L’obsolescence du vivant sur terre

Carnets de réclusion #7

Jean-Marc Royer - paru dans lundimatin#285, le 26 avril 2021

« L’ultime finalité du capitalisme, c’est de faire de chaque pan de la nature et de tous les êtres vivants des variables d’ajustement incluses dans son économie politique, quitte à mettre en cause la vie sur Terre jusqu’à la dernière seconde. »
Jean-Marc Royer

Le 26 avril 1986, Tchernobyl a certes constitué le plus grave « accident nucléaire » survenu à ce jour. Mais tous ces désastres à la une des médias durant quelques semaines font oublier que les seules explosions nucléaires atmosphériques (cinq cents, sur un total de deux mille quatre cents, les autres explosions étant souterraines ou sous-marines), équivalent, au bas mot, à vingt-deux mille bombes d’Hiroshima [1]. Vingt-deux mille nuages, poussés par les jet-streams, auront fait le tour de la terre, dont certains plusieurs fois, avec leur long cortège de radionucléides. Même s’il n’est pas assignable à une date, un lieu ou un conflit parfaitement identifiés, il s’agit là d’un évènement historique à la dimension planétaire qui exige que l’on s’y arrête pour en prendre vraiment la mesure.

1 - Si la recherche historique concernant les débuts du nucléaire s’est révélée, à plusieurs titres, fondamentale, c’est qu’à travers l’étude de ce phénomène, il est apparu qu’il a constitué une rupture majeure dans l’histoire de la Terre et du vivant en tant que crime contre l’humanité des plus spécifique, doublé d’un écocide, état de fait qui est encore largement méconnu, minimisé ou carrément dénié. Mais soutenir cette proposition suppose bien entendu de l’étayer de manière solide et d’en dégager cette singularité historique primordiale. Cela suppose aussi d’en examiner les suites planétaires ainsi que ses prémisses éventuelles, ce qui revient à tenter d’en identifier les causalités plausibles. Enfin, il s’est avéré indispensable d’en mettre en lumière les conséquences anthropologiques, philosophiques, théoriques et politiques comme autant d’enjeux qui caractérisent notre époque et permettent de nous y orienter.

2 - En droit, la notion de crime contre l’Humanité a évidemment évolué [2] entre 1945, date de sa création, et 2002, année de l’instauration de la Cour pénale internationale. Pour le dire sommairement, sont identifiés comme tels les massacres, exterminations ou tous les autres actes inhumains, causant intentionnellement des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale des personnes, commis dans le cadre d’une attaque délibérément systématique visant une population civile. Or, l’étude détaillée des débuts du nucléaire [3] documente les trois points suivants :

i° Les responsables politiques, militaires et scientifiques du projet Manhattan savaient parfaitement que les radionucléides libérés par les explosions infligeraient aux populations civiles des dommages profonds et mettraient en cause leur patrimoine génétique.
ii° Pour en avoir mesuré les effets sur le site, ils savaient également – quinze jours après la première explosion du 16 juillet 1945 – que tout panache troposphérique de radionucléides fait le tour du globe et que par, conséquent, c’est tout le vivant terrestre qui allait en être affecté.
iii° Pour de nombreuses raisons, il ne s’est pas agi simplement, en août 1945, d’un acte contre un pays en guerre, mais de celui d’un appareil d’Etat ayant explicitement des motifs politiques (asseoir une domination mondiale) et prenant de facto l’ensemble de l’Humanité pour cible [4].

3 – Cependant, le nucléaire est un crime contre l’Humanité d’un nouveau type, eu égard à la modernité scientifique des moyens mis en œuvre, à ses effets planétaires et pérennes, y compris du point de vue génétique. C’est ainsi que, depuis ses débuts, l’existence de cette industrie, sous toutes ses formes, est à l’origine du décès de plus de soixante-cinq millions de personnes [5]. Cela nous autorise à avancer l’idée qu’il s’agit là d’un véritable impôt du sang versé ad vitam aeternam au capitalisme thermo-industriel [6] qui en fut l’une des conditions d’existence. Outre le fait que la première explosion du 16 juillet 1945 – en répandant ses radionucléides sur l’ensemble de la planète – constitua une rupture dans l’histoire du vivant sur Terre, les zones du globe que le nucléaire a plus particulièrement contaminées depuis cette date illustrent la régression civilisationnelle dont il est porteur de manière intrinsèque, puisque, sur place et tout autour, rien ne lui survit, hormis des mutants.

En tant qu’héritier de la relativité restreinte et de la physique des particules, il est également le fils aîné de la science du 20e siècle qu’il aura portée au zénith de sa puissance et dont il en aura également accompli l’illimitation et la transgressivité intrinsèque. De plus, les suites de cette industrie furent irrémédiablement imposées à l’Humanité, en même temps que la nécessaire pérennité des connaissances, des personnels et des crédits indispensables à leur surveillance sur le long terme, y compris dans le cas d’un arrêt immédiat et définitif de tous les réacteurs. Autrement dit, il ne sera jamais possible de sortir du nucléaire, tout du moins à l’échelle du temps humain, ce qui en détermine une dimension tragique supplémentaire et en fait la figure de la mort la plus terrible que l’Humanité ait jamais inventé. Cela n’empêche évidemment pas qu’il faille arrêter tous les réacteurs existants, le plus rapidement possible.

4 – En confrontant les archives japonaises, états-uniennes et russes, l’historien Tsuyoshi Hasegawa [7] démontre que « rien ne justifiait le recours à l’arme nucléaire en août 1945 ». En fait, la guerre du Pacifique avait été volontairement prolongée [8] dans le but d’essayer la nouvelle arme in vivo, c’est-à-dire sur ceux qui allaient s’avérer en être les cobayes jusqu’à ce jour [9]. A Hiroshima, entre le 6 août et le 15 septembre 1945, pas moins de dix-huit équipes japonaises, soit plus de deux mille personnes, ont étudié les suites du bombardement atomique [10], mais les occupants ont confisqué ou se sont attribué les contributions, les collections de données et les échantillons recueillis [11]. Puis, jusqu’à la fin avril 1952, en s’appuyant sur une commission de censure de sept mille membres, les films, photographies, poèmes, fictions, témoignages, enquêtes, rapports et autres documents ont été massivement saisis et, pour la plupart, envoyés à Washington [12], comme cela avait été initialement prévu par la direction du projet Manhattan.

En fait, avant même le 16 juillet 1945 et sans discontinuité depuis lors, un puissant négationnisme travestit le nucléaire de manière méticuleusement organisée. Rappelons que sept décennies plus tard, les sénateurs états-uniens votèrent une motion qui stipulait que ces bombardements atomiques avaient constitué « un acte miséricordieux pour les Japonais ». Dans le genre, il serait difficile de faire mieux et les Hibakushas ont dû apprécier. Ce négationnisme est à la mesure des capitaux investis dans cette industrie ; à la mesure des effets morbides ou mortifères qu’il s’agit de dissimuler ; à la mesure de la puissance politique et militaire acquise depuis lors, et plus généralement, à la mesure des destructions qui caractérisent l’introduction du capitalisme thermo-industriel depuis deux siècles.

Au cours de son examen, cet évènement s’est ainsi révélé comme ayant une dimension historique de premier ordre, non seulement en raison de son caractère exceptionnel, mais également au sens où il a contribué à clore une ère et à en ouvrir une autre qui approfondit la destruction d’un ancien rapport au monde et entame l’ultime régression d’une civilisation qui sera vraisemblablement la plus courte de toute l’histoire humaine.

L’une des autres conséquences théoriques de cette analyse, est que l’essence et la dimension profondément tragique du nucléaire ne peuvent se comprendre qu’en sortant du cadre circonscrit par l’analyse habituelle du nucléaire, ce qui peut s’énoncer comme suit : pour comprendre la vraie nature du nucléaire, l’analyse doit sortir du nucléaire.

5 - Grâce à sa démonstration de puissance, à ses suites scientifiques, techniques, technologiques, industrielles et politiques, le projet Manhattan a précipité la colonisation des appareils d’États par ce qu’il faut bien appeler les complexes scientifico-militaro-industriels. Une telle évolution et la nécessaire reconversion des industries issues de « la guerre de trente ans » [13] ont finalement engendré, notamment par le biais de l’agro-industrie, un empoisonnement généralisé des sols, des eaux, de l’air et des êtres vivants, c’est-à-dire une guerre généralisée au vivant sur Terre, sous l’égide du progrès et du profit. Que cette radicalisation du capitalisme se soit appuyée sur les nécessaires reconstructions de l’après-guerre, les plans Marshall et une relance keynésienne des économies, n’autorise pas pour autant à parler de trente glorieuses [14] années, d’autant plus que celles-ci ont également été marquées par de sanglantes guerres, des expéditions coloniales et une réforme des impérialismes qui a emprunté les moyens de l’endettement insolvable pour mettre à genoux de manière pérenne les pays dudit « tiers-monde ».

Il convient donc de considérer l’année 1945 comme celle d’une rupture fondamentale dans l’histoire du capitalisme qui avait débuté deux siècles plus tôt. Comme nous le verrons plus avant, il n’aura fallu à ce mode de production que la première moitié du 20e siècle pour atteindre la « vérité de son essence », puisqu’au-delà de l’aspect mortifère qui caractérise sa production marchande, c’est à ce moment-là qu’il est devenu un producteur/distributeur de mort et plus seulement de « travail mort ». Afin d’apprécier la profondeur de cette rupture, il est nécessaire de la mettre en relation, d’une part, avec le fait que la première guerre mondiale, industrielle et totale a provoqué en Occident un changement du statut de la mort en la « prolétarisant », c’est-à-dire en faisant de la mort de masse des êtres humains au combat, le produit d’une industrie. À ce moment-là, les êtres furent dessaisis de l’un des aspects fondamentaux de ce qui a constitué, grâce à l’invention de la sépulture et au respect dû aux morts, notre lent processus d’hominisation [15], d’humanisation, puis de subjectivation. Ce dessaisissement de l’être fut encore plus profond que celui qui fut inauguré par la prolétarisation des individus encasernés dans les fabriques du dix-neuvième siècle.

D’autre part, la guerre généralisée au vivant se double d’un encouragement à transgresser les limites physiques de la vie sur terre, à nier la finitude du monde et la nôtre, qui, à force d’être sans cesse décriée ne sera bientôt plus comptée au rang des attributs de l’humanité. Déjà, la mort est perçue par certains comme une « injustice », ce qui est une contribution de taille à l’obsolescence de ce qui fonde cette même humanité. Evidemment, la plupart des constructions transhumanistes sont de l’ordre du fantasme, mais elles entrent en symbiose avec l’horizon chimérique de la civilisation capitaliste et bénéficient d’énormes investissements, ce qui ne sera pas sans conséquences.

6 - La contemporanéité d’Auschwitz et d’Hiroshima, à la fin de « la guerre de trente ans », n’est pas fortuite. Outre qu’elle structure un tableau symptomatique de l’effondrement des sociétés occidentales à ce moment-là, elle ressort au fond de ce qui doit être désigné comme le secret de famille [16] du capitalisme. Encore faut-il tenter d’en saisir les prémices dans l’histoire longue, et pour ce faire, remonter à cette gigantesque falsification qui présente l’introduction du capitalisme en Europe à la fin du 18e siècle [17] comme un progrès – c’est sa version bourgeoise – ou en tant que nécessité historique, avant d’atteindre l’âge d’or socialiste, selon sa version hégéliano-marxiste et téléologique. Sous le nom de « révolution industrielle » qu’elles ont en partage, ces deux versions de l’histoire ont également en commun d’avoir enrobé du prestige politique de ladite « modernité » ce qui doit être en réalité comparé aux désastres provoqués par la colonisation [18], à savoir un anéantissement de toutes les formes organiques de l’existence, un démembrement rapide et violent des communautés, une déstructuration des rapports au Monde, à la Terre, au vivant, ce qui a finalement culminé dans la réduction de toutes les activités humaines au substantif « travail », catégorie qui ne fait que dissimuler sa réalité, la misère du salariat. Il suffit de lire le rapport que René Villermé ramène de son périple des années 1830 dans les principales villes textiles de France, à la demande de l’académie des sciences morales et politiques. Il s’agit d’un témoignage terrible sur la condition ouvrière d’alors parce qu’il dépeint en détail la misère de ceux et de celles (y compris des enfants) qui sont condamnés à des journées de quinze à dix-sept heures, pour des salaires qui leur permettent à peine de survivre.

Qu’il s’agisse des caves de Lille – ou pires encore des greniers – où s’entassent, au fond des courettes sans soleil, dans des pièces minuscules, une ou plusieurs familles, exposées à la saleté, aux rigueurs du climat et à la dépravation ; qu’il s’agisse des campagnes mulhousiennes qui voient chaque matin se presser vers la fabrique une multitude de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu de la boue... et un nombre encore plus considérable de jeunes enfants non moins sales, non moins hâves, couverts de haillons tout gras de l’huile des métiers, tombée sur eux pendant qu’ils travaillent, contraints d’habiter à une lieue, une lieue et demie de la manufacture en raison des loyers excessifs… [19]

Historiographie de la misère et misère de l’historiographie

7 - En fait, c’est toute l’histoire des deux derniers siècles qui doit être non seulement revue mais également problématisée : les luddites, le romantisme, toutes les révoltes et révolutions doivent être compris comme autant de mouvements de résistance à ces dévastations inédites et à cette profonde déshumanisation car, disons-le de manière plus explicite, le capital n’a jamais exercé de « mission civilisatrice », ni ici ni ailleurs. Ce fut l’une des fondamentales erreurs d’analyse de tous les marxismes vulgaires dont nous continuons encore à payer au prix fort les innombrables inconséquences, notamment par l’acceptation et l’aménagement de cette horreur.

Un tel constat doit donner lieu à un réexamen de toutes les formes d’opposition à l’avènement du capitalisme qui furent passées sous silence ou, plus tard, taxées de « critiques artistes », ce qui revenait à s’interdire d’en analyser le bien-fondé en les renvoyant à un attachement folklorique « aux temps anciens » [20]. De même, laisser croire que toute « découverte scientifique » ou toute invention technique n’a entraîné aucune perte en humanité, ni aucun détriment, c’est continuer à être pris dans l’idéologie progressiste qui est le fer de lance du capitalisme. Prenons un seul exemple, emblématique de ce travestissement historiographique et politique : la « conquête de la Lune » par les Etats-Unis continue à être qualifiée, depuis 1969, de « petit pas pour l’homme, mais (…) pas de géant pour l’humanité ». Ce que ni les scientifiques, ni les historiens des sciences ne veulent voir ni entendre depuis un demi-siècle, c’est qu’à chaque mission Apollo, trois à quatre kilogrammes de plutonium 238 y ont été abandonnés, faisant de notre satellite une poubelle nucléaire [21]. Y-a-t-il une vision plus fétichisante de cette modernité conquérante ?

8 - Historiquement contemporaines de la seconde moitié du 19e siècle, la cristallisation du mode de connaissance scientifique moderne, celle du capitalisme et celle des États-nations modernes d’Occident se catalysent mutuellement en constituant de facto ce que nous proposons d’appeler une « triple alliance ». Ce sont les États, et non une soi-disant « main invisible » qui, en défragmentant les territoires, mettent en place des marchés nationaux débarrassés des obstacles (douaniers, fiscaux, administratifs…) à la mobilité des capitaux, des marchandises et des prolétaires. De ce point de vue, le chemin de fer aura fait coup double, puisqu’il aura également permis, avec l’industrie textile, de parachever l’accumulation primitive du capital. De même, sans les États, le colonialisme n’aurait pas atteint un tel niveau, les places financières internationales n’existeraient pas, les premières expositions universelles, qui chantaient les prouesses de cette « triple alliance », n’auraient pu se tenir, ni les ingénieries sociales – du pasteurisme à l’eugénisme – se développer à cette échelle.

Cette « triple alliance » fut de facto à la source du « fait social total » que constituera la domination du travail abstrait, de la valeur, de l’argent, de la marchandise et du capital à la fin du siècle, même si perduraient au sein de ces sociétés des formations sociales plus anciennes. Dire que le capitalisme est à ce moment-là devenu un fait social total, c’est avancer l’idée qu’il a fini par structurer l’ensemble des relations sociales et qu’il s’est imposé comme une nouvelle civilisation.

9 - Une autre rupture dans l’histoire de l’Occident est encore plus profondément refoulée par l’historiographie de la fin du 19e siècle : il s’agit de l’avènement de l’eugénisme (aussi dénommé darwinisme social ou hygiène raciale, selon les pays) [22] qui visait à « l’amélioration de la race humaine » en rétablissant les bienfaits d’une « sélection naturelle » que « l’assistance sociale accordée aux miséreux avait contrariée ». Bientôt, la stigmatisation du prolétariat naissant, considéré comme une classe dangereuse – pour l’ordre bourgeois puis pour « l’avenir de la race blanche » – allait donner une consistance politique à cette ingénierie sociale qui s’est alors parée d’une légitimité scientifique en s’appuyant sur la biologie naissante. « Le darwinisme social peut être défini comme la doctrine qui considère l’homicide collectif comme le moteur du progrès du genre humain » [23] disait, au début du 20e siècle, le sociologue Jacques Novicow (1849-1912). Les premières expériences dites médicales seront menées en 1904 dans les camps de la mort namibiens par Eugen Fisher (l’inspirateur de Mein Kampf, le professeur de Mengele et l’ami fidèle de Heidegger jusqu’à sa mort). Les premières lois de stérilisation seront adoptées en 1907 par l’Indiana ; grâce à la Carnegie Institution, à la Fondation Rockefeller et à la fortune d’Henry Harriman, un gigantesque fichier sera créé, en 1911, par Charles Davenport à Cold Spring Harbor dans l’Etat de New-York, afin d’y classer les « pédigrées » de dizaines de milliers de familles états-uniennes. En 1915, débutait le génocide arménien commis par de Jeunes Turcs acquis au darwinisme social lors de leur séjour parisien. En 1922, sous la république de Weimar, paraissait L’élimination légitime des vies indignes d’être vécues, un livre parmi de nombreux autres dans lequel ses auteurs décrivaient « les fardeaux vivants » que l’Allemagne affaiblie ne pouvait plus se permettre de nourrir et qui étaient « indignes de vivre » ; l’éradication de ceux qualifiés « d’inférieurs mentaux » ne constituait, d’après eux, ni un crime, ni un acte immoral, ni une barbarie, mais un acte légal et utile [24]. Autrement dit, les bases fondamentales du nazisme existaient trente ans avant son arrivée au pouvoir, contrairement à ce qu’a affirmé Levinas, qui a présenté son avènement comme un coup de tonnerre dans le ciel serein et merveilleux d’un pays de haute culture.

Il semble que, partout, un darwinisme social issu de la pensée du 19e siècle soit à l’œuvre. Racisme, mépris ethnique et social, hygiénisme, autant d’éléments qui, catalysés, en quelque sorte, ont, consciemment ou non, intoxiqué les systèmes de représentation [25].

10 - Or, du point de vue psychanalytique, l’eugénisme doit être compris pour ce qu’il est, à savoir une transgression à grande échelle du tabou du meurtre – c’est-à-dire une transgression de ce qui est à la base de toute vie sociale, de toute culture, de toute civilisation – sous les auspices légitimants du mode de connaissance scientifique, ce qui est encore dénié de nos jours. À présent, cette remise en cause des fondements de la vie en société n’est toujours pas comprise comme telle ; tout d’abord, parce qu’il serait trop gênant d’en reconnaître les origines, ensuite, du fait que tous les éléments propices à ce type de transgression perdurent encore. Cette transgression de l’interdit du meurtre sous les auspices scientifiques constitue l’essence des « secrets de famille » de la civilisation capitaliste depuis la fin du 19e siècle. C’est pourquoi l’on peut dire que nous sommes alors entrés dans « l’ère des génocides modernes » [26]. Mais, étant donné qu’un tel constat continue à être refoulé, la dimension profondément tragique, pérenne et universelle d’Auschwitz et d’Hiroshima continue d’être méconnue.

L’érotisation de la mort annonce l’hiver sépulcral dans lequel le capitalisme veut nous entraîner

11 - Le capitalisme est un système automate qui n’a pour seul credo que « la valorisation de la valeur ». Cette formule abstraite et circulaire résume sa quintessence et rend compte du fait qu’il désubstantialise toute chose, y compris le vivant, dans le but d’en faire une abstraction susceptible de circuler rapidement. Ainsi, le High Frequency trading gère à présent un « capital fictif », composé de valeurs de valeurs à la puissance N, circulant à la vitesse de la lumière sous la forme de zéros et de uns, tandis que transitent de la même manière les profils numérisés des « amis virtuels » gérés par les algorithmes de puissants serveurs nichés au sein d’énormes Data center de plus en plus voraces en énergie électrique. Tout cela peut être synthétisé en disant que l’ultime finalité du capitalisme consiste à faire de chaque pan de la nature et de tous les êtres vivants des variables d’ajustement incluses dans son économie politique, quitte à remettre en cause la vie sur Terre jusqu’à la dernière seconde.

Dans ces conditions, attendre son effondrement, se contenter de le souhaiter ou se limiter à le décrire, devient irresponsable dans la mesure où nul n’en sortira indemne. Mais aussitôt surgit l’interrogation suivante : alors que le constat de ce péril systémique fait maintenant l’objet d’un large consensus, pourquoi n’existe-t-il aucun mouvement d’opposition à la hauteur de cette funeste perspective ? Si cela ne résultait que d’une « fausse conscience », comment se fait-il qu’elle ait présidé aussi longtemps à la manière de dépeindre un ordre si destructeur et si déshumanisant ? Pour rendre compte du fait qu’une telle situation dure depuis aussi longtemps, on ne peut en inférer qu’à l’existence d’un étayage puissant dans les inconscients.

12 - On savait, depuis Marx, que « le travail mort » est un constituant de la marchandise. Si 1945 fut le point de départ d’une radicalisation inédite du capitalisme, qui a revêtu la forme d’une guerre généralisée au vivant, il n’en demeure pas moins que les marchandises nous apparaissent de plus en plus désirables, même si l’on peut deviner qu’elles viennent aussi combler la vacuité du sujet néolibéral livré aux pulsions addictives. C’est pourquoi l’on peut dire à présent que la circulation de ces marchandises est le signe le plus manifeste d’une érotisation de la mort que véhicule cette civilisation, ce qui est le comble du fétichisme. Cette mystification est devenue d’autant plus vitale pour le capitalisme que sa morbidité intrinsèque transparaît un peu plus chaque jour malgré son empaquetage séduisant. Finalement, cette formulation – « l’érotisation de la mort » – rend également compte d’une brutale radicalisation en marche car, enfin, qu’y-a-t-il de plus violent que de faire prendre la mort pour l’essence de la vie ? Tel est aussi le fondement de la novlangue, qui s’oppose non seulement à faire lien entre les personnes, mais, ce faisant, mine tout processus de subjectivation, c’est-à-dire de surgissement du sujet.

13 - Dans le mode de connaissance scientifique moderne, une logique formelle, réductionniste et objectivante est à l’œuvre, qui n’admet strictement aucune limite [27]. Il peut également être caractérisé par son objet qui consiste à rendre compte du réel (ou d’un champ délimité du réel) par le biais d’une relation abstraite et commensurable [28], soit par exemple E = mc2.

La conséquence majeure de ces deux premiers points, c’est qu’elle le conduit inexorablement vers une exploration intime de la matière, une démarche radicalement différente de celle de toute technique passée, présente et à venir. En d’autres termes, malgré toutes les techniques nécessaires à leur mise au point, nombre de produits et de marchandises « modernes » n’existeraient pas sans le mode de connaissance scientifique. De ce point de vue, le mot valise « technoscience », purement descriptif, présente l’énorme inconvénient d’esquiver la critique de ce mode de connaissance et de se prêter à une institution de la technique en objet socialement autonome, ce qu’elle n’a jamais été. Autrement dit, « l’arraisonnement de la nature par la technique » chère à Heidegger demeure à la surface des choses, et a pour conséquence d’éluder le principal, à savoir la critique de ce qui est en réalité au fondement de ses avatars modernes, c’est-à-dire le mode de connaissance scientifique et le capitalisme.

En fait, c’est de manière intrinsèque que le mode de connaissance scientifique est triplement transgressif : par « l’objectivation de son objet », par la logique formelle qu’il met en œuvre et par l’exploration intime de la matière qu’il a permise. Toute subjectivité, c’est-à-dire toute vie, étant exclue, rien ne saurait être assez puissant pour lui poser une limite avant un désastre. Pour le dire en remontant la chaîne causale, la transgressivité inhérente à la rationalité calculatrice est le fruit d’un réductionnisme sans limite qui n’aura jamais à répondre que de lui-même. C’est sur cette transgressivité intrinsèque du mode de connaissance scientifique que le mouvement eugéniste s’est construit, ce qui l’a finalement conduit à proposer une sélection des êtres humains sur le modèle de l’élevage animal. Le fait qu’en 1903, les premiers bailleurs de fonds de l’eugénisme aient été les éleveurs de bétail états-uniens de l’American Breeders Association est évidemment davantage qu’une coïncidence.

14 - Il existe donc ce que l’on peut appeler un isomorphisme structurel entre capitalisme et mode de connaissance scientifique, qui peut être repéré dans le fait qu’ils poursuivent tous deux une finalité fondamentalement identique, à savoir réduire le réel à une abstraction. Autrement dit, dans les deux cas, il s’agit d’opérations qui chosifient le vivant. Ainsi, le lecteur comprendra qu’il n’y a pas plus contradictoire dans les termes que l’expression « sciences humaines ». Cet oxymore est même ce qui mine l’existence de ces disciplines de manière inexorable [29]. C’est aussi la raison pour laquelle la célèbre « coupure épistémologique », censée fonder la scientificité de l’œuvre de Marx après 1845, selon Althusser, fut une ornière théorique, philosophique et politique dans laquelle une partie de la jeunesse intellectuelle (notamment maoïste) s’est fourvoyée.

Cependant, un facteur complémentaire permet de comprendre l’extraordinaire puissance qui s’est dégagée de cette synergie dont « la triple alliance » a bénéficié et qui lui a permis de jouer un rôle moteur dans la rapide mutation du 19e siècle. Il s’agit de l’étayage de ce phénomène qui se niche au creux de chaque inconscient et qui peut être synthétiquement exprimé de la manière suivante : « la rationalité calculatrice et transgressive au fondement du capitalisme et du mode de connaissance scientifique a fini par structurer en profondeur l’imaginaire occidentalisé » [30]. Même si cela émane de la très lointaine histoire occidentale, les deux derniers siècles se sont avérés décisifs dans ce façonnage des esprits. Afin de tenter d’en rendre compte en peu de mots, qu’il suffise de rappeler que l’imaginaire d’un citadin du début du 21e siècle n’a plus grand chose à voir avec celui d’un paysan de la fin du 18e siècle. Il y a là quelque chose de fondamental dans la pérennité du capitalisme, mais il ne faudrait pas croire pour autant que cet imaginaire soit immuable car il constitue à l’inverse, comme on le verra plus loin, le talon d’Achille du système.

La vie a devant elle sa plus grande épreuve

15 - On l’aura compris, l’analyse des bouleversements anthropologiques générés par la radicalisation du capitalisme est devenue nécessaire à la compréhension des nouvelles soumissions qu’elle instaure, d’autant plus que l’effondrement profond de ces sociétés entraîne de multiples déshérences, en particulier chez les jeunes, fascinés par le scintillement des écrans du Web. Mais, croire que la pensée théorique met chacun d’entre nous à l’abri de tous ces puissants asservissements est une illusion qui engendre une position de surplomb avant-gardiste, laquelle a pour effet d’esquiver l’analyse profonde des soumissions « postmodernes » qui se sont installées jusque dans nos propres intimités. Il s’avère par exemple important de comprendre comment et pourquoi ladite « radicalisation devant les écrans » entraîne une dissociation, une schize propre à produire des obsessionnels et même des killers [31] de toutes sortes. Il faut dire que la vacuité du sujet néo-libéral et de son monde, la généralisation de la guerre de tous contre tous en tant que norme comportementale, l’absence d’idéal, de toute spiritualité, et souvent, de toute capacité à la sublimation, ne laissent souvent plus d’autre issue à la fascination spectrale des écrans, que le passage à l’acte violent [32]. Ce genre d’itinéraire n’est pas seulement l’envers d’une impuissance et d’une désocialisation organisées, c’est aussi la marque d’un « désamorçage général du désir », d’une dérive vers des pulsions « brut de brut », d’une addiction qui requiert toujours plus d’excitants pour pallier cette désaffection vitale et l’approfondissement abyssal de la solitude qui en découle.

Cet appauvrissement de l’être découle aussi du fait que, l’imaginaire étant structuré autour de la seule rationalité calculatrice –structuration particulièrement desséchante –, cela accroît les occurrences de la dépression, du narcissisme mortifère et du syndrome obsessionnel (soit, pour simplifier, la recherche impérieuse de tout ce qui fait système). Se contenter de dire qu’Internet lui en fournit l’opportunité reviendrait à passer à côté de ce qui est le plus important. La logique des hyperliens et la puissance des moteurs de recherche sont, en effet, autant d’incitations irrésistibles à une prospection par essence illimitée au détriment de toute réflexion approfondie ; ainsi renforcée à chaque instant, cette propension à la recherche effrénée s’auto-alimente sans cesse, au point que l’on ne peut plus dire si c’est Internet qui en est le moteur ou si le Web n’est finalement devenu que le support d’une névrose qui, à force de surfer sur elle-même, pourrait bel et bien déboucher sur une grave dissociation chez l’individu qui en est la proie.

En outre, le maelstrom médiatique jusqu’à présent diffusé en continu devant les yeux, dans les oreilles, le cerveau, mobilisera bientôt « l’appareil musculo-squelettique » avec, pour corollaire, une désactivation accrue de la pensée. Et, en attendant le règne sans partage de la Novlangue, le langage se voit systématiquement appauvri (aussi bien dans ses ressources lexicales que syntaxiques), ce qui diminue la possibilité de se construire un jugement libre et critique ; la route de l’intellection, de la compréhension, de l’analyse est alors obstruée ; c’est la possibilité d’agir pour modifier les conditions d’existence qui est ainsi neutralisée.

16 - Résumons-nous. Tout cela dépasse, et de loin, le seul domaine de l’intellection car des dispositifs [33] de domination panoptiques, s’appuyant sur le totalitarisme démocratique [34] , entrent en synergie avec la misérable circularité des raisons de vivre [35] qui tourne à plein régime afin de pérenniser coûte que coûte le règne de la marchandise et celui du capital appelés « croissance » par le marais médiatico-politique. Ces empires ayant revêtu de nouvelles dimensions désastreuses et morbides, l’érotisation de la mort vient y pallier, tandis que l’imaginaire rationnel-calculateur éjecte lui aussi du champ de la conscience toute réflexion éthique ou politique au profit de la glorification d’un self-made-man maladivement narcissique. Par conséquent, des régressions dans la manière de se conduire, de vivre, de penser, d’imaginer sont devenues identifiables, ce qui revient à dire que des bouleversements de type anthropologiques sont en cours. Ils sont à la mesure des désastres que le capitalisme nous prépare et confrontent la critique à plusieurs types de difficultés qui se conjuguent à l’absence d’horizon sociétal désirable.

L’un de ces obstacles consiste à attribuer au capitalisme une dite « pulsion de mort » [36] ; cette naturalisation des effets du capitalisme est une entrave à l’analyse de sa morbidité originelle ou à son évolution accélérée depuis 1945. Cette notion qui fut élaborée par Freud, en 1919, dans Au-delà du principe de plaisir, s’avère être dans ce texte une catégorie transhistorique qui doit être considérée comme « une condensation et un déplacement » des horreurs de la première guerre mondiale auxquelles Freud fut confronté de près, puisque ses trois fils furent mobilisés. L’une des origines de cette impasse de l’analyse peut être repérée dans la rédaction de Malaise dans la civilisation et dans tous ses autres « écrits politiques » [37] car le capitalisme y demeure ignoré, c’est pourquoi Freud est passé à côté de l’essence morbide et mortifère de la civilisation examinée. Arguer à présent d’une « pulsion de mort du capitalisme » vient non seulement colmater une béance de l’analyse freudienne qui n’est pas demeurée sans conséquences jusqu’à ce jour, mais, comme toute dénonciation, elle vient aussi forclore un examen approfondi des multiples effets générés par l’érotisation de la mort en régime capitaliste.

17 - L’extrême division du travail sape les bases de tous les rapports sociaux dans la mesure où il est exigé des salariés qu’ils évacuent toute préoccupation politique et morale quant à ce qu’ils produisent, ces marchandises fussent-elles destinées à s’entretuer. Ce système prend un tour édifiant dans l’industrie nucléaire, lorsque certains en défendent la pérennité en prenant pour alibi une défense de l’emploi qui cache mal les privilèges qui permettent d’échapper à 80% des expositions radiologiques dont les travailleurs intérimaires endossent la charge et les conséquences.

Par ailleurs, la désocialisation s’étend à grande vitesse sur les lieux de travail en raison du recours à l’informatique et en particulier aux messageries ; de l’imposition de formes de management qui renforcent l’isolement en transformant tout conflit social en problème psychologique ; du fait de l’intériorisation d’un comportement qui fait de son voisin un concurrent dans l’emploi et dans « l’amour du N+1 » ; de l’adhésion à une idéologie qui fait de l’engagement dans l’entreprise la seule forme de réalisation personnelle ; de l’abolition de la séparation entre vie privée et vie publique au profit d’un servage permanent. Tous ces processus minent les fondements de la solidarité entre salariés. De plus, la destruction des services publics ou la réduction des biens communs à une peau de chagrin polluée sapent les bases matérielles de toute forme de vie collective, ce qui touche d’ailleurs au premier chef les populations les plus vulnérables.

D’autre part, le narcissisme exacerbé – qui est une compensation courante à l’isolement et à la solitude entretenus par ce capitalisme – trouve un débouché dans la société du spectacle branché en accumulant des amis virtuels sur les réseaux dits sociaux. Ce faisant, il contribue à renforcer l’emprise des GAFAM sur l’ensemble des liens sociaux, sur les consciences et la physiologie cérébrale. Enfin et surtout, un imaginaire structuré par la rationalité calculatrice fait potentiellement de l’autre un simple accessoire dans son plan de carrière professionnelle, sentimentale ou sexuelle.

Les obstacles à la critique théorique ou en actes

18 - Le mode de connaissance scientifique a introduit un double régime de la vérité qui achève de disloquer les bases de la vie sociale, ce dont les scientifiques eux-mêmes tirent des bénéfices secondaires car ils peuvent ainsi être sollicités sur ces deux versants par les médias. En effet, d’un côté, il nous est constamment seriné qu’en dehors de la science, il n’est point de vérité objective, ce qui discrédite a priori tous les savoirs vernaculaires ou tout autre mode de connaissance (et bien sûr, tout locuteur qui ne s’en réclamerait pas). De l’autre côté, lorsqu’un chercheur est interrogé plus précisément à ce sujet, il s’empresse de marteler que le doute fait partie de la méthode scientifique et qu’il n’existe donc pas de vérité qui soit éternelle ou valable pour l’ensemble du réel. C’est ainsi que la notion de vérité a subi une mutation et s’est finalement trouvée peu à peu marginalisée, décrédibilisée, et ce pas seulement sur Internet.

C’est ainsi que la notion de vérité a subi une mutation et en est finalement venue à être peu à peu marginalisée, décrédibilisée, et ce pas seulement sur Internet. Le faux est ainsi devenu un moment du vrai, comme aurait dit Guy Debord. Tante et si bien qu’en novembre 2017, les rapporteurs du GIEC ont été contraints de recourir à la signature de quinze mille de leurs collègues afin de donner plus de poids à leurs travaux dont la crédibilité, dans ces conditions, est sujette à caution, sans parler du travail de sape incessant des puissants marchands de doute. Le quidam isolé, lui, en subit les contrecoups : le doute s’est insinué partout, ouvrant un boulevard à l’amoralisme, à la duplicité (des valeurs centrales au sein de la culture d’entreprise) et au complotisme. Ainsi, il est devenu de plus en plus problématique de définir des bases crédibles sur lesquelles bâtir des liens de solidarité robustes, ce qui constitue un autre type d’obstacle lorsqu’il s’agit de lutter ou d’élaborer collectivement une critique en acte de la radicalisation du capital.

19 – Dans de telles conditions, l’une des tâches de la critique consiste à historiciser et politiser la mort quand ils l’érotisent. Au fil des deux derniers siècles qui se sont écoulés en Occident, une nouvelle économie psychique des hommes est donc apparue ; il est devenu capital de comprendre en quoi elle est le sous-produit de cette époque historique et, plus précisément, comment elle participe aujourd’hui à la pérennité de cet ordre violent et morbide. Autrement dit, élaborer une anthropologie politique de ladite « postmodernité » s’avère d’autant plus essentiel qu’elle seule permettra de déceler comment se nouent les adhésions intimes à l’ordre actuel, comment il serait possible de s’en détacher complètement dans le but d’éviter les désastres qui pointent et de retrouver le goût du bonheur, de l’amour et de la liberté.

Mais une chose est certaine : sous peine de passer à côté de l’essentiel, l’analyse critique est contrainte de se colleter avec la mort que le capitalisme véhicule à une échelle inédite et à un degré paroxystique, ce qui s’avère particulièrement éprouvant et fait en général fuir la plupart des clercs assermentés et tout être humain « normalement » constitué. Une telle situation, déjà difficile en elle-même, a pour autre conséquence de transformer les critiques radicaux en « porteurs de secrets » [38] malgré eux. Par ailleurs, elle met automatiquement ses scripteurs ou ses locuteurs au ban de toutes les sphères sociales, d’autant que le totalitarisme démocratique laisse de moins en moins d’espace aux dissidences. Le comprendre jusque dans sa chair, permettrait de ne pas contribuer au refoulement général dont le capital a besoin dans sa marche aveugle vers un désastre fatal. Autrement dit, l’un des axes de la critique radicale consiste à cesser de refouler ce qui pose problème en le masquant derrière une répétition compulsive des mêmes antiennes depuis des lustres. Un autre des ces axes consiste à expérimenter d’autres relations sociales dans un autre environnement immédiat sans pour autant s’illusionner sur la trilogie « préfiguration-essaimage-bifurcation » [39] que les décroissants ont eux-mêmes fort bien critiquée.

20 - Certes, l’imaginaire actuel est en résonnance avec ce capitalisme, puisqu’il est majoritairement structuré par la rationalité calculatrice et transgressive. Mais, ceux qui ont vécu des évènements historiques [40] savent que cet imaginaire peut très rapidement basculer lorsqu’il n’est plus possible de vivre comme auparavant, c’est-à-dire quand les rouages politiques, économiques et idéologiques habituels sont bloqués. C’est là que gît un énorme potentiel de destitution profonde et pérenne du capitalisme, raison pour laquelle dépeindre et critiquer la forme d’imaginaire qui le soutient est le point de passage obligé d’une critique qui n’esquive pas la radicalité de la remise en cause. Mais, pour que cela se produise, encore faut-il que l’ancien monde soit volontairement arrêté dans sa course folle vers l’abîme afin que puisse advenir le début d’une expérience proprement renversante qui consiste à constater quotidiennement qu’il est non seulement possible de vivre autrement, mais que, de plus, le goût de la vie et de la beauté revient nous submerger, pour notre plus grand plaisir, comme s’il avait toujours été là, inscrit en nous. Une telle expérience permet aussi de constater, summum de la surprise, qu’il en va majoritairement de même chez autrui, ce qui pouvait se lire dans les yeux brillants des passants de tous âges, sur la place de la République et ailleurs, en avril et mai 2016.

Cette place fondamentale de l’imaginaire chez tous les êtres humains nous conduit à dire que le « grand soir » restera toujours un horizon de haute nécessité [41]. Mais, contrairement à ceux qui en souhaitent l’obsolescence en pointant à juste titre sa fétichisation passée, il sera nécessaire d’en entretenir la flamme durant des années, car destituer un système qui a été intériorisé depuis plusieurs siècles ne se fera pas en un seul soir : de nombreuses nuits seront nécessaires, qu’on les passe debout ou pas. L’imagination aussi restera encore longtemps d’actualité, d’autant qu’il sera compliqué de rebâtir sur le terrain de ruines empoisonnées qu’on nous aura légué. En attendant, s’opposer radicalement à cette course vers l’abîme, c’est la seule manière de rester humain, au jour le jour.

Jean-Marc Royer

[1IRSN, « Retombées des essais nucléaires. Les essais nucléaires atmosphériques ». https://bit.ly/3xmWzZh

[2Florent Bussy, « Le crime contre l’humanité, une étude critique, Témoigner. Entre histoire et mémoire », Revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz, mars 2013.

[3Voir la première partie de Jean-Marc Royer, Le Monde comme projet Manhattan. Des laboratoires du nucléaire à la guerre généralisée au vivant, éd. Le Passager Clandestin, 2017, consacrée à la généalogie du nucléaire.

[4A ce sujet, voir le point 4 ci-dessous.

[5Consulter les rapports de l’European Committee on Radiation Risk (www.ecrr.org) ou la traduction de Paul Lannoye aux Ed. Frison-Roche, 2004. Etant donné que ce n’est ni un évènement discret, ni constitutif d’une archive et que nulle « diaspora » des cendres n’en perpétue la mémoire, la plupart des historiens ou des philosophes refusent de regarder en face et de prendre en considération ce type de phénomène : cf. le point 5.

[6Cette appellation empruntée à Alain Gras vise à qualifier le moment où le capitalisme bascule vers l’utilisation massive des « ressources fossiles » (charbon puis pétrole). Dans la suite du texte, et sauf mention contraire, le « capitalisme » sera toujours à entendre sous cette désignation.

[7Vincent Jaubert, « 60 ans après Hiroshima », interview de Tsuyoshi Hasegawa, directeur du Centre d’Etude de la Guerre froide à l’université de Santa Barbara, Le Nouvel Observateur, n° 2125 du 28/07/2005 et Frédéric F. Clairmont, « Les véritables raisons de la destruction d’Hiroshima. Effrayer les Soviétiques, commencer la guerre froide », site dissident-media.org, https://www.dissident-media.org/infonucleaire/raisons.html

[8Cf. Jean-Marc Royer, op.cit., p. 65 à 86.

[9Établie à Hiroshima par les États-unis, la Commission sur les dommages de la bombe atomique (ABCC) a étudié les effets des radiations sur les survivants, sans jamais leur prodiguer de soins, pendant les trente années de son existence. Kenzaburô Oé, Notes de Hiroshima, Paris, Gallimard, 1965, p. 59-60, 173 et 148.

[10Cent trente-quatre rapports ont été rédigés et non publiés, selon une recension personnelle non exhaustive. Concernant le nombre de ces rapports, voir Susan Lindee, Suffering Made Real. American Science and the Survivors at Hiroshima, Chicago, University of Chicago press, 1994, p. 41.

[11Cela a été amplement, bien que discrètement, confirmé depuis. Par exemple, le physicien Nishimori Issei, qui était étudiant à Nagasaki au moment des faits, a précisé que les organes issus des autopsies avaient été subtilisés par les occupants (S. Lindee, op. cit., p. 18 et note 3), ce qui, dans les années 1973-1974, a posé quelques problèmes diplomatiques, étant donné que les autorités nipponnes avaient formulé des demandes de restitution.

[12Voir le site du Hiroshima Peace Memorial Museum : The First Special Exhibition of February 2003, « It was an atomic bomb ».

[13Eric Hobsbawm définit ainsi la période écoulée entre 1914 et 1945, en faisant de la « grande dépression » des années 1930 une autre forme de guerre.

[14Il vaudrait mieux parler de « Pacification des populations » obtenue par la saignée d’une guerre de trente ans qui aura décimé les jeunesses et annihilé la pensée critique. Le pire, fut de baptiser « Révolution verte » ce qui s’est en fait avéré être l’empoisonnement des nappes phréatiques, des sols, des plantes, des animaux et des êtres humains, sans compter sa contribution au réchauffement climatique…

[15Avec la bipédie, le langage articulé, la maîtrise du feu, les croyances…

[16Concept emprunté à la psychanalyse afin d’illustrer à quel point les refoulements de l’historiographie occidentale demeurent profonds, continuant ainsi à obscurcir la réalité politique aux yeux des générations actuelles. Son contenu sera explicité plus avant.

[17Cet avènement du capitalisme thermo-industriel n’est pas non plus survenu comme un coup de tonnerre dans un ciel serein : nous savons aujourd’hui que, dès le 13e siècle, sont apparus en Occident divers éléments qui se révèleront décisifs. Nous pensons au rôle déterminant des monastères dans l’organisation du travail, dans la propagation des techniques agricoles et dans la mesure du temps ; plus tard à l’avènement des cités-États ou à l’invention des lettres de change et des banques dans quelques villes italiennes ; à la guerre de cent ans, à la création des armées de métier avec leurs armes à feu, qui ont nécessité la levée massive d’impôts et les débuts d’une industrie métallurgique, etc.

[18Voir à ce sujet Karl Polanyi, La Grande transformation, Paris, Gallimard, 1983.

[19Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Introduction de Y. Tyl, Paris, (Renouard 1840), Union générale d’Éditions, 1971.

[20Comme on le sait depuis Frantz Fanon, pris dans les injonctions de la modernité, le colonisé s’emploie parfois à dénier sa propre colonisation, attitude que l’on pourrait croire à tort révolue, mais dont l’usage de l’anglo-américain sur Internet, ou dans les colloques, atteste la persistance.

[21Ce puissant émetteur de rayons α en fait l’isotope le plus utilisé dans les générateurs de chaleur et les générateurs Electriques qui alimentent les sondes spatiales et permettent aux équipements de fonctionner la nuit, lorsque les panneaux solaires sont dans l’obscurité.

[22Un classement des races sera popularisé dès 1868 par Ernst Haeckel (le plus grand vulgarisateur de Darwin en Occident), mais l’eugénisme sera inventé par Galton et Spencer dans les années 1880. Ce fut non seulement une théorie largement acceptée par les médecins, les biologistes, les politiques, mais aussi par un mouvement de masse aux Etats-Unis, en Suisse et dans les contrées réformées anglo-saxonnes ou nordiques.

[23Dans La critique du darwinisme social, Paris, Alcan, 1910, téléchargeable sur le site Gallica.fr, page 8.

[24S. Korzilius, « Évolution de la thématique des ’asociaux’ dans la discussion sur le droit pénal pendant la République de Weimar », Revue Astérion, ENS de Lyon, 2006. Il faut absolument lire à ce sujet André Pichot, La Société pure. De Darwin à Hitler, Paris, Flammarion », 2009.

[25Stéphane Audoin Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris Gallimard, 2000, p. 77. Dans ce cas précis, il vaudrait mieux parler d’imaginaires, plutôt que de systèmes de représentation.

[26D’après le titre du livre de Bernard Bruneteau, Le Siècle des génocides, Paris, Armand-Colin, 2004.

[27Cf. François Lurçat, La Science suicidaire, Paris, François-Xavier de Guibert, 1999 et L’Autorité de la science, Paris, Cerf, 1995 ; Michel Henry, La Barbarie, Paris, PUF, 1987 et Jean-Marc Royer, La science, creuset de l’inhumanité. Décoloniser l’imaginaire occidental, Paris, L’Harmattan 2012.

[28Ce qui suppose d’écarter le sensible comme Galilée l’a proposé au début du xviie siècle.

[29Lire l’article du Monde du 17 sept. 2015 : « Le Japon va fermer 26 facs de sciences humaines et sociales, pas assez utiles. Cette décision intervient suite à une lettre du ministre de l’éducation demandant de favoriser les disciplines qui servent mieux les besoins de la société ». lemde.fr/2LnnLyj

[30Sur le plan théorique, cette qualification de l’imaginaire occidental ne doit pas être confondue avec « la raison calculante » que Heidegger rapporte à la position dominante, selon lui, du Discours de la méthode et dont il fait l’une des pierres angulaires de la « métaphysique occidentale » au fondement de la modernité et à l’origine de tous nos maux. Sur ce point, les travaux de Copernic, Giordano Bruno, Tycho Brahé, Kepler, Galilée et Newton auront été autrement plus décisifs dans la cristallisation intellectuelle de ladite modernité que la philosophie d’un Descartes dont la prudence politique est systématiquement passée sous silence : en novembre 1633, apprenant que Galilée a été condamné, il renonce à publier le Traité du monde et de la lumière qui ne paraîtra qu’en 1664 (Samuel S. de Sacy, Descartes par lui-même, Paris, Seuil, 1964, p. 200).

[31Substantif valorisant dans le monde de l’entreprise et venu des Etats-Unis il y a environ trois décennies.

[32Quoi d’étonnant à ce que les véhicules soient dorénavant utilisés en guise d’armes ?

[33C’est quelque chose qui a, d’une manière ou d’une autre, la « capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler, et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ».

[34Ce qui consiste à utiliser des moyens démocratiques contre la démocratie, les moyens du droit contre le droit, la soi-disant créativité financière et fiscale pour dissimuler les malversations financières et fiscales ou la poursuite judiciaire contre les lanceurs d’alerte.

[35Produire en échange d’un salaire, lequel permet de vivre en consommant les marchandises produites en échange d’un salaire etc.

[36Bien évidemment, il ne s’agit pas ici de nier l’existence de pulsions de mort psychopathologiques, encore moins d’écarter la conscience de ce qui fut à la base de notre lent processus d’hominisation, comme cela a été rappelé plus haut.

[37Totem et tabou, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, « Pour introduire le narcissisme » et « Le fétichisme » in la Vie sexuelle, Deuil et mélancolie, Introduction à la psychanalyse des névroses de guerre, Au delà du principe de plaisir, L’avenir d’une illusion, Malaise dans la civilisation, Correspondances avec Einstein, Rolland, Zweig…

[38Allusion aux sonderkommandos des camps nazis qui devaient transporter les cadavres des chambres à gaz jusqu’aux fours crématoires, ce dont il leur était interdit de parler et plus encore, d’utiliser un vocabulaire rappelant, d’une manière ou d’une autre, la mort.

[39Michel Lepesant « Prendre les difficultés avec (la) Mesure », 4 novembre 2017, Blog du monde : Décroissances. La patiente du projet, http://decroissances.blog.lemonde.fr/2017/11/04/prendre-les-difficultes-avec-la-mesure-i/

[40On pense au Front Populaire, à la Libération et à Mai 1968.

[41Une expression de Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant et al. durant la grande grève des Antilles en 2009.

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