CHANTS D’UTOPIE - deuxième cycle

Brice Bonfanti

paru dans lundimatin#154, le 3 septembre 2018

Nous avions beaucoup apprécié Chants d’utopie, paru aux éditions Sens&Tonka en Avril 2017. Alors que le deuxième cycle paraîtra autour de février 2019, Brice Bonfanti nous a confié ce chapitre du Chant VII d’Argentine, qui « prend pour point de départ l’an 2001 miraculeux (et prolongé utopiquement dans le Chant par une psychédélisation de toutes les eaux de la terre) ». [1]

brice bonfanti

CHANTS
D
’UTOPIE

deuxième cycle

CHANT VII

ROBERTO JUARROZ & LAURA CERRATO
mille voies insensées où se crée le sens neuf
ARGENTINE


II

Roberto alluma sa télécécité, téléfission, repérée, récupérée dans une autre poubelle, récurée, réparée dans la sienne, et branchée sur un proche lampadaire bénévole.

Dans la boîte à ordures d’images qui bougent,

il perçut Fernando, dirigeant le gouvernement – le lourd boniment – qui annonçait l’état de siège supposé protéger vingt millions d’Argentins de vingt autres millions affamés qui pillaient en famille entre amis entre amants : les surfaces de stocks au destin de gâchis.

Ça, c’est fort de maté !

Et voici le petiot qui avec sa béquille déchire l’écran qui lui faisait écran.

Et où elle est ma casserole ?!

Et voici le petiot qui descend dans la rue, qui ascend sur la scène, la scène populaire,

muni de sa petite casserole sur laquelle il tambourine à tout va grâce à sa béquille de bois,

et il chemine, à cloche-pied, avec sa jambe solitaire.

Il se dit : Et tant pis ! si je suis pris pour fou.

Mais il n’est pas seul fou.

Car des dizaines, puis des centaines, puis des milliers, puis des millions se munissent :

de casseroles, poêles à frire, marmites, pochons, canettes, couvercles, cuillères, poêlons, fourchettes,

qui en pantoufles, qui en jupe ou en robe, qui en sandales, qui en costume ou en culotte, et qui en bottes, en chemise de nuit…

– les uns aux balcons et fenêtres, et les autres marchant sur les routes, les boulevards, les avenues, et les rues, les ruelles, les venelles, les passes, jamais les impasses.

Au bout des voies, toutes les voies, d’abord désertes,

s’élève une vague en bourrasque de voix, de couleurs, de musiques, de rythmes :

ce sont les vivants qui charrient le courroux de ce jour et la joie du futur !

Et vite vite le théâtre de la rue

s’emplit d’une marée, déclinée en torrents, et armée d’ustensiles de cuisine.

Factieuse aujourd’hui pour demain l’harmonie,

la foule se cohère en unique colère.

Les pensées et les chants et les cris de la fête, espérant en secret l’euphonie, fusent de toutes les têtes.

Un cri, un cri chanté, un cri chanté scande, un cri chanté scande à l’adresse du gouvernement – le fou clerc qui ment : « Qu’ils s’en aillent, qu’ils s’en aillent tous ! Et qu’aucun, aucun, et qu’aucun ne reste ! »

La puissance de ces mots, dits, bénis, prédit leur accomplissement – ici.

L’individuel et l’universel

se relient en chacun dans une même voix.

Tous les visages, tous, même ceux jamais vus, deviennent familiers,

se reconnaissent comme un peuple, unifié aux autres peuples, unifié dans un seul peuple – et animal et végétal et minéral.

Le petiot Roberto sent la foule qu’il nourrit se diriger vers la Place de Mai.

Avec ses semblables dissemblables, il crie, il crie et chante, il crie et chante et scande, il crie et chante et scande à l’adresse du gouvernement – le mou ver dément : « Qu’ils s’en aillent, qu’ils s’en aillent tous ! Nous arrivons, nous, nous arrivons ! »

La puissance de ces mots, dits, bénis, prédit leur accomplissement – maintenant.

Sur la Place de Mai, la foule en houle apprend que Domingo, rouage robot de la machine inorganique du gouvernement – le flou excrément – démissionne…

Ce qui, au lieu d’apaiser la manifestation de la colère, l’attise et la mêle à la joie.

Les percussions rageuses, pour le moment, tempèrent le pire salutaire à venir,

le pire pour les assis,

le mieux pour les debouts aspirant au redoux, puis à l’ère inconnue chaleureuse.

Les maisons s’ouvrent, toutes.

Jesus, qui frappe comme tous sur une casserole,

est très frappé de rencontrer une maison aux portes closes, balcon clos, fenêtres closes.

Il pénètre aussitôt la maison close et Maria Magdalena

court pour l’accueillir, pour danser un tango – mais lui l’arrête :

« Noli me tangere  ! Moi, je ne veux pas te mener ; toi, tu ne veux pas être menée. »

Et ils sortent, tous ensemble ; tous ensemble, Jesus et les filles – Mabel, Norma, Gladys, Celia, Celeste, Alicia, Maria Magdalena – arrachent des panneaux prohibiteurs, et les traînent dans une rumeur (de raclage) : le goudron qui étouffe la terre en est gâté, l’herbe libre qui vibre sous les pas, épargnée.

Bien sûr bientôt, le gouvernement – le joug fier clinquant – envoya sa flicaille gazer les millions d’humains fous du futur, foule immense, houle massive, masse multiple de rêve, de volonté, où chaque être divers, particulière idée, témoigne, idiophane, de sa présence.

Pour ouvrir mille voies insensées où se crée le sens neuf, piqueteras et piqueteros ferment les voies déjà tracées pour l’armée, y enflamment l’ordure et la merde et la vidure, y répandent par flots l’essence à l’ail, y incendient des pneus dont le feu révèle la fétidité, la non pneumaticité, édifient des barricades – intégrales dans les rues, partielles dans les avenues.

Les boîtes bolides, atrophiant les humains, sont bloquées,

libérant, finalement, les parfums de l’herbage asphyxié d’habitude ;

et le monde s’avance, en marchant, sans prothèse.

D’occultes cagoulés ont préparé la guerre, la défense,

avec dans le dos la sacoche, la sacoche où patientent les lourdes bouteilles de verre, les bouteilles de verre à briser sur les murs de robots pestifères, les robots pestifères dressés pour violer atterrer : la vie effervescente.

En voyant déferler le bétail flicaillé affilié à la caduque dictature transfusée dans le gouvernement – l’égout merdeux blanc –,

en voyant le bétail flicaillé déferler tapotant de massues les crânes guillerets, déferler les fusils tiraillant dans le tas et à vue, déferler pratiquant la bourrue injustice expéditive…

ceux perchés aux balcons et fenêtres

tracassent par vols de caillasses les flicasses qui harassent la masse percussionniste ;

et les amis de Pierre Quiroule ! déboulent de venelles, munis de bombes d’artisans et de gaz hilarant : ils visent les jambes de chaque flicaille, qui aboie dans l’explosion qui la rend tronc, qui décède en riant.

Bien sûr bientôt, les renforts flicaillés affluèrent : à pied, à cheval, à moto, en voiture, en tank, en avion, et en hélicoptère.

Sur un mur, Ernesto graffe grave : Nous n’avons rien à perdre : Nous sommes déjà morts.

Agiles, mobiles, des essaims émeutiers se déplacent comme en vol de volatiles volatils : ils vont, et viennent, projettent mille projectiles, se dissolvent face à chaque charge armée ; s’en vont, reviennent, projettent mille projectiles, se reforment plus loin, itérativement, pour narguer, agacer, harceler : la flicaille.

De tous les côtés, cinquante mille coursiers motorisés, de tous les côtés, bondissent de tous les côtés, tournoient, on dirait un tournoi de bourdons qui vrombissent.

Chacun des motoqueros monte un motocycle tels deux mobiles cycles mus d’eux-mêmes.

Parmi eux, Gaston, qui passait pour livrer des pizzas,

voit Mariela – une grand-mère, une des grandes mères de la Place de Mai,

voit Mariela – avec les siennes qui enseignent la grammaire des douleurs,

voit Mariela – des douleurs des fils tués, balancés en vol d’avions à la manière policée et militaire des Français

voit Mariela fouettée par une flicaille à cheval.

La colère l’exaspère : il reste. Et tous les motoqueros restent, en mouvement, tourbillonnant.

Et la flicaille abat Gaston, puis tressaille, puis s’éloigne :

car déboulent les motos qui virevoltent qui voltigent qui embarquent des tireurs à leur arrière qui armés de lourdes frondes lancent foule de boulons qui pleuvent fort sur la flicaille, les robots morts téléguidés par le gouvernement – le souk malfaisant.

Des troupes de guerriers spirituels garnissent leurs lance-pierres de rhodochrosites,

et en tirent des rafales sur la flicaille domestique qui se calme très vite :

Le miracle de la lithothérapie terroriste opère en cette nuit de guerre :

à coups de pierres, la flicaille s’allonge, se repose,

enfin apaisée, délivrée de ce qui l’oppressait par ceux qu’elle oppressait.

Sur un mur, Ernesto graffe grave : Nous avons tout à vaincre : Nous sommes survivants.

Après la nuit et le jour, Fernando, dirigeant le gouvernement – la moue de néant –, démissionne et s’enfuit.

Puis, en dix jours, trois pièces de rechange se succèdent, tombent l’une après l’autre, jusqu’à la quarte. Et le gouvernement – le sourd sciemment – demeuré, tourna à vide en boucle avide autiste à vie.

Mais le peuple forcé à souvivre avait appris à survivre, vivre

sans et malgré le gouvernement – le gourd nerf béant : ainsi organisé, il était organique.

Un nouvel ordre mouvant

en germe inné, germinatif, paraît prêt à jaillir du terreau populaire, unidivers.

Le pouvoir n’est pas pris, mais construit, petit à petit, sans et malgré :

le trou véhément, le lourd boniment, le fou clerc qui ment, le mou ver dément, le flou excrément, le joug fier clinquant, l’égout merdeux blanc, le souk malfaisant, la moue de néant, le sourd sciemment, le gourd nerf béant – le mouroir saignant.

Le rêve général

surplane au-dessus des sourires sans tutelle.

Le rêve général

génère une vive et nouvelle atmosphère,

nouvelle nue spirituelle,

nouvel air par lequel peut revivre la terre.

Mille quartiers deviennent mille Communes fédérées, dotées d’ateliers productifs. Des centaines de fabriques, lâchées par leurs chefs, reprises par ceux qui vraiment y œuvraient, deviennent coopératives aux tâches rotatives. Des restaurants communautaires se créent au grand jour. Des marchés où l’on troque rassemblent des semblables dissemblables par millions.

Et dans ces lieux,

chacun a pour soi : et son corps et son âme : son corps âme incluse ;

l’esprit est à tous et aucun ;

et le reste, biens immeubles et meubles, est commun.

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