C’est peut-être la nuit la plus longue

[Nouvelle]
Walter Azril

paru dans lundimatin#265, le 30 novembre 2020

Je vais prendre l’air, je me pose sur le muret encore tiède au-dessus du parking souterrain près de la Saône. Le ciel noir est vide, pas de place pour les étoiles en tyrannie. Je tente d’évacuer la chaleur de mon corps. Je pense à ce qui va se passer. Je pense à celles et ceux qui m’entourent. Partout nous avons tapissé la ville des affiches du GOST : Groupe d’Occupation des SouTerrains « Sortez masqué.e.s ! ». Nos petits fantômes s’affairent depuis 2 jours maintenant pour préparer ce festival clandestin d’outre-tombe.

Ce soir, c’est le grand soir. Le soir sombre, nuital, nocturne et ombrageux. La Lune s’éclipse derrière les nuages de pollutions invisibles. Un soir fantomatique qui vient brutalement casser le jour. Un soir qui vient sécher nos corps égouttés par la chaleur de la ville, un soir passoire. Alors bien sûr, il n’est pas encore assez frais pour nous délester de la laine permanente que l’on croirait porter. Toutefois, il a le mérite de stopper l’inflammation des corps.

Ces corps qui bientôt vont revêtir les habits de nuits, de la grande et longue nuit. Bientôt, partout, les fantômes sortiront à l’écoute des tintamarres qui s’élèveront de l’intérieur du parking. Le son azimut s’évadera le long des murs encore chauds des immeubles de la ville. Bientôt nous proclamerons la première nuit sans peur, la première nuit sans loup et sans monstre sous les lits. Une nuit sans ténèbres pour que le jour se lève moins funeste qu’hier. Nous recréerons la cour des Miracles tout en abolissant le roi et sa cour. Sortez masqués mes chats noirs, mes fantômes… ! Vive les fous, les folles et les profanateurs de tombe ! Une nuit pour les invalides, les mutants, les erreurs que nous sommes toutes et tous. Une nuit faite pour les malades et indigents de toute sorte. Une nuit sans compétition, sans sélection sinon celle des gènes les plus mauvais, les plus différents, anormaux, seule condition réelle de la vie qui dure. La bouffonnerie générale.

Je suis interrompu dans mon songe éveillé…Une silhouette sombrageuse s’approche de moi :

— Adèla ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?
— C’est tout ?
— C’est juste que ça fait si longtemps…
— Oui…
— Des années, des mois, des jours, je ne sais plus...
— Je comprends…
— J’accepte mais c’est tellement dur.
— Je sais…

Je souffle un coup. Je me rappelle que je ne sais pas pourquoi je l’aime. Je crois que c’est ça l’amour, quand on est incapable de dire pourquoi on aime. Pourtant quand elle est devant moi c’est une évidence. Avec elle, c’est mon cœur qui fait la révolution.

Nos bras s’ouvrent d’un même élan. L’embrassade qui sauve des vies. Celle qui fait battre les corps. Je ne suis rien d’autre que cette chose éprise de sentiments à cet instant, une totalité aimante. Je n’ai aucun autre désir qu’être dans ses bras et que ça dure. Je ne veux éprouver ni ses lèvres ni son corps. Je veux qu’elle continue à vivre en dehors de moi. Nous ne nous appartenons pas. Nous avons aboli ensemble la propriété privée des coeurs. Nous avons accompli tant de métamorphoses ensemble. Je ne sais pas quelle forme il prendra mais le Nous existe encore. Bien sûr, j’aime d’autres personnes. L’amitié et le désir ne peuvent-il pas s’éprouver en dehors de toute autre forme d’amour ? L’obscurité rentre partout, s’insère dans nos failles, entre nos ombres pas totalement réunies. Nos têtes se relèvent l’une après l’autre comme pour mieux nous contempler. Avec les masques, il n’y a que les yeux à regarder. Peau blanche, masque noir, allons nous retrouver le goût des regards ? Que révèle la noirceur de mon iris ? Que vois-je au fond du tien ? Comment ai-je accepté de te savoir si loin…Accepter que tu sois encore en vie. Il est dur de savoir les autres vivants lorsqu’ils nous manquent. Accepter que les gens vivent en dehors de nous. Mais pourquoi mourir quand la souffrance est belle. Heureusement, tu es là, comme prévu. Et comme prévu, tous ces mots je les garde pour moi. J’ai l’éternité pour te les dire. Il faut d’abord comprendre ses semblables. Je sors de la torpeur et de tes bras. L’air est tiède. Le temps semble figé, je crois que j’ai arrêté de te respirer, la ville aussi. Je reprends mon souffle, La ville est arrêtée. Où es-tu passée ? Fantôme…Minuit sonne sur la Saône.

***

Les stands de maquillage sont ouverts au premier sous-sol du parking. Ils sont autant de lieux de fluidification des identités. Ce n’est pas du camouflage. Ca n’est pas du déguisement. C’est la libre expression de ce dont nous sommes faits, notre essence. La musique, les substances diverses, les discussions, tout ce qui nous constitue. La transcendance, ce puissant ressenti, nous permet de retrouver notre désir le plus profond, de nous détacher du jugement d’autrui.

Le crissement des clopes qui brûlent, le bouchon des bouteilles qui saute, tout ce qui s‘écoule dans les verres, ces mêmes verres qui tapent sur la table d’un bruit sourd. Le claquement des talons qui s’écrasent sur le sol. Le bruit des masques qui glissent dans un frottement léger sur les visages. Le son de l’élastique du masque qu’on enlève pour mieux boire, voir et danser. Le plissement du cuir et des tissus des vêtements. Le bruit des rires, le son des gorgées avalées, le bruit des bouches. Le son craquant du tube de rouge à lèvres qui s’ouvre. Le bruit des pas, des chaussures, du briquet qui sort de la poche et qu’on allume. Le souffle de la fumée qui s’évade des poumons. Le bruit de la glace contre le verre. Le cri des malades, des gens qui toussent, qui reniflent et vomissent. Le son de l’eau qui coule en bordure du bâtiment. La vibration électrique et sonore des néons au plafond du parking. C’est la symphonie magistrale, le désordre structuré, la belle et tendre harmonie du chaos.

Le long des barricades dressées sur les ponts au cours de la rivière, le torrent noir en contrebas s’agite dans un léger soubresaut. Il laisserait presque croire qu’il est inoffensif. Si je tombe, il m’emmène avec lui comme dans les sombres eaux du Styx.

Bientôt nous proclamerons l’extinction des feux dans la ville, nous briserons la lumière des lampadaires pour en faire renaître une nouvelle, une lumière noire, une lumière épaisse et envoûtante. Pourquoi trouver du sens, il nous envahit. On nous indique, on nous montre, on nous éclaire les sorties, les routes et les bâtiments. La lumière comme outils de contrôle des corps. On éclaire pour voir, pour montrer, pour que les autres voient. Lyon, la ville des frères et de la fête des Lumières : à bas les idoles et les « merci Marie ». Voilà à quelle sauce nous sommes mangés ici. « Regardez là ce qu’il fait aux yeux de tous ! », la lumière encourage les délateurs dans la nuit. Alors oui, on voit déjà les détracteurs des ruelles obscures se lever et crier au scandale. Ceux qui trouvent en ces endroits tous les vices et maux de la société : les violeurs, les travailleuses du sexe, les autres, les coupe-gorges. Ils oublient que c’est aussi et surtout à la lumière que se trouve le vice, chez eux, dans leur maison, dans leurs corps, dans leur tête, dans leur lit, dans les couteaux de cuisine, dans leur poing, dans leurs paroles, dans la lumière des téléviseurs. Près de la lampe de chevet s’étale le corps de la femme morte. En-dessous du lustre se fait taper le gosse. Le lampadaire éclaire l’agonie d’un homme frappé et maintenu au sol par la milice l’ordre.

Mes sens et mes muscles sont pétrifiés. Je suis saisi d’effrois. Les frissons parcourent mon corps. Le silence se prolonge dans un vacarme assourdissant. Il faut que je me ressaisisse.

Les premières clameurs se font entendre. D’où viennent-elles ?

Tout vient toujours du bas. Des tréfonds des anciennes factures vient la nuit qui libère. Il faut que ça déborde, que la ville flambe. Accepter que tout nous échappe. Tout nous échappe. Il est temps de perdre la face, de ravaler sa fierté, son égo, son orgueil. Accepter de ne rien contrôler, de n’avoir aucun impact, aucune influence, de n’être Ni Dieu, ni César, ni tribun. Et pourtant, faire comme chacune et comme chacun, participer à sa petite tâche révolutionnaire, participer au tout libérateur, influencer quand même, parce qu’on existe.

Une copine que je ne connais pas vient de pirater le drone des flics en traquant les ondes de la sécurité civile. C’est dingue, c’est la folie. On a réussi à connecter la caméra à nos smartphones. On les change toutes les 5 minutes, plus personne n’a de batterie quasiment. Les dernières batteries portatives rendent leur dernier brin d’énergie. Un petit groupe s’est rassemblé autour de nous. D’autres aux alentours gueulent :

— C’est la Révolution ! La grande, la belle !

M’asseyant à nouveau sur le muret, je vois occire la ville d’avant à travers l’écran. Les fumées noires s’élèvent de toute part. Les goudrons brûlent, les églises s’embrasent, le palais de justice est un brasier : L’absence d’oxygène noircit le sang des combattants. Le drapeau noir des canuts insurgés renaît des cendres et traîne à nouveau dans la poussière et les décombres. Noir sur noir, tout est beaucoup plus gris que ce que l’on croit. Du même coup, tout est beaucoup plus lumineux aussi, tout est beaucoup plus visible. Il n’y a pas vraiment de marées sur les rivières. Ca descend de tous les quartiers de la ville. Déjà les espaces verts sont accaparés. Bientôt, nous pourrons y planter. Ca se bat moins que ça ne danse. La musique est partout. Le vacarme, l’écho sur les bords de Saône, une rivière bien plus étroite que son frère le Rhône de l’autre côté des ponts. Une rivière plus accueillante et chaleureuse, à taille humaine, à taille communale. Des ponts accessibles, des ponts pour la lutte, des ponts à barricades, impossible à faire sur le Rhône : une rivière pour l’autonomie. Le 1er, le 4e et le 5e arrondissement paraissent faire sécession. Du 2e un panache noir orangé montre la position de l’église St-Nizier. Bakounine serait revenu sur le toit de l’hôtel de ville. L’avenue de la Rep’ est en liesse, les gens sont descendus de la Duchère, du Mas du taureau, des Minguettes, les vitrines volent en éclat. Chaque bris de glace est une cymbale de plus qui enrichit la musique et retentit dans les coeurs. Devant l’opéra les spécialistes du hip-hop se sont rassemblés comme à leur habitude. Les courses poursuite ont déjà lieu dans les escaliers de la ville entre les flics, les fachos et nous. Lyon, la ville imprenable si elle déborde. Lyon, c’est l’eau des deux rivières qui bout et qui sort de la casserole, c’est la ville aux deux collines, ces sœurs ennemies. Les fantômes de partout surgissent. Ils savonnent et ils huilent les montées, celle de la Grande-Côte, St Sébastien aussi. On récupère les pavés noirs, on file dans les traboules sombres. La place Colbert est une place forte. La chute des pierres fracasse la flicaille au-dessus d’Herbouville. Les pavés viennent séparer les os des corps, segmentent les crânes, séparent les rotules. Le pavé est le chirurgien de la lutte. Le pavé opère, il use du bistouri, il tue, il endort, il transforme les corps, il en supprime aussi, ceux qui nuisent, les miasmes, les cancers, les tumeurs. Les milices de l’ordre glisseront dans les pentes. Un feu solidaire est allumé sur l’esplanade de la Grande-Côte qui domine la ville. Croix-Rousse paraît libre ce soir. J’aimerais danser mais je ne sais pas, alors je m’agite bruyamment et maladroitement. Dans toutes les rues, les rebords, les dalles et les marbres de la métropole accueillent les corps chutant dans un superbe fracas. Les flaques de sang s’écoulent lentement dans les égouts.

Des camarades ont les contacts des travailleuses et travailleurs, la raffinerie débraye. Les cheminots de Perrache pareil. Les cheminées s’éteignent au loin. On répond de partout à l’appel des lendemains nouveaux. Joie et tristesse, violence et pacifisme, désir et ascèse, noir et blanc, contrôle et liberté, pourquoi mentir ? Non tout n’est pas joyeux dans l’après. Mais il faut bien creuser la tombe de l’ancien monde pour conquérir la nôtre et mourir libre. La ville est comme un théâtre immense dont les collines formeraient les travées. Les téléphones sont aux fenêtres et remplacent les spectateurs. Les réseaux sociaux sont inondés d’images. Je n’ai jamais si bien joué la comédie devant mon public. Quel immense et superbe théâtre. Les chanteurs entrent en scène, partout dans la ville on entend :

C’est le drapeau noir qui descend des collines
C’est le drapeau noir qui descend dans la ville

Au feu, au feu, faisons brûler la ville
Déclarons tous, la commune libre !

Brûlez, brûlez, bourgeois, flics et fachos
Ce soir c’est la nuit de trop !
Entendez entendez, le bruit de l’échafaud
Vive le monde nouveau !

Le décor change soudainement. Les pluies de grosses gouttes tombent. Les cataclysmes s’avancent, orage et nuages. Ils viennent laver la ville et nos corps. Le noir s’efface des murs. La cendre coule dans les caniveaux. Toutes fioritures deviennent obsolètes, le maquillage tombe mais pas les masques.

Lyon est à nouveau Lug et Dunum, lumière et forteresse.

Walter Azril

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