Camarades, encore un effort si vous voulez être féministes

Patricia Farazzi

paru dans lundimatin#289, le 24 mai 2021

Je ne suis pas féministe. Écrivant cela, je m’étonne. Mais alors, si je ne suis pas féministe, à quoi bon ce titre provocateur ? et ce mot de féministe dans le titre ? C’est peut-être le féminisme tel qu’il se présente ces temps-ci qui m’oblige à me poser une question cinglante. Et je n’aime pas les coups cinglants. N’est-ce pas eux d’ailleurs que le féminisme est censé « combattre », entre autres ? Dans un récit de Chaïm Potok, un vieux juif viennois rescapé de la Guerre de 14-18, pose de manière lancinante cette question en yiddish : « Warum ? » Pourquoi ? C’est un mot que l’on devrait dire plus souvent. Avec sérieux, à la manière des enfants. Sans craindre le ridicule. Pourquoi ? pourquoi cette guerre ? pourquoi encore une guerre ?

Et ne pas lâcher prise avant d’avoir apporté quelques réponses, à la manière d’un philosophe des siècles passés, quand les réponses n’étaient pas à portée d’un clic. À portée d’une opinion prête-à-porter. Quand on allait chercher les réponses pour leur faire cracher quelques bribes de vérité. Quelques bribes seulement, parce que la vérité n’est pas à notre portée. Au lieu de soutenir à coups de phrases toutes faites, mais à défaire, un camp ou un autre, il nous faudrait regarder la guerre en face. La mort est la mort, elle n’a ni frontières, ni pays. Ce qui change, c’est son instrumentalisation.

Nous avons été ensevelis sous les slogans et les formules, suffisamment accrocheurs ou violents pour paralyser en nous tout besoin d’analyser. L’exaltation à scander des mots clés, des phrases d’accroche, des appels à la violence, est plus forte que la nécessité de comprendre. Peut-être avons-nous peur des réponses qui pourraient être données : et si elles ne correspondaient pas exactement à l’idée de la guerre ? telle qu’on me la fait avaler en tonneaux ? Le langage de la guerre. Les mots. Le gavage par tombereaux entiers de vocabulaires.

Les objets et les choses, ce sont les autres qui se les prennent sur la tronche. De ce côté de la plaque tournante, et pour le moment, nous sommes seulement aux prises avec le langage de la guerre secondé par le langage de la propagande. Où chacun exprime ses vœux, son opinion, ses alliances. A est de tel bord de la feuille de journal, B de l’autre bord. A est du côté de C. B du côté de D. A+C= opinion 1. B+D= opinion 2. Les deux opinions n’ont en commun que la haine de l’autre. C’est leur dénominateur commun : la haine. Mais la haine étant irrationnelle ainsi que nous l’a appris le philosophe Ruwen Ogien, la formule mathématique pourrait en prendre un coup. Mais non, car l’utilisation de la haine, elle, entre dans le champ du rationnel. Et dans ces équations insolubles, il y a aussi les centristes, les indécis, les hypocrites, dont il est difficile, voire impossible, de parler. Mais à ne pas parler ou à mal parler, un gouffre de langage s’ouvre devant nous, et au fond de ce gouffre, bien dissimulé aux regards, un autre système de langage apparaît. Jusque-là presque complètement passé sous silence.

Je m’explique : prenons quelques éléments de langage entourant les guerres successives se déroulant entre le Jourdain et la Méditerranée, là où diverses bandes de terre, de désert et de lacs, où des villes et des villages tentent, malgré les innombrables écueils et complications, d’abriter des vies. Parmi ces éléments de langage, de ce côté du monde où nous vivons aux prises avec d’autres complications, on a entendu hurler dans bon nombre de capitales et de villes du monde civilisé occidental, asiatique, africain, ce slogan : « À mort les Juifs. » Et aussi : « Libérez le peuple palestinien. » Sans nous perdre dans les corrélations, imaginons qu’au lieu de ces deux slogans, on ait entendu : « À mort les Juives » ou : « Libérez les Palestiniennes. » Ou bien, plutôt que « Palestine vaincra » ou « Israël vaincra », on dise : « Les Israéliennes, juives, musulmanes, chrétiennes, laïques et les Palestiniennes musulmanes, laïques, ne veulent pas la victoire, elles veulent vivre en paix. » Elles ne veulent plus être des ventres mettant au monde de futurs guerriers, de futurs soldats. Elles ne veulent plus mettre au monde des cadavres, d’autres ventres, des réservoirs de haine et de violence. Elles veulent réinventer ces religions patriarcales ou les abandonner au passé comme d’autres cultes l’ont été. Elles en ont des choses à dire et à inventer et elles n’ont pas l’intention de laisser l’Iran et/ou la Turquie les bâillonner, les humilier, leur imposer leur diktat ainsi qu’ils le font aux femmes de leurs pays. Et elles voient tout ça, ce futur entre deux extrêmes, depuis les tunnels, les abris, les ruines, elles entendent les hurlements des autres femmes au loin qui se battent et se donnent du mal, pour faire admettre l’écriture inclusive (à mort les juif-ve-s ?), faire que les droits des femmes existent partout, qui sont indignées, et à juste titre, par les féminicides et par les soumissions de toutes sortes imposées aux femmes de par le monde, et qui proposent la diversité culturelle. Et elles les voient du fond de leur abri ou tunnel, brandir des pancartes au masculin et faire l’apologie des guerriers et des soldats, leur confier tous leurs espoirs. Elles savent bien qu’il suffirait d’écrire : « Mort aux Juives » sur une seule pancarte pour que la solidarité féminine aidant, toutes les féministes du monde entier qui se battent pour la cause des femmes, se mettent toutes ensemble à crier : « Pourquoi ? » Et « libérez les Palestiniennes ! » serait illico adopté par les mêmes. Alors A+B+C+D n’auraient plus qu’à aller se terrer au fond du gouffre de langage, et les femmes du monde entier verraient, comme dans une boule de cristal, les ombres des pires tyrans, y compris domestiques, se profiler sur la libération de leurs sœurs et elles verraient aussi l’absurdité qui consiste pour une femme à soutenir les guerriers, les prélats, les mollahs, les va-t’en guerre, les paternalistes, à désirer la puissance et la victoire des uns sur les autres, à continuer à engendrer des cadavres, des violeurs, des cogneurs, des assassins, tous les monstres que les guerres produisent depuis des millénaires…

Mais je ne suis pas féministe. Ce sont les femmes qui défilent avec des pancartes guerrières et se maquillent avec du sang qui sont les sœurs des Palestiniennes et des Israéliennes.

Moi, je suis juste une extraterrestre.

Patricia Farazzi

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