Aux irruptions silencieuses

Guillaume Herment-Berrebi

paru dans lundimatin#262, le 9 novembre 2020

Une fois encore, nous sommes rendus au silence, chacun muet sous sa cloche martelée par le flux tapageur d’informations cryptiques censées nous renseigner sur ce mal qui tue et toujours glisse, entre les doigts du discours.

Les précautions nous les connaissons, et on meurt, les connaissant. Parfois l’on cède à chercher des coupables, à se sentir coupable aussi, dans cette paralysie où les pensées tournent aussi mauvaises que chacun tourne entre ses murs. Alors on parle avec les proches, au téléphone ou par messages avec ceux qu’on aime, lorsqu’on a l’opportunité d’échanger avec eux, se rendant vite compte, seulement parfois effleurée entre les mots, que c’est la présence silencieuse de l’autre qui manque. Son être-là-tout-court, que jamais ne rattrape cette compagnie déguisée, et pourtant déjà tellement précieuse de l’à distance.

Entre notre silence, et le vacarme des chiffres, des pistes, et des calculs, que réseaux et ondes relaient au galop, se situent aussi nos répliques intérieures, qui ne savent plus bien si elles sont réponses ou duplicatas de ce qu’elles reçoivent. Toujours à chaud, puisque toujours prises de court par des renseignements et des obligations renouvelés, nos pensées éclatent en tous sens. « Nous pensons trop vite, (…) même lorsqu’il s’agit de penser aux choses les plus sérieuses » écrivait Nietzsche à la fin du XIXe siècle devant le terrible et fascinant spectacle de la modernité, concluant : « C’est comme si nous portions dans notre tête une machine d’un mouvement incessant, qui continue à travailler même dans les conditions les plus défavorables » [1]. Aspirés dans le tourbillon du surgissement de l’Histoire qui frappe au dépourvu, nous tournons immobiles sur nous-mêmes, comme des mobiles perpétuels, sans repos, sans voix et sans réponse.

Dans cette disposition où l’inquiétude fiévreuse balance avec la nécessité intempestive de se changer les idées, ou le jugement à l’emporte pièce oscille avec le refus de se prononcer, ou prendre son mal en patience n’est devenu possible qu’à condition de n’être encore malade, n’y aurait-il pas autre manière d’approcher le silence et l’immobilité où nous sommes livrés ? Car immobiles contre nos murs, nous sommes, comme l’urne grecque du poète John Keats, des « enfants adoptifs du silence et du temps long » devant lesquels l’homme du futur s’interrogera : qu’évoquent-ils ?

— certainement comme les figures de Keats, « des airs privés de voix » [2]

C’est qu’il existe un silence du mouvement, de l’action, un silence qui est une voix, une présence. C’est un silence qui se fraye une voie dans l’assourdissant tumulte alentour, une partition pleine de notes invisibles, un livre qui s’écrit à l’encre magique. Le compositeur italien Salvatore Sciarrino qui, dans son œuvre, travaille sur les dynamiques sonores de l’infime pour inviter son auditeur à l’expérience de ce qui sonne dans le silence, de ce qui en émerge, ce qui n’en est déjà plus, et ce qui le redevient, « comme pour capter le bref message d’un nuage », dit-il, nous parle « d’écologie de l’écoute » — concept musical dont il est l’inventeur. Son idée : permettre à l’oreille de celui qui veut bien la tendre, et qui accepte de se laisser entourer de silence, de faire silence, de laisser monter et venir à lui ce dernier, de « percevoir l’imperceptible » et d’entendre « comme pour la première fois » [3].

N’est-ce pas aussi comme cela que nous pourrions peut-être, détournant alors le regard du vacarme des sommations contradictoires, tendre silencieusement l’oreille ? Nietzsche quant à lui invite en creux à cette stratégie lorsqu’il écrit dans Ainsi Parlait Zarathoustra : « Les plus grands évènements – ce ne sont pas les plus bruyants, mais nos heures les plus silencieuses. » [4] Et face à cette situation qui isole et laisse sans voix, dans ces sombres heures que nous vivons ensemble et seuls à la fois, à coup sûr, des choses se préparent, émergent délicatement, explosent en secret, autant que d’œuvres, de pensées, de musiques et de danses à venir. Alors même si nous ne les voyons pas encore, tâchons peut-être d’entendre, entre les portées vides des passages piétons désertés, au dedans comme au dehors, qui jaillissent partout, à l’ombre des douleurs et des doutes, ces éruptions silencieuses.

Guillaume Herment-Berrebi

[1Nietzsche, Le Gai Savoir, Paris, Mercure de France, trad. Henri Albert

[2Keats, Selected Poems, Poèmes choisis, Paris, Aubier-Flammarion, trad. Albert Laffay

[3Salvatore Sciarrino, Il suono e il tacere, Trad. Grazia Giacco et Laurent Feneyrou

[4Nietzsche, Ainsi Parlait Zarathoustra, trad. Marc de Launay, à paraître en Pleiade,

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