[C&F] Quand les policiers dégainent dans les manifestations.

Le fait qu’un agent de police ait braqué son arme sur des manifestants le mois dernier à Rennes n’est pas tout à fait une nouveauté.

Cauchemardos - paru dans lundimatin#107, le 5 juin 2017

Pourtant, comme disait un vieux sage : « Si j’avais sorti mon arme, je serais passé du statut de héros à zéro ».

Le 27 avril dernier, lors d’un défilé à Rennes en réaction aux résultats du premier tour de l’élection présidentielle, un policier a sorti son arme et braqué les manifestants. Le lendemain, la préfecture justifiait le comportement du fonctionnaire invoquant la « légitime défense ». Légitime défense contre quoi ? Contre une agression manifestante, pardi ! Après un mois d’enquête, les collègues du policier semblent avoir trouvé contre qui (et quoi) celui-ci se défendait : le 29 mai au petit matin, 7 personnes ont été arrêtées, placées en garde-à-vue notamment pour « violence avec arme », et 5 envoyées en détention en attente de leur procès.

On ne connaît pour l’instant que les premiers détails de l’affaire, et ils provoquent déjà de nombreuses interrogations. On peut d’ores et déjà être interpellé par :

  • la nature des « violences » qu’auraient subi le policier et la collègue qui l’accompagnait. L’un et l’autre ont bénéficié de 1 et 2 jours d’ITT. A titre de comparaison l’IGPN recense désormais les blessés lors des opérations de police, lorsque celles-ci engendrent des incapacités totale de travail (ITT) de plus de… 20 jours.
  • la rapidité de la garde-à-vue. Entre les moyens déployés pour arrêter les suspects (opération simultanée, portes défoncées au bélier par des policiers cagoulés, perquisitions), le nombre de personne arrêtées, et la difficulté posée par ce type d’enquête (on parle ici d’attribuer des actes précis de violence à des personnes présentes dans une foule majoritairement masquée, à l’aide notamment d’images vidéo), tout laissait penser que la garde-à-vue prendrait du temps, voire même déboucherait sur l’ouverture d’une information judiciaire. Au bout de 12h, les gardés à vue savaient qu’ils allaient passer en … comparution immédiate. Comme si leur sort était bouclé avant même leur arrestation.

Ces arrestations semblent avoir été menées pour justifier le comportement du policier lors de la manifestation du 27 avril. Or, pour justifier qu’un motard braque des manifestants, il faut transformer un cortège contre le FN en un « groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations », au sein duquel au moins 6 personnes auraient entrepris de lyncher cet agent de police.

Il est en effet impossible d’assumer actuellement pour le ministère de l’Intérieur, (ou de la préfecture) qu’un policier puisse utiliser son arme dans un contexte de manifestation. Le maintien de l’ordre en France se fait depuis longtemps sans tirer sur la foule. Vous pensez bien : la France est le pays des droits de l’homme dans lequel il est possible de s’exprimer et de protester librement - à l’inverse des régimes autoritaires. La France sait si bien réprimer sans tuer qu’elle forme d’ailleurs les polices étrangères au maintien de l’ordre démocratique : les armes spécifiques (gazs lacrymogènes) ou dites à létalité réduite (flashball, lbd40, tazer, grenades de désencerclement). Si au printemps dernier les CRS mutilaient aux « armes intermédiaires », c’était justement, pour ne pas avoir à sortir les « balles réelles » - ce qui aurait fait tout de même mauvais genre.

MANIFESTATIONS ET ARMES à FEU

Ces deux dernières années, on a pourtant vu apparaître de plus en plus régulièrement des armes à feu aux abords des manifestations.

Il convient en premier lieu de se souvenir de ce qu’il s’est passé lors de la manifestation du 26 mai (contre la Loi Travail) à Paris. Ce jour-là, un policier en civil qui infiltrait le cortège avait été repéré et désigné par des manifestants. Contraint de quitter la manifestation il n’avait pas pu s’empêcher de provoquer la foule, d’abord avec sa matraque télescopique, puis avec son arme de poing.

La préfecture avait couvert son comportement :

Contactée par Libération, la préfecture de police de Paris a rapidement confirmé que le fonctionnaire était bien rattaché à ses services. Quant à sa mission précise, elle ne veut pas en dire plus : « Il n’est pas possible de vous la révéler », se contente-t-on de dire à la préfecture. Tout juste nous est-il permis de savoir « que ce policier intervenait dans le cadre du cortège, en protection de certaines personnes ». Interrogée ensuite sur la posture vindicative du policier, la préfecture rétorque, « qu’au contraire, il s’agit d’une attitude purement défensive, destinée à s’extraire d’un contexte où l’intégrité physique était sans nul doute menacée ». Et d’ajouter : « A ce moment précis, les assaillants disposaient de barres de fer, de bâtons et de mortiers. »

Depuis que la France est sous état d’urgence, les policiers, plus que jamais, doivent être être prêts à dégainer. Ils peuvent d’ailleurs désormais porter leur arme hors-service. Surtout, la présence d’armes à feu dans l’espace public se banalise (rondes Sentinelles, nageurs-sauveteurs armés, polices municipales). Et il devient de moins en moins rare que des policiers « omettent » de ranger leurs « armes de guerre » (qu’on leur demande normalement d’exhiber) dans un contexte de manifestation.

Le 1er mai 2017 à Paris, alors que le cortège libertaire arrivait sur la place de la République, chaque angle de rue était occupé par une ligne de CRS composée au 3e rang d’hommes armés des nouveaux fusils automatiques HK G36. A Strasbourg, pendant le mouvement contre la loi travail, ce sont des militaires de l’opération Sentinelle qui étaient intervenus en appui de la police. De même à Montpellier pour encadrer une manifestation sauvage. A Paris encore lors d’une nocturne contre la répression du mouvement social, le cortège s’était retrouvé nez à nez avec une patrouille de police munie là encore d’un fusil d’assaut. A Lyon une manifestation sauvage le soir du 1er tour de l’élection présidentielle a croisé le chemin d’une voiture de policiers de la BAC dont l’un d’entre eux provoquait les manifestants, son arme de poing à la main.

EMEUTES ET TIRS POLICIERS

Dans un cadre un peu différent il faut se souvenir de ce qu’il s’est passé à Aulnay en février dernier. Alors que les exactions policières à l’encontre de Théo étaient rendues publiques, des heurts avaient éclaté plusieurs nuits d’affilée dans cette ville de Seine-Saint-Denis. Le 3e soir, des policiers de la BAC avaient tiré en l’air avec leurs armes de poing. Quelques mois plus tôt les gendarmes avaient pris prétexte de tirs de fusil de chasse à leur encontre pour porter leurs fusils HKG36 alors qu’ils « ramenaient l’ordre » à Beaumont-sur-Oise après la mort d’Adama Traoré. Mais à Aulnay, il n’y avait pas eu de tirs de plombs :

Les faits se sont déroulés vers 23h40, lundi soir. « Plusieurs véhicules de la BAC [Brigade anti-criminalité] se sont retrouvés coincés en plein milieu de la cité », raconte à L’Express Loïc Lecouplier, membre du syndicat Alliance.

« 150 à 200 individus entouraient les policiers. Ils étaient devant, derrière et sur les toits. Ils avançaient vers eux pour en découdre », assure-t-il. « Ils avaient des barres de fer, ils leur lançaient des boules de pétanque et des substances incendiaires. » Selon lui, des cocktails molotov ont été jetés depuis les toits.

Les agents de la BAC se sont retrouvés à court de munitions pour les armes intermédiaires -grenades de désencerclement, flash-ball. « Ils ont alors tiré entre sept et neuf coups de feu en l’air pour pouvoir s’exfiltrer de la masse violente en face d’eux », indique Yves Lefebvre, secrétaire général du syndicat Unité SGP Police, contacté par L’Express.

Au lendemain de cet incident, un syndicaliste policier affirmait que c’était la première fois, à sa connaissance, que des policiers étaient amené à tirer à balle réelle dans le cadre de violences urbaines. Ce n’est pas tout à fait vrai. Mais le précédent n’est pas très glorieux.

Le 8 mai 2007, contre toutes les règles d’engagement des forces de l’ordre en banlieue, les policiers ont utilisé leur 357 Magnum contre des émeutiers à la Grande Borne, un quartier de Grigny (Essonne). Au moins 7 coups de feu, peut-être 9, ont été tirés en direction de jeunes qui lançaient des pierres et des cocktails Molotov. Un incident que les autorités judiciaires locales ont cherché à minimiser en limitant les investigations.

Vers 22 h 20, ce soir-là, 30 à 40 jeunes attaquent avec des pierres et des cocktails Molotov des policiers venus surveiller le tournage d’un clip vidéo. L’affrontement est qualifié de « particulièrement dur » par les forces de l’ordre, rapidement débordées.
[...]
Le brigadier-chef P., fait alors feu avec son arme de service pour protéger son collègue. A trois reprises, assure-t-il. Le jeune homme, âgé de 17 ans, est touché au bras mais il parvient à s’enfuir. Interpellé à l’hôpital peu après, il reconnaît, après seize heures de garde à vue, avoir lancé un cocktail Molotov éteint sur les policiers alors qu’il se trouvait à une cinquantaine de mètres. La justice décide de l’écrouer et ouvre une information judiciaire pour tentative de meurtre.

Voilà pour la version officielle. Car l’enquête conduite par l’IGPN, pour vérifier les conditions d’usage de l’arme, va mettre à jour un scénario très différent. D’abord parce que les enquêteurs ne découvrent pas 3 impacts mais 8, auxquels s’ajoute la balle reçue par le jeune homme. Prudemment, puisqu’une partie des impacts ont pu être causés par des éclats, l’IGPN estime qu’il y a eu « entre 7 et 9 tirs effectués ».

Le mensonge du policier révélé, le jeune homme est remis en liberté, le 22 février 2008, « avec les excuses de la justice »

Près de huit ans après les faits, un policier de l’Essonne a été condamné, vendredi 16 janvier 2015, à trois mois de prison avec sursis pour avoir fait croire qu’il n’avait tiré avec son arme qu’à trois reprises, au lieu de six, lors de violences urbaines dans le quartier de la Grande Borne, à Grigny, en 2007. La cour d’appel de Paris l’a déclaré coupable du délit de « modification de l’état d’un crime ou d’un délit »

LEGITIME DEFENSE

A chaque fois que les policiers sortent leurs armes dans un contexte de maintien de l’ordre la « légitime défense » est donc brandie. Pour rappel, si les forces de l’ordre ont le droit de faire usage de leur arme dans un nombre restreint de cas (notamment lorsqu’ils sont attaqués) leur réponse doit se faire de manière « proportionnée ». Est-ce que cette dernière année (durant laquelle les affrontements entre manifestants et policiers ont été nombreux), des policiers se sont retrouvés en manifestation dans un état de légitime défense qui aurait nécessité de leur part de tirer ? On est tenté de répondre « non », étant donnée la disproportion qui a été constatée ces derniers temps (et qui est ciblée dans un récent rapport d’Amnesty International) entre le dispositif de maintien de l’ordre (son nombre, son armement, son comportement) et les manifestations encadrées.

Pourtant, si, déjà par deux fois, des policiers ont sorti leurs armes dans des cortèges, à Rennes et à Paris, c’est bien qu’a été instillée l’idée que leur vie pourrait être mise en danger dans un tel contexte. En effet le pouvoir politique n’a cessée, depuis au moins un an (via des déclarations de Valls, Cazeneuve et Fekl), de déclarer que dans les manifestations se trouvent des personnes qui veulent « se payer un flic », « tuer du flic ». Et la justice a joué le jeu en ouvrant par deux fois des enquêtes pour « tentative d’homicide » à l’encontre de manifestants. Inculpations qui ont chaque fois fini par être requalifiées en « violence volontaire ». Mais qui appuient l’idée que la foule manifestante cache des tueurs sanguinaires (paranoïa à mettre en parallèle avec celle qui concerne les terroristes, cachés au sein du corps social).

Quand les règles concernant la légitime défense des policiers ont été récemment changées, il a fallu former les troupes. Expliquer dans quels cas elles avaient désormais le droit de tirer. Ainsi quatorze scénarios ont été imaginés, retranscrits en vidéo, pour pouvoir être visionnés par les agents. Par exemple : un policier hors-service se trouve nez-à-nez avec un homme armé d’un couteau, dans un couloir. Il doit rapidement analyser la situation : l’homme s’apprête-t-il à l’attaquer ? son couteau est-il une arme mortelle ? Si oui+oui -> tirer. A l’inverse, un homme qui s’échappe menotté, ne peut pas être abattu d’une balle dans le dos. Parmi ces scénarios, on trouve un contexte émeutier : une patrouille de police est attaquée au cocktail molotov. Ici les questions sont : est-il possible de s’enfuir (« non ») ? le cocktail molotov est-il une arme mortelle (« oui », « à faible distance ») ?

Cette vidéo n’est pas anodine, et imprime l’idée qu’en situation d’émeute urbaine (et par extension lors d’une manifestation qui dérape), le policier peut se retrouver en danger de mort. Il accrédite de plus l’idée que les émeutiers sont porteurs d’armes mortelles, en l’espèce des cocktails molotovs. Il est certainement inutile de rappeler que la mise en équivalence de balles de 9mm et d’un cocktail molotov est déplacée. D’ailleurs le scénario rappelle discrétement que dans l’usage d’un engin incendiaire c’est le contexte (ici la possibilité de fuir d’un espace clos) qui permet ou non de le considérer (selon la justice en tout cas) comme potentiellement homicide.

Ces scénarios permettent en tout cas de cerner ce qu’est une situation de légitime défense justifiant, aux yeux de l’administration, qu’un policier fasse usage d’une arme de poing. Revenons le 27 avril. Si le policier rennais a l’habitude d’écouter les discours de Valls et a suivi les vidéos de formation concernant l’usage des armes, il doit se dire, en voyant passer cette manifestation, qu’elle est peut-être remplie d’assassins potentiels.

Il sait qu’il est en droit de menacer, et même de tirer, avec son pistole,t s’il est acculé par des manifestants porteurs d’armes mortelles.

Il est à moto.
Les assaillants, quant à eux, sont munis d’un.. pommeau de douche.

CONCLUSION

Assez rapidement, le 27 avril une vidéo circule sur internet.

C’est peu dire qu’elle ne place pas notre policier sur les chemins de la gloire. C’est même carrément la honte. Sortir son arme face à la menace d’une douchette. Sig Sauer contre Hansgrohe…

Toujours est-il que l’agent s’est empressé de porter plainte. En cherchant bien on trouve le moyen de lui offrir 1 jour d’ITT (de quelle blessure se remet-on en 24h ? choc psychologique ? malaise vagal au rayon salle de bain ?). Ses collègues épluchent les dossiers de surveillance de la mouvance militante rennaise, bien contents de pouvoir s’acharner sur quelques personnes. Etant donnée la gravité de l’affaire (on parle de gens qui ont poussé un policier à sortir son arme), il faut tout défoncer au petit matin. L’affaire est tellement entendue, que tout le monde est envoyé, en 24h, en prison. Et voilà. On respire mieux.

Sauf que. En voulant corriger l’évidente disproportion entre l’acte policier et celui qu’il affronte (un policier et son flingue d’un côté, des manifestants et un pommeau de douche de l’autre), on a tenté une audacieuse transmutation (les manifestants en lyncheurs et le pommeau de douche en arme). Mais ce tour de passe-passe ne s’exécute que dans un domaine bien particulier, celui de la justice. Il n’y a que sous la plume d’un procureur qu’on dit « « groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations » pour désigner une manifestation. Saoule de ses propres mots, de ses propres délires, la justice adopte donc le même jugement que le motard (qui lui, à la limite avait, l’excuse de la panique). Et les moyens suivent : perquisition, violences, détention provisoire, menace d’années de prison. Sauf qu’au milieu, entre le Lucky Luke de la police montée et le Saroumane de la magistrature, les faits restent les faits : les manifestants ont manifesté, le policier n’a pas été blessé, et le pommeau de douche ne tire toujours pas de balles.

A Rennes dans les couloirs des commissariat et du Palais on semble s’être un peu beaucoup monté la tête. Un policier qui veut retrouver sa dignité (« c’était horrible ! un pommeau de douche, un pommeau de douche ! ») + des services de renseignement trop contents de pouvoir servir à quelque chose (« Madame, c’est lui, c’est lui je l’ai vu ! ») + une Justice dont il serait tout de même naïf d’attendre qu’elle porte bien son nom (« ils nous emmerdent depuis tellement longtemps avec leurs manifs ») ça donne un montage qui ferait rire s’il n’avait pas conduit des gens en prison.

Les ficelles ici sont tellement groses qu’on peut tout de même s’attendre à ce que cette affaire finisse par se retourner contre ceux qui l’ont fomenté. Notamment en contribuant à mettre en lumière la paranoïa maladive qui touche aujourd’hui la police, et qui est en train de devenir le moteur principal de cette société.

Attention derrière toi, un pommeau de douche !

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