Capital et mode de connaissance scientifique moderne : un imaginaire en partage

Carnets de réclusion #6

Jean-Marc Royer - paru dans lundimatin#277, le 1er mars 2021

Dans cet article extrait d’un manuscrit en cours d’écriture, Jean-Marc Royer nous livre sa réflexion sur la façon dont l’Imaginaire occidental s’est structuré autour d’une rationalité calculatrice qui a participé de la cristallisation du mode de connaissance scientifique moderne. Il explique ensuite en quoi cette manière d’appréhender le monde est, à l’instar de la marchandisation du vivant, triplement transgressive et enfin comment ce mode de connaissance scientifique fut mis à la place d’un nouvel avatar du religieux. Il conclue enfin par la nécessité d’analyser l’Imaginaire du Capital pour avoir des chances de le désinstituer un jour, le plus tôt étant le mieux, d’après l’auteur.

Il existe à présent de nouveaux défis historiques qui surpassent de loin ceux des deux derniers siècles, au point que l’on pourrait dire que nous sommes menacés à court, moyen et long terme par un quintuple « état d’exception » : écologique, climatique, pandémique, socio-économique, sécuritaire et guerrier. En fait, c’est la pérennité du vivant ici-bas qui est en jeu.

Dans ces conditions, attendre la ixième crise du capitalisme censée entraîner son effondrement définitif devient irresponsable dans la mesure où, ainsi que semblent nous l’annoncer quelques évènements, nul n’en sortira indemne malgré les phantasmes transhumanistes, survivalistes ou post-apocalyptiques. Mais aussitôt surgissent les interrogations suivantes : alors que le constat de ce péril systémique fait maintenant l’objet d’un large consensus, pourquoi n’existe-t-il aucun mouvement d’opposition théorique et politique à la hauteur de cette funeste perspective ? Si une telle situation ne résultait que d’une « fausse conscience », comment se fait-il qu’elle ait présidé aussi longtemps à la manière de dépeindre un ordre si destructeur et si déshumanisant ? Pour rendre compte du fait que ces rapports de production durent depuis aussi longtemps, on ne peut en inférer qu’à l’existence d’un étayage puissant et inconscient. Mais là réside un autre impensé de taille évoqué par ailleurs : l’essence du capital – à savoir la mort – est non seulement rétive à l’analyse, mais s’y oppose. Et quoi de plus humain que de s’en tenir à distance ?

Si nous ne pensons pas que la critique radicale détient le pouvoir magique de changer le cours des choses, ni de parer à la division du sujet, nous sommes tout du moins persuadé qu’à défaut d’un effort de clarification largement partagé, toutes les révoltes qui ne manqueront pas de se produire face aux états d’exception en cours ou qui s’annoncent, seront condamnées à l’échec répété. Dans ces conditions, comprendre à quel Imaginaire [1] tient encore cette civilisation, comment il s’y s’articule et pourquoi il s’agit aussi de son talon d’Achille, pourrait permettre de résoudre la question du fondement subjectif du capitalisme tout en rallumant quelques étoiles dans la nuit, debouts en gilet jaune.

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Pour commencer, il est apparu important de préciser brièvement certains termes et notamment de distinguer entre savoirs et connaissances, ces dernières relevant d’une élaboration intellectuelle alors que les savoirs se situent du côté de l’expérience vécue et accumulée depuis des siècles. Or ces savoirs vernaculaires ont été progressivement défaits, puis perdus, lorsque les êtres humains ont été massivement prolétarisés et astreints à une vie urbaine hors sol, ce qui laissait la voie libre à la domination d’un seul mode de connaissance, celui des disciplines scientifiques en voie de constitution [2]. Parallèlement, les « vérités » véhiculées par les religions instituées reculaient elles aussi, phénomène qui, conjugué à l’expansion thermo-industrielle, généra une vision positive de la perte de ces savoirs séculaires ; cela devint même l’un des emblèmes fondateurs de ladite « modernité » [3], au point que dans les années 1960 encore, une des injures proférées entre automobilistes consistait à traiter l’autre de « pov’ paysan » ou de « péquenot ». Que des connaissances aient invalidé certains savoirs ou aidé à se défaire de quelques croyances n’est pas contestable, mais il s’agit là d’un autre débat.

De même, il existe une différence fondamentale entre le Réel (qui échappera toujours à toute tentative d’en rendre compte de manière exhaustive [4]) et la réalité. Cette dernière n’est rien d’autre que le Réel que les êtres vivants perçoivent avec leurs sens, recouvrent de leurs affects [5] et symbolisent à travers leurs langues afin de le décrire. Mais tout désir d’exhaustivité dans la description s’avèrera inexorablement chimérique, c’est pourquoi Jacques Lacan a déclaré que le Réel échappe toujours, que le Réel c’est l’impossible, même si l’Occident a fantasmé son appropriation à travers toutes sortes de « lois » (physiques, chimiques, optiques…), fussent-elles efficaces pour effectuer certains travaux ou avancer certaines prédictions. On lui impute aussi cette jolie formule : « La réalité, c’est la grimace du Réel ».

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Si la critique se veut pertinente, elle se doit de s’adresser à son époque, de comprendre ce qui fait sa pérennité et d’identifier les nouveaux obstacles à l’émancipation sous peine de redites sclérosantes. L’analyse du mode de connaissance scientifique, qui participe de cette démarche, n’a pas pour objectif de rejeter celui-ci, ni d’en stigmatiser tel ou tel usage, mais de comprendre en quoi il contribue à la pérennité d’un monde qui court à sa perte.

1 - Comment l’Imaginaire occidental fut progressivement structuré par la rationalité calculatrice

En fait, il n’est possible de rendre compte de la structuration de notre Imaginaire que si l’on fait intervenir l’histoire longue, en remontant aux civilisations moyen-orientales et en nous penchant sur le devenir de cette question jusqu’à nos jours. Si l’on en croit James C. Scott et Georg Simmel [6], c’est l’imposition par tête, puis l’économie monétaire, introduites dans la vie pratique par les proto-états qui ont joué un rôle précurseur dans la structuration de l’Imaginaire occidental par la rationalité calculatrice.

Mais au fond, qu’est-ce que la rationalité calculatrice ? Contrairement à d’autres cultures, orientales, amérindiennes ou sud-américaines, celles de l’Occident furent très tôt hantées par une abstraction rationnelle et spéculative, qui doit sans doute être mise en relation avec l’émergence des cités-états en Mésopotamie, de l’Etat pharaonique [7] puis de leurs devenirs spécifiques dans le bassin méditerranéen. L’archéologie nous apprend que la pratique et la question de la mesure du temps, de l’espace, de la valeur, y étaient déjà présentes, puis que les antiquités grecque, romaine et arabe les ont longuement affinées. Mais c’est la naissance du monachisme chrétien en Occident au ive siècle, puis son extension à partir du xie siècle [8] qui a largement contribué à généraliser un découpage abstrait du temps à travers la fixation des horaires quotidiens des prières, du travail, et même à étendre ce que Pierre Musso nomme « l’industriation des esprits » en pleine féodalité [9]. Parallèlement, une autre dimension du temps, plus globale et plus abstraite, va devenir structurante, c’est celle qui sera introduite avec la diffusion des écrits Bibliques dans les populations : au fur et à mesure que le christianisme va s’installer en Occident, le passé ne sera plus uniquement la référence de tous les actes, la concaténation de l’expérience des ancêtres, mais avant tout, une préparation à la venue du fils de dieu qui se fait homme – l’incarnation – un moment capital qui récapitule et transcende tous les temps anciens et que la messe actualise par l’eucharistie [10]. Tout cela instituera progressivement un nouveau rapport au temps, dans les consciences aussi bien que dans les corps. Par ailleurs, de nombreuses inventions auront des conséquences socio-économiques très importantes pour l’Occident : il s’agit des horloges mécaniques, des cartes marines, de la comptabilité en partie double, des lettres de change et de la banque, [11] pour ne citer que quelques-unes d’entre-elles. L’ampleur de ces innovations entre 1250 et 1350 n’aura d’égale que celle du second xixe siècle. Et lorsque Roger Bacon déclara : « les mathématiques sont la porte et la clef de la connaissance découverte par les saints au commencement du monde [12] », ce fut trois siècles avant Galilée.

Cette évolution médiévale peut être interprétée, entre autres, comme posant les bases d’une rupture avec les conceptions antiques de l’espace et du temps, ce qui « ouvrira les portes de la Renaissance », aussitôt accompagnée d’un bouleversement intellectuel inédit grâce aux travaux de Nicolas de Cues, Copernic, Tycho Brahé, Giordano Bruno, Galilée, Kepler, Descartes, Torricelli, bientôt suivis de ceux de Pascal, Newton et Leibniz pour ne citer que les noms les plus connus dans leurs domaines.

Mais ce ne sont pas seulement de bouleversements intellectuels dont il s’agit. Avec l’esclavage occidental des africains à Sao-Tomé vers 1470 débute, au sens plein du terme, une prolétarisation « moderne » des êtres humains par les débuts d’un capitalisme thermo-industriel voué à la production sucrière dont cette île deviendra le premier exportateur mondial au xvie siècle. C’est ainsi que, parallèlement au dit « commerce triangulaire » – un euphémisme masquant un esclavage qui allait durer quatre siècles [13] – il s’est progressivement instauré une vision et une « pratique du monde » qui ont permis le développement – inégal, évidemment – d’échanges et de connaissances ayant pour base des conventions incontestées : celles du dénombrement et des calculs.

Cette histoire relève d’une particularité occidentale dont Joseph Needham rappellera qu’en Chine, elle n’avait pas d’équivalent : malgré une astronomie et des techniques parfois plus novatrices qu’en Occident, il n’existait pas de perception mathématique du ciel ou du monde, la géométrie dans sa forme déductive n’y était pas connue, bref, la civilisation de l’empire du milieu n’a jamais débouché sur la prédominance d’une rationalité calculatrice et encore moins sur l’invention d’un mode de connaissance scientifique [14].

D’autre part, le moindre comparatisme ethnographique effectué il y a encore un demi-siècle, attestait que d’autres populations, en Afrique ou en Asie, par exemple – bien qu’ayant subi une longue et violente colonisation – n’avaient pas pour autant entièrement « adopté » la structuration occidentale de l’Imaginaire par la rationalité calculatrice.

Sur le plan de la théorie critique, il convient de ne pas confondre cette qualification de l’Imaginaire occidental avec « la raison calculante » que Heidegger rapporte à la position dominante, selon lui, du Discours de la Méthode et dont il fait une des pierres angulaires de la « métaphysique occidentale » au fondement de la « modernité » et à l’origine de tous nos maux. Mais en posant les premières pierres du corpus axiomatique et théorique du mode de connaissance scientifique moderne – phénomène qui n’est pas seulement intellectuel mais qui aura d’énormes répercussions sur toutes les activités humaines – les travaux des philosophes, astronomes, mathématiciens, physiciens depuis Copernic jusqu’à Leibniz, auront été autrement plus décisifs dans la cristallisation intellectuelle de ladite « modernité » que la philosophie d’un Descartes dont la très prudente circonspection politique est systématiquement passée sous silence : en novembre 1633, apprenant que Galilée a été condamné, il renonce à publier le Traité du monde et de la lumière qui ne paraîtra qu’en 1664, [15] c’est-à-dire après sa mort. Mais surtout, donner une telle place au Discours de la Méthode en négligeant le poids de deux siècles de Renaissance européenne et le fait que les populations étaient à quatre-vingt-quinze pour cent paysannes, découle d’une vision élitiste et idéaliste dans laquelle « les grands hommes » sont censés façonner le monde, suivez notre regard... En fait, la place de Descartes ressort d’une construction idéologique du début du 19e siècle notamment grâce à la critique de Kant (1724-1804) ou à l’apologie de Victor Cousin (1792-1867) qui participa ainsi à la construction du roman national ciblé outre-Rhin. Cette vision de l’histoire a depuis des décennies été remise en cause. D’autre part, la « raison calculante » [16] fait appel à un phénomène conscient alors que la structuration de l’Imaginaire occidental n’émane ni d’un seul philosophe (fût-il génialement comploteur et français de surcroît), ni d’une histoire des idées ou de celle des Lumières, et encore moins de la philosophie depuis les Grecs, mais bel et bien d’un « phénomène social total » qui a progressivement structuré les Imaginaires (un phénomène inconscient), en particulier tout au long du dernier millénaire pour, en fin de compte, se sédimenter durant les deux derniers siècles.

Notons à ce propos que, sans nier leur importance intellectuelle, les Lumières sont constamment placées en première ligne de la critique alors que les révolutions états-unienne et française ont eu un écho et des suites politiques ou socio-économiques d’une toute autre ampleur historique et que, de plus, à la même époque, ladite « révolution industrielle [17] » a entraîné des bouleversements dont la prolétarisation de millions de paysans ne fut pas le moindre phénomène. Mais sans doute cette répugnante matérialité des faits ne rentre-t-elle pas dans le cadre d’une fresque planétaire idéelle de vingt-cinq siècles dont le recteur de Fribourg s’est voulu le peintre définitif et insurpassable.

Enfin, cette acculturation millénaire et profonde a finalement « rencontré » au xixe siècle la cristallisation du mode de connaissance scientifique (voir ci-dessous au point 2), du capitalisme thermo-industriel et des Etats-nations modernes – ce que nous avons appelé la « triple alliance » – qui ont décisivement contribué à étayer cette structuration occidentale de l’Imaginaire. C’est à partir de ce constat que l’on pourra parler d’une « civilisation [18] capitaliste » s’établissant à la fin du siècle.

Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit définitivement arrimée à notre subjectivité. Cette question, qui reste encore une « énigme » irrésolue mais absolument décisive du point de vue de la critique radicale, ne pouvait pas trouver sa résolution dans la seule étude théorique. C’est bien des années après et dans l’étude d’un fait historique majeur que se nichait la réponse à cette question qui est d’une brûlante actualité. Il s’agit de la destitution de cet imaginaire lorsque se produit un évènement de grande ampleur [19].

2 - Cette rationalité calculatrice trouvera sa concrétisation théorique finale dans le mode de connaissance scientifique moderne

Mais qu’entendons-nous par cette dernière expression ? Qu’est-ce qui a permis que son règne arrive, que son nom soit sanctifié ? En quelques mots, il s’agit du processus de constitution d’une axiomatique solide [20] de Copernic à Newton en passant par Galilée, puis de la preuve expérimentale et enfin de sa validation par les pairs lors des congrès internationaux et dans les revues à comités de lecture créés durant la seconde moitié du xixe siècle [21]. Parler de mode de connaissance scientifique moderne avant cette date ne ferait que brouiller les cartes. S’il s’avère, en effet, toujours possible de se transformer en archéologue de salon pour soutenir qu’il existait des éléments précurseurs des « sciences » à Babylone, en Grèce, en Inde ou dans les califats arabes, nous envisagerons ici un mode de connaissance dont la cristallisation ressort des trois fondements énoncés plus haut, parfaitement connus et datés.

Dans le mode de connaissance scientifique moderne, une logique formelle, réductionniste et objectivante est à l’œuvre, qui n’admet strictement aucune limite [22]. Il est également défini par son objet : à savoir rendre compte du Réel (ou d’un champ délimité du Réel) par une relation abstraite et commensurable [23], soit par exemple, S = πd2/4  ; U = R I  ; v2 = 2 g h  ; d = ½ ɣ t2 ; CH4 + 2 O2 → CO2 + 2 H2O ou E = m C2…

La conséquence majeure de ces deux premiers points est qu’elle conduit inexorablement ce mode de connaissance vers une exploration intime de la matière, démarche radicalement différente de celle de toute technique [24] passée, présente et à venir. Lorsqu’Ellul écrit in La Technique ou l’enjeu du siècle, « Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine […] le capitalisme n’est qu’un aspect de ce désordre profond » et qu’il définit plus loin la technique comme « la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps à rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace » [25] il ne se rend pas compte qu’il définit dans cette dernière phrase un des éléments fondamentaux du capitalisme…. En d’autres termes, malgré toutes les techniques nécessaires à leur invention, les OGM ou les téléphones portables n’existeraient pas sans le mode de connaissance scientifique qui a permis, entre autres, de dévoiler la structure moléculaire de la matière. Cette remarque fondamentale est valide pour la quasi-totalité des techniques aujourd’hui mises en œuvre : peu d’entre elles pourraient exister sans les apports de ce mode de connaissance. De ce point de vue, le mot valise de « technoscience », purement descriptif, présente l’énorme inconvénient d’esquiver la critique de ce mode de connaissance et de se prêter à une institution de la technique en objet socialement autonome, ce qu’elle n’a en réalité jamais été. Il s’agit là de deux points majeurs. Autrement dit, « l’arraisonnement de la nature par la technique », chère à Heidegger, n’est qu’une doxa de littéraire qui demeure à la surface des choses et a pour conséquence d’éluder le principal, à savoir la critique de ce qui est en réalité au fondement de leurs avatars bi-séculaires, c’est-à-dire le mode de connaissance scientifique moderne ET le capitalisme thermo-industriel.

3 – Ainsi, c’est de manière intrinsèque que le mode de connaissance scientifique est triplement transgressif :

par « l’objectivation de son objet » (i.e. le Réel), par la logique formelle qu’il met en œuvre et par l’exploration intime de la matière qu’il a permise. Toute subjectivité, c’est-à-dire toute vie en étant exclue, rien ne saurait être assez puissant pour lui poser une limite.

Récapitulons : de manière intrinsèque et extrinsèque aucune limite n’est assignable à ce mode de connaissance. En congruence avec la puissance des appareils d’État et de l’industrie, c’est précisément ce qui a entraîné l’émergence d’une nouvelle civilisation, puis, au xxe siècle, de déliriums accomplis (les bombes A, H, N, les ogives et satellites nucléaires OGCh…), de déliriums fantasmés (ouvrir un second canal de Panama grâce à 300 explosions nucléaires [26]) et de déliriums faustiens (clonage, transhumanisme). Pour le dire en remontant la chaîne causale, la transgressivité inhérente à la rationalité calculatrice présente au cœur de ce mode de connaissance, est le fruit d’un réductionnisme sans limite qui n’aura jamais à répondre que de lui-même. C’est sur cette triple transgressivité intrinsèque du mode de connaissance scientifique que le mouvement eugéniste s’est construit, ce qui l’a logiquement poussé à proposer une sélection des êtres humains sur le modèle de l’élevage animal. Il y a évidemment plus qu’une coïncidence dans le fait que les premiers bailleurs de fonds de l’eugénisme furent les éleveurs de bétail états-uniens, l’American Breeders Association, en 1903, et que les premières « expériences médicales » aient été réalisées sur le corps des Africains – dans les camps de la mort allemands de Namibie en 1904 – par Eugen Fischer [27] qui a très étroitement collaboré durant trois décennies avec les eugénistes étatsuniens les plus connus : Charles Davenport et Harry H. Laughlin.

4 - La transgression fondamentale que le mode de connaissance scientifique moderne induit, c’est celle du respect inaliénable dû à la vie

Depuis environ six millénaires d’existence de la guerre au plein sens de ce terme, lorsque cette dernière n’avait pas pour but l’expansion territoriale ou économique, c’était encore au nom d’une offense à un code ou à un dieu qu’elle était engagée.

Ces motivations ont évolué et se sont diversifiées, mais à cette morbidité antédiluvienne s’ajoute, depuis le début du xxe siècle, le sourd travail de sape d’une transgression scientifique qui n’est toujours pas reconnue comme telle mais représente une disruption majeure : il faut repousser les frontières, crever les plafonds alors que les textes sacrés contiennent tous un interdit, le « Tu ne tueras point » [28], ainsi que d’autre limites, certes surréelles, mais qui s’imposent à tous : l’existence d’un Dieu et la nécessité de rendre compte des actes de sa vie. Toujours plus haut, toujours plus loin, aucun obstacle n’est acceptable puisque « tout ce qui peut être fait doit être fait » nous dit le biologiste Henri Atlan [29], ancien membre du conseil national d’éthique, et avec lui tous les scientifiques qui se piquent de philosophie. D’ailleurs, « on n’arrête pas la science », ni le progrès…

Dans l’émission d’archéologie de France Culture, Carbone 14 :
— […] « On se rend compte qu’on peut aller de plus en plus loin. Il y a quelques années on ne pouvait pas espérer aller aussi loin que maintenant. Ça complexifie l’histoire et ça l’enrichit.
— Jusqu’où va-t-on aller ? Encore plus loin, bien sûr ?
— Bien sûr. On ne peut pas définir des limites. On ne se définit pas des limites, ça serait bête. On veut aller le plus loin possible [30]. »

La particularité de cette disruption réside en ceci que le mode de connaissance scientifique moderne s’est établi non seulement en opposition aux croyances, aux vérités révélées ou sacrées, mais en s’appuyant sur une rationalité spécifiquement occidentale (et subsidiairement sur les mathématiques et la logique formelle) qui allait structurer les imaginaires. Cela participe de ce que nous avons appelé « le secret de famille du capitalisme occidental », qui détermine une méconnaissance générale du caractère universellement tragique d’Auschwitz - Birkenau que nous avons analysé ailleurs [31].

À présent, comme ce fut le cas au printemps 2020 dans le domaine médical, on se réfère sans état d’âme, à une « liste de critères » élaborée par les agences régionales de santé, à des modélisations mathématiques de l’expansion pandémique et à des calculs statistiques sur l’espérance de vie pour libérer un lit de réanimation et mettre une personne âgée dans un sac plastique. C’est ainsi : dans la vie quotidienne, la scientificité « objective les choix » et dédouane les personnes – exactement comme dans la division du travail – au point que l’horizon de sens fixé par les gestionnaires et les responsables politiques ne consiste plus qu’en une inflexion des courbes du chômage, de la croissance, des dépenses publiques, des victimes de la pandémie, ou qu’en un calcul du rapport coût/bénéfice.

Dit en termes anthropologiques, ce mode de connaissance – en tant qu’il finalise la rationalité calculatrice – a pour conséquence inéluctable la transgression du tabou du meurtre, fondateur de toute vie sociale, de toute culture et de toute civilisation. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi, malgré le serment d’Hippocrate, les médecins allemands constituaient l’une des catégories sociales les plus acquises au nazisme [32].

Comme nous l’avons déjà dit, ce qui est ici décrypté comme intrinsèque au mode de connaissance scientifique moderne ne prendrait pas une telle dimension sans le support catalytique de la « triple alliance ». Pour autant, il ne s’agit pas non plus de tomber dans la sempiternelle rengaine qui consiste à dire qu’un tel état de fait découle de l’usage qu’en fait le capitalisme et qu’on verra bien… lorsque l’heure du paradis socialiste aura sonné. C’est là une posture paresseuse qui s’évite toute analyse interne et continue de sévir depuis plus d’un siècle dans la critique politique, tous horizons confondus. Il existe bel et bien une dynamique transgressive, intrinsèque au mode de connaissance scientifique, mais qui n’empêche pas pour autant de reconnaître ce qu’il a parfois permis… Et si les exemples « positifs » sont souvent empruntés à la médecine [33], on oublie de dire que « le nucléaire est le fils aîné de la science du xxe siècle » car il n’aurait pu advenir sans la relativité et sans la physique des particules. Or, le nucléaire est en lui-même un crime pérenne contre l’humanité [34].

5 - Le mode de connaissance scientifique en lieu et place du religieux, un paradoxe vraiment improbable ?

Faisons tout d’abord deux remarques. D’une part, quoi qu’ils disent ou pensent, les êtres humains feront toujours appel à une forme de spiritualité face au manque et à la promesse de leur disparition certaine. Cela constitue même l’un des aspects majeurs du phénomène d’hominisation depuis deux cent mille ans, comme en témoignent « l’invention » des sépultures, les premiers cultes entourant les morts et les croyances qui y sont rattachées. D’autre part, du point de vue matériel et symbolique, cette place du religieux vacante ou largement contestée depuis la fin du xviiie siècle en Occident appelait obligatoirement quelque chose pour la combler. En effet, l’on ne se sépare pas du jour au lendemain de ce qui structurait la vie, le monde et même l’au-delà depuis des millénaires. En témoigne ici même, la tentative d’instaurer un « culte de la raison » ou un « culte de l’être suprême » durant la période révolutionnaire, les positivismes religieux du xixe siècle (Saint-Simon, Comte, Renan) et le double constat issu de la déchristianisation fait par Nietzche : une perte de sens en même temps que les points de repères antérieurs avec pour conséquence, un nihilisme croissant. C’est ce qu’Émile Durkheim a traduit en ces termes : « Les anciens dieux vieillissent ou meurent, et d’autres ne sont pas encore nés [35] ».

A ce moment-là, un nouveau culte était certes en train de s’établir, celui de la marchandise, mais si beaucoup y abandonnaient leur corps et leur être, tous n’étaient cependant pas encore touchés par cette grâce : il fallait en avoir les moyens, c’est ce que Ford et le capitalisme étatsunien comprendront. Néanmoins, cela aurait été insuffisant pour combler ce trou béant car manquerait alors le « supplément d’âme » que seule la religion ou les croyances sont capables d’offrir.

Pour imaginer et comprendre ce qui s’est passé durant ce siècle, ô combien troublé et fondateur que fut le xixe, il serait important, si cela était possible, d’en écrire une « histoire totale » englobant celles de toutes les activités humaines et de leurs enjeux. Il serait alors possible de se faire une idée de l’immense engouement populaire pour « les sciences et leurs réalisations » [36] : en fait, depuis le milieu du siècle, des expositions universelles aux académies, en passant par les cabinets de curiosités, les journaux à grands tirages, les revues, les livres et même les foires et les cafés concerts où s’exposait « la fée électricité », le mode de connaissance scientifique moderne a été établi – en tandem avec l’industrie et grâce au soutien des appareils d’États – en nouveau dispensateur de vérités [37] ; cela nous importe, car, avec la foi, c’est ce qui constitue la clé de voute de toute religion.

L’occupation de cette place vacante était d’autant plus nécessaire que la décapitation du roi de droit divin fut inconsciemment vécue comme un triple meurtre à caractère subversif : Dieu / le Roi / le Père n’étaient plus. Au point qu’en 1804 le code Napoléon consacrera plusieurs centaines d’articles à la restauration laïque de « l’autorité du chef de famille ». D’ailleurs, le décès de Louis XVIII ou les destitutions de Charles X et Louis-Philippe sonneront comme un rappel du trauma pour une bourgeoisie en deuil et toute de noir vêtue jusqu’à la fin du siècle. D’autre part, la prolétarisation des êtres jetés dans la misère, stigmatisés en tant que « classes dangereuses », puis comme représentant un « danger de dégénérescence de la race blanche » nécessitait que l’on y trouve un remède, par exemple en lui proposant un opium symbolique, comme l’a déclaré Marx [38].

Une foi laïque s’appuyant sur une autre trinité – Sciences / Grande Industrie / Etat-Nation – avec pour viatiques l’instruction / la réussite sociale / le progrès, sera mise en place sous la IIIe République, ce dont les immenses succès littéraires de Jules Verne témoignent encore dans le monde entier, un siècle et demi après leurs publications.

A – Abordons la question d’une autre manière, en examinant la place et le rôle de ladite « vérité » dont à présent « nous savons que ça n’existe pas ». Remarquons au passage que ce constat lapidaire est en parfaite congruence avec ce que véhicule la notion fourre-tout qu’est ladite « modernité » : plus rien n’est vrai, tout se vaut et à présent « je est un autre ». Il n’en demeure pas moins, quoiqu’on en dise, que nous aurons encore et toujours besoin de cette référence à « la vérité » pour construire un lien social. Les difficultés commencent, en effet, lorsque deux personnes, y compris de même culture, de même langue…, n’ont plus aucune « vérité » en commun, ou qu’elles mentent en toute conscience, sans état d’âme [39]. Il leur faudra alors un certain temps pour reconstruire un univers dans lequel se parler, se comprendre, se mouvoir et éventuellement vivre ensemble. Seul le mode de connaissance scientifique moderne « tient bon la barre » : il y aurait une vérité scientifique, même si de temps à autre les plus intelligents ajoutent qu’elle est contingente, qu’il ne s’agit pas d’une vérité mais à peine d’une certitude temporaire, restreinte à un domaine et que le doute fait partie de la méthode, etc. ; ce qui ne les empêche pas pour autant de parader avec sérieux et détermination sur les plateaux médiatiques en enfourchant ce que nous avons appelé « différents régimes de vérités » selon les publics visés et les questions abordées.

Comme par ailleurs Margaret Thatcher a provisoirement gagné, c’est-à-dire que « la société » a été déconstruite au profit de monades-nomades désespérément en quête d’une identité d’emprunt, le mode de connaissance scientifique est apparu, de fait, comme l’une des dernières clés de voûte assurant un équilibre à l’édifice social, c’est-à-dire au sens des paroles énoncées par tout un chacun. D’ailleurs, les derniers mots censés valider n’importe quel argumentaire sont toujours les mêmes : « c’est scientifique ! » [40].

B – Des phénomènes comme l’ingénierie sociale (apparue au xixe siècle avec le paternalisme [41] ou l’hygiénisme), le contrôle et la gestion des masses de prolétaires enrôlés dans les fabriques, puis la gestion statistique des populations par les États, ont conduit à une gestion des foules dans les régimes totalitaires et, depuis l’après-guerre, à ce qui est devenu « la gestion des ressources humaines ». Mais ce dénombrement acté dans la réalité de tous les jours, c’est une autre manière d’évincer la « vérité » : à partir du moment où je ne suis plus qu’un numéro au sein d’une « société » dont l’essence et l’existence tiennent à l’efficacité et à la productivité de chacun de ses membres, la question de « la vérité » devient alors hors-jeu, elle est disqualifiée, et à tous les échelons, tous les coups sont permis, voire encouragés [42]. C’est précisément cela qui fait de la structuration occidentale de l’imaginaire quelque chose de plus radicalement mortifère que tous les anciens prétextes aux massacres de masse antiques ou coloniaux ; en effet, si les gouvernants, les soldats ou les colonisateurs d’antan étaient mus par l’appât du gain et la soif de pouvoir, c’est désormais la vie de tout le monde, partout et sans cesse qui est devenue un calcul, une abstraction, une variable d’ajustement.

6 - Un point de théorie critique : réintégrer l’Imaginaire Lacanien et la psychanalyse dans l’Histoire

Il est nécessaire de nous souvenir des définitions du Réel et du Symbolique abordées en introduction. Pour mémoire : les mots (le Symbolique pour simplifier) courent après un Réel qui échappera toujours à toute symbolisation. Il y aura toujours un fossé entre ces deux instances, mais le langage est une convention commune qui permet tout de même de nous mettre à peu près d’accord sur ce qu’il désigne. Deux problèmes subsistent néanmoins. D’une part, chacun d’entre nous sur cette Terre ne perçoit pas la réalité exactement de la même manière : par exemple, contrairement aux quidams des autres latitudes, les Inuits ont une douzaine de mots pour décrire l’état de la neige et presque autant pour la glace ; ce riche champ lexical découle d’ailleurs d’une observation appariée à leurs conditions de vie et transmise de génération en génération. C’est un de leurs savoirs. Mais y compris lorsqu’elles partagent la même culture, l’utilisation du même terme par deux personnes, ne recouvre pas, ou pas totalement, le même sens, le même poids etc. Le langage est dit polysémique car il est en effet indissociablement lié à l’Imaginaire de chacun, propre à son histoire personnelle, même si nous partageons une structuration commune de nos imaginaires [43].

Ainsi, lorsque le constat est dressé qu’une culture ou qu’une civilisation a installé au fil du temps une grande emprise sur la majorité de ses membres – au point de leur faire faire des choses étranges aux yeux des autres – c’est que les Imaginaires de chacun ont un tronc commun en partage, qu’il soit animiste, vaudou, polythéiste, confucéen ou autre. C’est d’ailleurs cette structuration majoritaire des Imaginaires qui est garante de sa pérennité ; lorsqu’elle se défait, alors « les jours de cette civilisation sont comptés ».

C – Pour en revenir à la question de ladite « vérité », on comprendra par conséquent que, d’une part, c’est un impossible dont la source n’est pas imputable au mode de connaissance scientifique, mais bel et bien à la relation ternaire Réel-Symbolique-Imaginaire dans laquelle nous serons pris ad vitam aeternam, qu’on le veuille ou non. Mais il n’empêche, d’autre part, que « la vérité » participe d’une référence indispensable aux rapports humains ; a contrario, elle s’en trouverait évidemment congédiée de fait dans une société de psychosés ou dans laquelle la novlangue serait dominante. Il semblerait d’ailleurs que nous fassions de grands progrès dans ce domaine… À ce niveau de l’analyse, il serait d’ailleurs important de montrer en quoi une dynamique orwellienne entrera en synergie avec le nouveau monde algorithmique en cours d’instauration sur l’ensemble de la planète. À défaut de pouvoir le faire ici, nous renvoyons à la publication de deux longs articles à ce sujet [44]. Finalement, – bien qu’elle puisse être un tonneau insondable de spéculations sans fin ou le fonds de commerce d’une philosophie idéaliste – ladite « vérité » (prise en étau entre R et S) trouve son « efficace » comme auraient dit les althussériens d’antan, dans la sphère du langage, donc des relations sociales.

D - L’autre versant important de la question de la vérité, c’est ce que nombre de nos contemporains appellent la « perte de sens » car, en effet, que devient la vérité dans ce maelstrom, dans ce déluge de « données » stockées à grands frais dans les « Data Center » ?

En référence à ce que nous avons dit plus haut concernant la relation ternaire R-S-I, nous pouvons à présent avancer que cette perte de sens est le symptôme du fait que le « nouage de l’Imaginaire et du Symbolique » (rappel : une image inconsciente est convoquée derrière chaque mot) se rétrécit, s’appauvrit à cause, précisément, de la structuration desséchante de cet Imaginaire par la rationalité calculatrice.

En outre, lorsque dans la réalité tout est ramené au nombre, aux « objectifs », il est évident que ce n’est plus la question du sens (de toutes les activités humaines) qui domine, mais que règne alors le calcul, la rentabilité et l’efficacité économique. Tous les personnels du système de santé l’on publiquement affirmé : lorsqu’est arrivé le moment où les bureaucraties régionales de santé (ARS) furent totalement dépassées par l’ampleur de la pandémie, ils ont alors retrouvé au quotidien dans leurs services hospitaliers, les marges de manœuvre nécessaires pour exercer leurs métiers comme cela se doit, c’est-à-dire au secours d’une population souffrante et non plus des tableaux Excel. Certains ont même déclaré que malgré le danger, le stress et l’épuisement, ils avaient été « heureux de retrouver le sens de leurs engagements humains et professionnels initiaux » depuis trop longtemps bafoués. À ce moment-là, quelque chose a basculé dans leurs imaginaires, comme souvent dans les situations sociales extraordinaires.

Cher lectrice, cher lecteur, toi qui lis ces lignes aujourd’hui, imagines-tu à quel point se jouait à ce moment-là dans les services de santé en déshérence et submergés de morts par étouffement, une figure tragique de la dimension de celles qu’Euripide, Eschyle ou Sophocle ont révélé au monde il y a vingt-cinq siècles ? Il y a vingt-cinq siècles… L’imagines-tu vraiment jusqu’au plus profond de ta conscience, cette dimension tragique ? Imagines-tu par exemple que dans les salles de réanimation tous ces corps hurlaient eux aussi, à leur manière, et dans un silence brisé par le seul halètement des respirateurs artificiels : « I can’t breathe, I can’t breathe » ? En perçois-tu aussi ce troisième écho chez tous ces jeunes qui protestaient quelques mois auparavant contre la dégradation accélérée du climat ? Où que l’on soit, l’atmosphère devient irrespirable, dans tous les sens du terme. Mais qui pourra témoigner de tout cela plus tard, si ce n’est inscrit dans ta mémoire ? Si j’ajoute qu’il s’agissait alors d’un des multiples ravages d’une même machine à briser les êtres, d’un bout à l’autre de la Terre, cela t’aiderait-il à t’en souvenir ?

Reprenons : cette structuration singulière de l’imaginaire contemporain le referme sur lui-même et – n’irrigant plus les mots de sa défunte fantaisie individuelle – elle appauvrit ainsi tout l’ordre du symbolique.

En d’autres termes et pour avancer sur un autre terrain : la sublimation, c’est l’ensemencement créatif des obstacles par l’imaginaire de chacun ; or, dans cette civilisation, elle est génériquement en panne depuis le tournant du xxe siècle, d’où le règne de l’abstraction en art [45] et ailleurs, ce qui n’enlève rien à l’immense liberté créatrice dont Picasso ou d’autres artistes ont su faire œuvre malgré tout. Avec la remarque précédente, nous touchons sans doute ici à un aspect essentiel de cette question car cette structuration de l’Imaginaire par la rationalité calculatrice favorise également une forme de névrose obsessionnelle propre à notre époque dans laquelle « la valorisation de la Valeur [46] » peut ainsi tenir une place centrale, ce qui vient étayer en retour le « système automate ». Dans ces conditions, on comprendra que les questions de la vérité et du sens soient devenues marginales.

D’autre part, cette transgression intrinsèque du vivant nous éloigne quotidiennement les uns des autres : dans la course à l’échalote, c’est à celui qui sera le meilleur, le premier de cordée, primé pour « son excellence ». Cette concurrence généralisée évacue à tous les niveaux d’échange les préoccupations humaines et morales, ce qui englobe évidemment la question de la Vérité [47].

L’effet immédiat et quotidiennement déstructurant de cet Imaginaire pouvait auparavant être contrebalancé par un autre rapport au monde, à la terre ou aux animaux, par des traditions populaires paysannes ou villageoises, une vie de quartier, des liens de parenté ou de voisinage élargis, une culture et une création artistique largement partagées ou même une activité politico-syndicale en guise d’exercice minimal de démocratie, etc. À présent, nous nous dirigeons à grands pas vers des rapports interpersonnels qui se dessèchent d’autant que les gafam sont en train de les préempter en les marchandisant, ce que les États-plateformes s’empressent de conforter à leur manière. La « gestion » de la pandémie actuelle en est malheureusement l’illustration en grandeur nature.

C’est la raison pour laquelle nous avions avancé par ailleurs l’idée qu’il existe une isomorphie structurelle entre les composantes de la « triple alliance » et qu’elles engendrent les mêmes conséquences, à savoir la dissolution des liens sociaux à laquelle s’ajoute celle de leurs soubassements matériels (environnement, biens communs et services publics [48]…) dans une marchandisation généralisée et fondamentalement mortifère.

* * *

Deux remarques supplémentaires

— À présent, nombreux sont ceux qui manient un type de vérités (statistiques, mathématiques, algorithmiques) qui n’a plus rien de scientifique [49] et dont ils n’ont pas conscience de la chosification abstraite qu’elle induit ou dont ils se défaussent (fût-ce de manière inconsciente). Ce dernier comportement relève de l’archétype « moderne » qui a triomphé lors d’une plongée profonde en apnée morale des chercheurs de Los Alamos au début des années 1940, malgré (ou à cause de) tous leurs titres et prix Nobels. Le nucléaire est ainsi advenu sous l’égide de centaines de scientifiques et avec les moyens des États, de leurs forces armées et des grandes compagnies industrielles, une version aboutie de le « triple alliance » que nous avons proposé de nommer Complexes scientifico-militaro-industriels. Ce fut également le début d’une autre époque du capitalisme marqué par sa sinistre radicalisation [50].

— La « vérité » est l’un des fondements des échanges humains. Il s’agit de l’une des références de la parole énoncée vers mon prochain. Lorsque cette référence est remise en cause, relativisée ou exclue, alors le complotisme tous azimuts s’installe. À ce moment-là, il ne reste plus que des clans qui, n’ayant plus de bases communes, s’affrontent, faute de pouvoir « s’entendre », dans une guerre civile de haute ou de basse intensité à l’image de celle qui est en train de devenir la norme dans de nombreux pays, y compris aux États-Unis.

Annexe :

7 – Mai 68, la désinstitution profonde et massive de l’imaginaire rationnel/calculateur

Résumer en quelques mots ce que fut Mai 68 n’est pas possible. Seules les fictions ainsi qu’un énorme livre de photographies rassemblées quatre décennies après les faits [51] peuvent donner une idée de ce qui s’est produit tant cela dépassait les consciences et bien sûr les analyses... Chacun était soufflé, subjugué, bouleversé de la tête aux pieds. Les voisins, les passants nous étonnaient et l’on ne se reconnaissait plus soi-même. On ne dormait plus, on vivait au rythme des « évènements », les discussions allaient bon train et les amours aussi. La marque en fut indélébile.

La douzaine de points qui en constitue à notre avis l’essentiel théorique, nous ne faisons que les indiquer à grands traits dans les lignes suivantes.

LA MISE EN PLACE

Ce qui a ouvert l’évènement, ce fut le défi massif et violent que le mouvement étudiant et la jeunesse ouvrière ont opposé à un pouvoir qui était jusque-là considéré comme indétrônable depuis qu’il s’était doté d’une cinquième constitution présidentielle et d’un prestigieux général élu au suffrage universel. Or, c’est la violence dans la rue qui a fait reculer ce pouvoir fort, avant d’engendrer ce qui restera désormais dans l’histoire comme le plus grand mouvement de grève ouvrière de l’Occident industrialisé de l’époque. A ce moment-là, cet État fort et conçu comme tel, a trébuché alors que même les ordonnances prises contre la sécurité sociale à l’été précédent n’avaient pas entraîné de résistance ad hoc.

L’extrême violence à laquelle les jeunes ont eu recours pour protester contre la répression, et peu de temps après, les occupations d’usines parfois associées à des séquestrations, ont suscité un illégalisme de masse que les directions syndicales et politiques se sont rapidement efforcées de contenir, tout comme l’influence politique d’un mouvement étudiant baptisé « gauchiste » alors qu’il était autrement plus diversifié.

Tous les lycées, toutes les facultés, de très nombreuses institutions et usines, bref, l’ensemble de la société fut le théâtre d’une expérimentation permanente qui, à un titre ou à un autre, fut la plus grande expérience de « démocratie directe » de toute l’histoire de l’Occident moderne.

Comme les assemblées, les commissions, les comités d’action, etc. siégeaient sans désemparer un peu partout, la politisation, notamment de la jeunesse, s’est rapidement étendue puis approfondie. En l’espace de quelques mois, ce fut une école de formation politique sans aucun équivalent. La non-intervention des forces de l’ordre dans les facultés et les lycées (tradition multiséculaire aujourd’hui foulée au pied) avait permis des occupations longues puis, à la rentrée de septembre, des assemblées générales régulières dans des amphis réquisitionnés pour quelques heures sans que l’administration s’y oppose.

Pendant quelques jours, entre le 26 et le 30 mai, le pouvoir s’est littéralement dissous, évaporé ; cela sentait l’affolement et la peur à plein nez « dans les palais de la république » et il n’y avait plus personne dans les ministères. Tous, chefs et directeurs de cabinets, conseillers et larbins encostumés s’étaient envolés comme par enchantement et les fantasmes allèrent bon train. Plus tard, Malraux et Debré, photographiés la main dans la main et encore tout émus sur la place de l’Étoile, furent intimement persuadés d’avoir échappé à un remake de la prise du palais d’Hiver. Le pouvoir s’était à ce point évanoui que de Gaulle a redouté un moment une décision du conseil constitutionnel habilité à constater la carence du pouvoir. D’ailleurs, l’interprétation de son escapade à demi secrète en Allemagne constitue un de ces évènements rocambolesques qui n’adviennent que dans ce genre de situation historique et dont l’élucidation demeure encore problématique [52].

NUL BESOIN DE COURIR, LE VIEUX MONDE AVAIT DISPARU

Mais voici le principal. « Lorsque la vie élémentaire du pays n’est plus assurée… et qu’il est au bord de la paralysie » comme l’a dit de Gaulle le 24 mai, lorsque la quasi-totalité d’une société est arrêtée, qu’elle ne peut plus fonctionner comme avant, alors l’imaginaire de tout un chacun qui, d’ordinaire, étaye son fonctionnement s’effondre car il n’a plus aucune efficience dans une société bloquée ; il en devient même une ineptie. Telle est la seule manière d’expliquer le soubassement de cet enthousiasme politique communicatif, créatif et festif qui s’est répandu à grande vitesse dans l’ensemble du corps social et qui a longtemps survécu à ces quelques mois de révolte, au grand dam des apeurés de tous poils. Le renversement de l’ancien imaginaire – structuré par la rationalité calculatrice – a retenti comme un formidable « coup de tonnerre social » qui s’est rapidement propagé. Sa diffusion a pris les proportions d’un fait social total qui a labouré en profondeur les inconscients.

C’est pourquoi il fallait absolument faire en sorte que ce tumultueux fleuve regagne son lit et faire oublier cette dimension exceptionnelle des évènements à l’ensemble de la population qui les avait vécus. Les publicitaires, toujours en quête de nouveautés permettant d’emballer la marchandise, furent les premiers à réduire Mai 68 à une « révolution des mœurs », ce que l’ensemble des appareils idéologiques allait promptement ressasser pendant des lustres [53]. Comme toujours, la reconstruction idéologique d’un fait historique dérangeant revêt la forme d’une pyramide renversée qui tient sur une pointe de vérité.

En réalité, il s’est agi d’une désinstitution profonde et massive de l’imaginaire rationnel/calculateur qui est au fondement du capitalisme. Ce sont les tréfonds de cet ordre qui ont alors vacillé, ce que beaucoup sont encore dans l’incapacité de voir, de comprendre ou d’accepter et qui constitue une question politique, théorique et anthropologique majeure. Il y eut une raison supplémentaire au travestissement de ce fait social total : il a participé de l’un des éléments qui permettent de qualifier une situation de pré-révolutionnaire au point de vue historique.

LE SOURD TRAVAIL DE REFOULEMENT

Il est nécessaire de rappeler qu’en 2006, presque quatre décennies après les « évènements », un ancien président en campagne électorale, après de nombreux auteurs, se proposait encore « d’éradiquer l’esprit de Mai 68 » devant des milliers de supporters aux anges. L’effervescence qu’avait suscité ce discours, y compris en dehors de la salle, indique qu’il ne s’agissait pas là uniquement d’une lubie personnelle, mais bel et bien de quelque chose qui était resté en travers de la gorge d’un grand nombre de ses électeurs. À vrai dire, c’est pour l’ensemble du spectre politique sans exception que Mai 68 posa et pose encore problème.

Il est patent que la réaction fut à la mesure de l’une des plus grandes trouilles bourgeoises de l’histoire de ce pays. Au fond, ce qu’il s’agit essentiellement de masquer depuis plus d’un demi-siècle, c’est qu’il pourrait se reproduire une destitution massive de l’imaginaire en résonnance avec ce capitalisme lorsque les rouages politiques, économiques et idéologiques habituels seront à nouveau et volontairement bloqués. Car c’est là que gît un énorme potentiel de destitution du capitalisme et c’est la raison pour laquelle la place de l’imaginaire s’avère centrale dans la critique radicale. Non que cela soit suffisant, mais c’en est le point de passage obligé et la plupart du temps passé sous silence.

Car lorsqu’un ancien monde est volontairement arrêté dans sa course folle vers l’abîme, débute alors une expérience purement renversante qui nous amène à constater au quotidien qu’il est non seulement possible de vivre autrement, mais que, de plus, le goût de la vie, de la beauté et de l’amour revient nous submerger, pour notre plus grand plaisir, parce qu’il a toujours été là, inscrit en nous. Cela nous permet également de constater, summum de la surprise, qu’il en va majoritairement de même chez autrui, ce qui pouvait se lire dans les yeux brillants des passants de tous âges, sur la place de la République et ailleurs, en avril et mai 2016. Cette place fondamentale de l’imaginaire chez tous les êtres humains nous conduit à dire que le « grand soir » demeurera toujours « un horizon de haute nécessité » comme l’aurait écrit Edouard Glissant. Mais, contrairement à ceux qui en souhaitent l’obsolescence en pointant à juste titre sa fétichisation passée, il sera plutôt nécessaire d’en entretenir la flamme durant des années, car destituer un système dont l’imaginaire a été intériorisé depuis plusieurs siècles ne se fera pas en un seul soir, d’autant qu’il sera compliqué de rebâtir sur le terrain des ruines empoisonnées qu’on nous a léguées : de nombreuses nuits seront nécessaires, qu’on les passe debout ou non.

Tous les manques de l’analyse rapidement pointés ici, constituent l’héritage, non élucidé à ce jour, de la profonde déconfiture intellectuelle [54] issue de « la guerre de trente ans », des effets du stalinisme dominant à ce moment-là, des guerres coloniales qui perduraient, de l’importation des idéaux consuméristes qui ont débarqué avec les plans Marshall dans tout l’Occident, puis de la contre-révolution internationale qui a débuté sous l’égide néolibérale au début des années 1970. Le fait que Sartre et Heidegger tiennent encore aujourd’hui le haut du pavé, et pas seulement dans les milieux académiques, constitue malheureusement la preuve irréfutable de cette déconfiture intellectuelle.

Jean-Marc Royer, Chapitre d’un manuscrit en cours. Février 2021.

[1L’imaginaire dont il est ici question est d’ordre inconscient et n’a rien à voir avec ce que Maurice Godelier baptise du même nom. Pour l’illustrer brièvement, l’Imaginaire, c’est ce qui nous permet de bricoler, de rabibocher ces deux univers mutuellement exclusifs que sont le Réel et le Symbolique. Il s’agit d’un concept d’origine lacanienne, nous y reviendrons. Toujours écrit avec un i majuscule, comme Réel et Symbolique. En abrégé : R S I.

[2Evitons les malentendus : il n’est pas ici question de nier les apports du mode de connaissance scientifique et encore moins ceux de la rigueur rationnelle, mais d’en faire une analyse interne et d’examiner quels furent et quels sont aujourd’hui sa place et son rôle dans la « civilisation capitaliste ». Mieux : dès les prémices de l’épidémie de Covid-19, il a en quelque sorte fallu à l’auteur de ces lignes « se battre à front renversé », en incitant ses amis à examiner minutieusement toutes les hypothèses farfelues qui ont circulé, dont la moindre n’était pas la marseillaise du boulevard Sakakini… Comme, un an après, elles continuent d’être vénérées envers et contre tout (1M de vues en juin 2020 ainsi qu’en janvier 2021), cela nous oblige à y voir un signe supplémentaire des profonds effondrements sociétaux en cours, ce que les complotismes délirants à la qAnon chevaucheront.

[3Notion vague, élastique, qui permet de tout y ranger, mais surtout de masquer ou d’esquiver toute problématisation causale du devenir contemporain de ce monde. Toujours écrite ainsi : ladite « modernité ».

[4Ce réel, c’est tout ce qui nous entoure, c’est la biosphère, l’hydrosphère, la cryosphère, le minéral, bref « l’Univers », sans oublier nos corps et leurs manifestations… Rendre compte de manière exhaustive, ne serait-ce que de l’arbre qui est en face de nous, est tout simplement impossible : il faudrait en décrire chaque racine, chaque branche jusqu’au bout de chacune de ses feuilles, sans compter que le Réel de cet arbre évolue au gré des saisons…

[5Voici une illustration de l’opposition entre Réel et réalité : imaginons un chirurgien dans l’obligation d’opérer une patiente dont il est éperdument tombé amoureux (réalité). En salle d’opération, il aurait tout intérêt à se concentrer et ne considérer que le Réel du corps de cette femme sous sa forme physiologique pour réussir son geste réparateur…

[6James C. Scott in Homo Domesticus. Une histoire profonde des États, Paris, La découverte, 2019 et Georg Simmel, in Philosophie de l’argent, Paris, Flammarion, 2009.

[7Cf. James C. Scott et Georg Simmel, op. cit. ou les archéologues Marcel Otte, Jean-Paul Demoule, Laurent Olivier, Emmanuel Guy dont les conférences sont disponibles sur le site de l’INRAP.

[8Dès le viiie siècle, les cadrans solaires et les cloches appelaient à la prière huit fois par jour. Un siècle après la fondation de Cîteaux, cet ordre compte plus de mille abbayes, plus de six mille granges réparties dans toute l’Europe et jusqu’en Palestine. Lire également Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Généalogie de l’entreprise, Paris, Fayard, 2017.

[9Des patrimoines fonciers énormes (terres, bois, pâturages, vignes, carrières, fabriques) vont être attribués aux abbayes qui disposeront de la main-d’œuvre gratuite des frères convers. Elles organiseront des rencontres annuelles destinées à échanger l’expérience technique dans de nombreux domaines dont l’agriculture, la viticulture, la sélection des espèces… Dès la fin du xie siècle, de véritables fermes modèles seront créées. L’élevage deviendra une source de produits alimentaires, mais aussi de fumure et de matières premières pour l’industrie du vêtement (laine, cuir) et des produits manufacturés (parchemins, corne) etc. Jean Gimpel, La Révolution industrielle du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2016.

[10Autres nouveautés radicales, inscrites dans ce « futur » : l’Apocalypse et le jugement dernier qui constituent un moment de bouleversement terrible précédant la fin des temps, ce qui contribuera également à tourner le regard des croyants vers l’avenir. En outre, la mort, sous certaines conditions, ne signera plus une fin définitive ; c’est dire que son statut est en train lui aussi d’évoluer.

[11Et aussi de la boussole, de l’astrolabe, du compas de navigation et… des premiers canons. Lire Joëlle Burnouf, Isabelle Catteddu, Archéologie du Moyen-âge, Ouest-France/Inrap, 2015 ou bien les écouter sur le site de l’INRAP.

[12Roger Bacon (1214-1294), cité par Alfred W. Crosby, La mesure de la réalité, Paris, Allia, 2003, p. 78.

[13Un des crimes commis contre l’Humanité par l’Occident. Cela préfigurait également la prolétarisation massive de toutes les paysanneries nécessaire à l’accumulation primitive du capital.

[14Malgré son titre paradoxal, lire à ce sujet Joseph Needham, La science chinoise et l’Occident, Paris, Seuil, 1973.

[15Samuel S. de Sacy, Descartes par lui-même, Paris, Seuil, 1964, p. 200.

[16Nous savons depuis la publication des « Cahiers noirs » que derrière cette dénonciation de « la raison calculante » se cache la dénonciation des juifs auxquels elle est évidemment attribuée.

[17Nous avons par ailleurs critiqué cette notion qui fait partie d’une réécriture de l’histoire par le xixe siècle bourgeois.

[18Une « civilisation capitaliste », c’est-à-dire dont les rapports de production furent majoritairement structurés par la « valorisation de la Valeur » et dont l’imaginaire sera largement partagé.

[19Afin de ne pas perturber le cours de l’analyse, « la désinstitution profonde et massive de l’imaginaire rationnel/calculateur en Mai 68 » a été traitée en annexe, mais rien n’empêche le lecteur de s’y reporter immédiatement s’il le souhaite.

[20L’imprimerie y aura joué un grand rôle en facilitant son « accumulation primitive ».

[21Les revues « Nature » et « Science » virent respectivement le jour en 1869 en 1880.

[22Cf. Le physicien François Lurçat, La Science suicidaire, Paris, François-Xavier de Guibert, 1999 et L’Autorité de la science, Paris, Cerf, 1995. Michel Henry, La Barbarie, Paris, PUF, 1987. Olivier Rey, Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Paris, Seuil, 2003. Jean-Pierre Lebrun Un monde sans limites, ERES, 2009 et La condition humaine n’est pas sans conditions, Denoël, 2010. Jean-Marc Royer, La science, creuset de l’inhumanité. Décoloniser l’imaginaire occidental, Paris, L’Harmattan 2012.

[23Écarter le sensible comme Galilée l’a proposé au début du xviie siècle, revient à désubstantialiser en permanence le Réel et à constituer de facto une transgression permanente de la vie. Autrement dit, quelque chose d’institué travaille en permanence à la négation de la vie.

[24Ce que nous appelons technique, sans spécification complémentaire, n’est fondamentalement rien d’autre que les rapports que les êtres entretiennent avec leurs environnements pour vivre. Terme qu’il convient de ne pas confondre - ce qui est trop souvent le cas - avec les technologies (électrique, hydraulique, pneumatique…) qui mettent en jeu plusieurs techniques.

[25Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Colin, 1954, p. 3 et p. 18. Merci à Gary Libot pour me l’avoir signalé.

[26Serge Berg, Sciences et Avenir n° 222, août 65.

[27Eugen Fischer (1874-1967), médecin généticien, inspirateur de Mein Kampf, professeur de Mengele et meilleur ami de Heidegger avant comme après la guerre, dirigea l’institut Kaiser Wilhelm d’anthropologie, d’hérédité humaine et d’eugénisme. En 1933, il fut promu recteur de l’université de Berlin et forma les médecins SS. Dès 1936, les « bâtards de Rhénanie » furent, soit envoyés en camp de concentration, soit stérilisés de force sous sa supervision, à l’image de centaines de milliers d’autres individus dans les asiles.

[28Par exemple, nous savons tous qu’en 1492 et après, il ne s’est appliqué qu’à ceux qui avaient une âme… Mais c’est tout de même ce qui a permis la présence d’un prêtre dominicain et missionnaire, Bartolomé de las Casas à qui l’on doit en 1539 le texte : Très brève relation de la destruction des Indes, Paris, La découverte, 2004.

[29« Ou adviendra », Henri Atlan in La science est-elle inhumaine, Paris, Bayard, 2002.

[30« L’Homme de Denisova, entre Néandertal et Cro-Magnon », 29 mars 2020, 2e minute. Par ailleurs une des meilleures émissions de la chaîne dont nous recommandons chaudement l’écoute des quelques six cent épisodes…

[31Jean-Marc Royer, Le Monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire à la guerre généralisée au vivant, Lyon, Le Passager Clandestin, 2017, page 197 et suivantes intitulées : « Quinze thèses sur le peu d’avenir que contient le monde où nous sommes ».

[32Jean-Marc Royer, op. cit., annexe intitulée « De l’eugénisme au nazisme (1868-1939) ».

[33Ils participent en général d’un « solutionisme technique » qui prétend parer les effets destructeurs du capital. Ce faisant, on oublie de dire que même l’invention des antibiotiques souvent citée, est remise en cause – entre autre – par la pratique planétaire des élevages industriels.

[34Cf. L’appel International de fin 2011 intitulé « Hiroshima, Tchernobyl Fukushima : des crimes contre l’Humanité », signé par une vingtaine de personnalités et traduit en huit langues. Cf. également Jean-Marc Royer, op. cit.

[35Sociologue (1858-1917), Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 2003. p. 610.

[36Lire à ce sujet, les ouvrages de François Jarrige, Christophe Bonneuil, Thomas Le Roux…

[37Ce faisant, les bases millénaires de la philosophie furent progressivement sapées… malgré une farouche résistance dont le dernier avatar est « la philosophie analytique ».

[38Curieux « retour de l’histoire » lorsque l’on sait les ravages actuels des opiacés aux Etats-Unis…

[39C’est ce que l’on appelle « la culture d’entreprise », qui veut que le sens de la réalité et la vie de ses « collaborateurs » lui soient totalement subordonnés.

[40Encore une fois, évitons les quiproquos : ce phénomène ne tire pas sa puissance et son étendue du mode de connaissance lui-même, ni de la volonté divine : c’est la « triple alliance » bien réelle, nouée dans la seconde moitié du xixe siècle, qui fut le moteur d’une transformation inédite de la réalité sociale.

[41Cités ouvrières où le travail, l’école, l’église, les lieux de soins et l´habitat étaient conçus d´un seul tenant. On aurait tort de croire que cette mode est révolue : les startups financent différentes activités à leurs employés, tout en les réquisitionnant le soir et le dimanche par le moyen d´une connectivité ininterrompue.

[42Cela se repère à la répétition des locutions suivantes : « à vrai dire », « pour vous dire toute la vérité », « pour être honnête »…

[43Nous pouvons nous figurer l’imaginaire – inconscient – comme un arbre dont le tronc serait structuré comme indiqué. Restent les branches, les feuilles, les fleurs et les fruits qui sont propres à chacun…

[44Jean-Marc Royer, « Coronavirus et dispositifs de contrôle social : l’exemple chinois » et « StopCovid : le Backtracking pour tous », Carnets de réclusion #1 et 2, lundimatin des 23 mars et 1er mai 2020. Cf. également les sites autrefutur.net et b-a-m.org

[45Bien analysée par Jean Clair in Malaise dans les musées, Paris, Flammarion, 2007.

[46Le capitalisme est un système automate qui n’a pour seul credo que « la valorisation de la valeur ». Cette formule abstraite et circulaire résume sa quintessence et rend compte du fait qu’il désubstantialise toute chose, y compris le vivant, dans le but d’en faire une abstraction susceptible de circuler rapidement.

[47Lire à ce sujet le bel article de Sandra Lucbert in « Procès France Télécom : quelle forme peut prendre une guerre ? Paru dans lundimatin du 18 juillet 2019.

[48Ce qui a pour but d’interdire un retour au status quo ante : cela s’appelle « l’effet cliquet » à Bruxelles…

[49Ce qui est encore plus le cas de ceux qui se réclament des dites « sciences humaines », bel oxymore forgé au xixe siècle, tout comme Sciences-po a inauguré les « humanités numériques » il y a quelques années…

[50Jean-Marc Royer, op. cit., troisième partie.

[51Patrick et Charlotte Rotman, Les Années 68, Paris, Seuil, 2008.

[52D’aucuns assuraient (sur la base de quelles informations ?) qu’il s’en était allé chercher l’appui de l’armée d’Allemagne dirigée par le général Massu pour mater « l’insurrection des rouges ». On a su beaucoup plus tard que, croyant à une « deuxième défaite », il avait voulu mettre à l’abri toute sa famille et qu’il avait surtout besoin de s’entretenir avec le dirigeant de la « bataille d’Alger », expert dans la lutte anti-insurrectionnelle et gaulliste de toujours. On a également su plus tard que Chirac allait aux négociations de Grenelle avec un pistolet en poche…

[53Cette réduction sémantique et idéologique participe de la réinterprétation bourgeoise de toute révolte ou révolution mise en échec. Par ailleurs, ressasser ad nauseam que Mai 68 fut « récupéré » contribue à en masquer la radicalité ; mais c’est surtout rester aveugle à ce qui s’est ensuite réellement tramé, à savoir une contre-révolution internationale dont il n’est pas possible ici de détailler les caractéristiques.

[54Elle se reconnaît, entre autres choses, à la méconnaissance persistante des régressions anthropologiques induites par la guerre de 14-18, à l’incompréhension des ressorts de la dimension universellement tragique d’Auschwitz-Birkenau, à la dénégation de la plongée en apnée morale profonde qu’exigeait l’invention de la bombe atomique de la part du gratin des scientifiques de Los Alamos, ou à celle de la rupture dans l’histoire de la Terre, du vivant et du capitalisme qu’Auschwitz et Hiroshima ont introduit.

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