor et les gens disaient que l’HTML était plutôt simple à apprendre. Autour de 1993 je me suis formé en autodidacte à coder en HTML. Pendant la première phase de vie d’Ubuweb, entre 1993 et 2000, je me faisais un revenu en construisant des sites web. J’ai travaillé dans le mouvement « Doc Com ». Ensuite, vers 1999, la bulle a explosé et dans les années 2000 je me suis orienté vers la fac.

Au début des années 1990, pour la première fois des gens pouvaient gagner leur vie grâce à Internet. C’était un moment où tout le monde était engagé dans les réseaux, j’ai fait partie de la première vague d’art sur le Net, rattachée à quelques importants espaces en ligne, comme Net Art, Ada Web ou encore Rhizome. J’étais au milieu d’une petite communauté plus ou moins connectée au monde artistique que je pouvais rencontrer en allant à des fêtes. Je me souviens de soirées festives où tu te retrouvais assis devant un ordi pour que quelqu’un t’apprenne les dernières astuces avec l’HTML. Ubuweb sort de ce drôle de situations !

Quand as-tu commencé à mettre en ligne des contenus en streaming, après les objets littéraires ? Je pense à la partie filmique et sonore d’Ubu qui constitue maintenant le cœur du site….
On était à la fin des années 1990, à l’époque des formats RealVideo et Real Audio. J’ai commencé d’abord à mettre en ligne des médias comme des images ou des gifs, ensuite vers 1997/1998 je suis passé aux fichiers audio et vidéo grâce aux formats RealMedia. Mais le choix s’est avéré vraiment mauvais ! Ce n’était pas du libre : RealMedia a été vendu et ensuite fermé, donc on avait perdu notre plateforme technique. Il a fallu, à un moment donné, qu’Ubu migre vers un autre type de plateforme de type open source. Après coup, je me suis dit que j’allais essayé d’éviter – toujours, ou presque – de passer par des logiciels propriétaires.
L’existence de ce site, comme celle de nombreuses autres archives en ligne, fournit des ressources précieuses pour étudier et mener des recherches : en tant que plateforme, c’est un espace d’étude et d’exploration et non seulement de loisir. D’une certaine façon, on peut voir Ubu dans une symbiose avec le monde de l’éducation institutionnelle, mais aussi comme son antithèse « sauvage ».
UbuWeb se trouve à la croisée de multiples domaines d’étude : celui des arts plastiques, celui des études sonores, celui de la théorie des médias, celui du cinéma d’avant-garde, celui de la publication… Il est donc naturellement connecté au champ de l’éducation. Le premier hébergeur d’Ubu a été l’University at Buffalo : dès le début, donc, il s’est lié au monde éducatif. Ensuite il a bondi d’une université à l’autre jusqu’à aujourd’hui où – j’étais presque en train de l’oublier – toute la section vidéo et cinéma se trouve dans les serveurs d’une école d’art. Le monde de l’éducation supérieure a toujours soutenu Ubu jusqu’au moment où il pouvait le faire. Il arrive toujours un moment où on se fait virer et on doit trouver un autre endroit d’accueil…

En même temps, la position de l’outsider est fondamentale. C’est très important pour moi également - j’ai été outsider moi-même, bien que je sois maintenant affilié à une institution universitaire. La plupart des gens que tu trouves dans Ubu sont des types bizarroïdes, des wierdos  : des marginaux qui ne correspondent à aucun cadre académique ordinaire, que tu ne peux caser nulle part. L’espace de UbuWeb réunit une communauté d’excentriques intéressés à ce genre de matériels hétéroclites.

Comment tu travailles, donc, en tant que curateur de ce catalogue de productions si disparates et surprenantes ? Quels principes suis-tu ?
Et bien, moi-même, je ne sais pas vraiment ce que je suis en train de faire. Ce n’est pas une activité professionnelle. Le site a été construit d’une manière intuitive, au feeling, selon un esprit artistique. Il pourrait être sans doute meilleur, mais il faudrait trouver des experts, ensuite les payer – alors qu’Ubu fonctionne sans argent. Ce n’est pas impeccable, pourtant il existe toujours. Pour moi, il est incroyable qu’il soit encore là depuis 30 ans. Il n’a pas disparu !
Dans tous les cas, la manière dont tu assembles et exposes les contenus laisse de la place aux internautes de choisir et activer à leur guise l’archive mis à disposition. C’est une sorte de meta-programmation qui demande de nouveaux gestes de programmation. Pour moi la petite section « Ubu Web Top Tens » [3] - où une série de personnes proposent des parcours dans Ubu - demeure emblématique de cette logique.
Sur Ubu les contenus sont simplement là, sans aucune médiation d’un algorithme. Prends Netflix ou YouTube, qui sont assez proches : sur Netflix tu auras des suggestions qui promeuvent certains films, sur YouTube un algorithme va te proposer des vidéos similaires… Tandis que sur Ubu il n’y a rien de ce genre, c’est juste une présentation qui ne donne pas lieu à des playlists automatiques. Ubu est comme une bibliothèque, où tu te rends pour trouver ce dont tu as besoin. Pas moyen de faire des playlists dans une bibli… Si UbuWeb ressemble à quelque chose, c’est au contexte bibliothécaire - sauf que dans son cas il n’y a aucun document à rendre !
Dans quel sens mobilises-tu l’idée de la bibliothèque pour décrire l’environnement de ton site ? Par ailleurs dans Patrimoine Pirate, il est souvent question de « bibliothèques fantômes » (pour traduire la notion anglaise de shadow library)…
Il y avait un groupe de gens à Berlin qui se réunissait pour partager en public des ressources au hasard d’Ubu, par exemple des films. Les personnes peuvent faire ce qu’elles veulent avec ce qui est sur le site, je ne donne aucun mode d’emploi. Mon idéal est celui de la bibliothèque : tu réunis des documents et les mets dans une pièce, et après tu laisses les gens faire ce qu’iels préfèrent. Le concept de bibliothèque publique mais aussi celui de bibliothèque clandestine (shadow libraries) me plaisent beaucoup. Aussi parce que dans les bibliothèques on a le luxe de garder des livres qui ne sont pas utilisés et peuvent rester des années sur une étagère sans être regardé avant que quelqu’un les découvre. Dans Ubu, c’est à peu près la même chose.
À propos de l’espace public, dans ton livre, tu expliques que tu as choisi de sortir UbuWeb des recherches Google en optant pour une certaine discrétion. Pourtant, le site n’est pas fermé comme certains forums privés, par exemple ceux où on échange des films en peer-to-peer. Pourrais-tu expliquer cette politique de visibilité singulière ?
L’accessibilité est quelque chose de précieux, mais je veux garder Ubu ouvert ! Si les contenus UbuWeb avait été répertoriés sur Google, il aurait été fermé depuis un moment. Ce site n’aurait existé pour personne, au bout du compte. Je crois que le retirer de Google a été un bon compromis. C’est une question d’équilibre : Ubu n’est pas un espace privé qui demande une inscription ou un mot de passe, mais il demeure « secret », d’une certaine façon…
L’histoire d’UbuWeb est aussi celle de ton dévouement personnel à ce site au cours d’une trentaine d’années. En même temps, cette histoire est étoilée de nombreux complices, de rencontres, de jumelages… Comment décrire cette aventure à la fois solitaire et collective ? Et, j’imagine, autant en ligne qu’hors ligne ?
Travailler en solo, ça me va. Je fais beaucoup de boulot solitaire pour Ubu. Mais je ne peux pas tout faire, je n’ai pas les compétences. Heureusement qu’il y a du monde qui se manifeste pour proposer son aide. Ce sont des gens qui s’intéressent à Ubu et veulent en prendre soin (care about). Je pense par exemple à Marcel Mars, une personne fondamentale qui a mis ses mains presque partout dans le site. Il est informaticien et arrive là où je ne peux pas arriver. Tu le connais ? C’est la personne derrière « Memory of the world » [4]. On a besoin d’une communauté qui assiste Ubu : par exemple, quelqu’un qui trouve des serveurs pour héberger ses contenus, mais aussi tout un tas d’autres choses.

C’est un joli groupe qui ne se résume pas à des relations à distance. Nous finissons par nous rencontrer. On se retrouve, on parle, on fait des conférences ensemble, on devient ami.es. Quand iels sont de passage, on se donne rendez-vous dans des bars à New York pour faire connaissance. Il s’agit toujours de gens exceptionnels, aussi formidables en présence qu’iels l’étaient en ligne. C’est une communité basé sur une véritable solidarité, qui génère de la confiance. Sur Internet il n’y a pas que des groupes fondés sur la haine. Les membres de cette communauté vont de sites comme Monoskop [5] à situations institutionnelles comme PennSound (rattaché à l’université) [6] : j’en fais le portrait dans mon livre. Bref, il y beaucoup de solitude, mais aussi beaucoup de collectif.

Je me souviens, à propos des prolongements déconnectés de l’expérience d’Ubu que tu as évoqué la possibilité d’avoir Ubu sur un disque externe lorsque tu as présenté ton livre à Paris en juin dernier. Par ailleurs, tu nous invites dans ton dossier à « se méfier du cloud ». À quoi faisais-tu référence exactement ?
C’est Marcel qui m’a fait penser à cette possibilité de télécharger tout Ubu avec un simple clic. Le site n’est pas si lourd, au final : 2 Tera environ. Tu peux tout mettre sur un disque externe, ensuite il suffirait de le brancher sur ton ordi pour avoir accès à Ubu en entier sans connexion Internet. La prochaine fois que tu vas sur Ubu, tu peux faire une mise à jour automatique en rebranchant ton disque. C’est une façon de se pencher sur la question de l’archivage hors ligne. En général tu peux télécharger des fichiers, mais pas la structure du site. De cette manière, si le site tombe en panne, il y aura beaucoup de gens avec un backup.
Ton activité officielle et rémunérée est plutôt liée à ton activité artistique, en tant que poète et performeur (outre qu’enseignant universitaire). Dans quelle mesure ton art expérimental et ton travail pour Ubu sont-ils corrélés ? Comment se croisent-ils ?
La plupart de mon écriture n’est rien d’autre que de l’accumulation, relève d’une esthétique de l’accumulation [7]. J’ai essayé d’isoler certaines catégories de productions linguistiques qui sont négligés du point de vue poétique : la radio, les journaux, discours quotidiens… Personne ne considère leur poésie, alors que je souhaitais voir une valeur dans ce genre d’éléments. Et UbuWeb, au fond, n’est qu’une collection d’artefacts. J’ai agrégé des choses que j’estimais précieuses bien que la plupart de gens n’y voyait aucune valeur dans une perspective académique ou plus largement culturelle. J’ai réuni, collectionné et étudié des objets artistiques comme je l’ai fait avec des productions langagières pour mon écriture. Certaines personnes considèrent même Ubu comme mon œuvre la plus réussie : je ne suis pas nécessairement d’accord, mais je comprends !

Je suis par ailleurs un collectionneur de disques, je dois en avoir plusieurs milliers. Ils n’ont pas une grande valeur (ils peuvent être rayées, par exemple), mais sont très intéressants. Je ne cherche jamais ce qui a de la valeur, mais plutôt ce qui est vraiment intéressant. Si tu rassemble assez de choses qui te paraissent intéressantes, quelque chose va se passer : quelque chose de plus grand. Pourtant, il y a un paquet de collectionneurs qui commencent par intérêt et qui finissent par collectionner en fonction de la valeur économique, d’une convenance financière…

Revenons sur la question de l’automatisation et des algorithmes. Je me souviens avoir lu, dans un texte à propos du théoricien des médias Flusser que tu as rédigé, que l’intelligence artificielle, malgré son efficacité dans la production d’objets textuels ou visuels, ne peut pas reproduire la qualité « perverse » d’une expérimentation artistique humaine. Pourrais-tu m’expliquer ce que tu entends par « perversité » en relation avec le numérique ?
En anglais, les termes « perversity » et « perversion » ne signifient pas la même chose. « Perversion » désigne des comportement pervertis, comme du harcèlement sexuel. En revanche, « perversity » indique un geste contre-intuitif, le choix d’être illogique et sans sens : quand la confusion devient une décision. Dans le monde de l’art le meilleur représentant de cette attitude a été Marcel Duchamp. La possibilité utopique, en ce sens, émerge de la perversité en tant déviation et anormalité (c’est-à-dire l’inattendu). Si l’algorithme est basé sur une logique stricte, la perversité est foncièrement antilogique. C’est un espace magnifique et tordu qui ne peut pas être occupé par l’algorithme.

En même temps, comme je l’explique dans le dernier chapitre de mon livre, le Web est lui-même basé sur le hasard illogique à son origine. Il est moderniste à sa racine, bien que personne ne veuille en parler et on préfère plutôt le coloniser en le rendant un espace logique et exploitable. Pour concevoir le Web il faut penser au surréalisme, à ce qui était précieux pour les surréalistes – quelque chose que l’algorithme ne peut pas comprendre.

[1Wikipedia propose une bio-bibliographie succincte en français : https://fr.wikipedia.org/wiki/Kenneth_Goldsmith

[7Goldsmith présente sa méthode créative au sein d’une tradition de pratiques internationales dans le livre : L’écriture sans l’écriture, Paris, JBE Books, 2018.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :