Autostop (suite)

On s’ennuie aussi pas mal sur les routes mais chaque portière s’ouvre sur un monde.

paru dans lundimatin#14, le 15 mars 2015

Trente mille kilomètres dans vos bagnoles, ça en fait un paquet d’histoires. Tentative d’analyse gonzo de l’autostop. Deuxième jet.

Vous en connaissez vous des flics ? Je veux dire personnellement. Des à qui vous serrez la pogne, qui vous baladent dans leur voiture mais sans bracelets ni gyrophare ? Non ? Eh bien moi non plus. Figurez-­vous que je soigne mes fréquentations. Il n’empêche que ça m’est tombé dessus la semaine dernière. On aurait dit un guet­apens, un drôle de coup de guigne. L’instant d’avant j’étais là, au bord du fossé, à saluer du pouce les véhicules qui filaient dans le soleil matinal du Mexique et celui d’après j’étais dans ce foutu siège en cuir à taper la causette avec un poulet en civil. Vous nous auriez vu à papoter comme deux larrons ! Et lui de m’expliquer son boulot en se comparant à un agent des E​xperts.​Et moi de lui parler de corruption tout en ressassant U​n flic vient de me prendre en stop ! D​es dizaines de milliers de bornes à squatter votre place du mort et je n’avais encore jamais vu ça.

Pourtant j’en ai palpé de la m​ixité​ comme ils écrivent dans le bulletin municipal. Le stop, c’est le grand écart social. Tu pars dans la poubelle branlante d’un agriculteur endetté et t’arrives en Jaguar avec un type plein aux as qui fulmine contre ses employés. Aucune activité n’offre un panorama plus complet. Et n’essayez pas de m’avoir avec votre discrimination positive et vos promotions à destination des prolos ! Tu fais du golf, tu restes entre chirurgiens. Tu fais du cheval, je t’en parle même pas. Même dans le football il y a ségrégation, au moins géographique. J’ai encore croisé personne qui aille taper la balle en bas des tours ou à Neuilly pour le plaisir de se diversifier.​

Et pour cause, la diversité parfois, t’as pas forcément envie d’aller coller ton nez dedans pendant ton temps libre. Parce qu’elle refoule, qu’elle suinte la connerie ou le mal­être et qu’elle te fout en boule. Reste que c’est utile de la connaître pour saisir les situations dans leur globalité. Même les cons font partie de l’équation. C’est un gamin de 18 ans qui m’a appris la leçon. J’en avais pas beaucoup plus et je me lançais dans mon premier grand trajet en s​olo : ​objectif Lyon depuis la pointe de Gibraltar. Je venais de passer un an à l’ombre des palmiers andalous à discuter la révolution et à me laisser convaincre. J’essayais de voir la vie en rouge. Toute rouge. Mais ce soir là, au sud de Séville, le rouge a viré au brun.​Il y avait pas toute cette merde sous Franco, a ​lâché mon électricien en pointant par la fenêtre le ghetto ​où s’entassent les gitans et les pauvres en tout genre. S​ont bons qu’à voler ! Il faudrait de l’ordre, les remettre au boulot ces feignasses ! ​La diatribe a continué un moment. Je voyais sortir de sa bouche ces couleuvres haineuses qu’on élève en famille. Il était là, ce môme, à moitié mort en dedans, nostalgique d’un monde dont il ignorait tout, imperméable à mes tentatives de sauvetage. Quand j’ai sauté au bas de sa camionnette, je l’ai remercié pour le coup de main. Et puis je lui ai crié bonne chance mais sans arriver à y croire.

C’est violent de s’extraire de sa bulle mais ça fait un bien fou. Sortir des bouquins, des concepts, des statistiques et mettre enfin des gens par dessus. Ça déconstruit, ça complexifie. Soyons clair, je ne suis pas devenu va­-t­-en­-guerre parce qu’un ancien lieutenant m’a emmené de Nantes à la Roche-­sur­-Yon en m’offrant un croissant mais j’ai gardé l’image de ce gars, né la même année que moi et de ses deux balles logées dans la cuisse gauche, souvenirs d’Afghanistan. Il m’avait montré la page Wikipédia de la bataille, toujours ouverte sur son portable. Son nom dans la liste des blessés puis ceux de ses copains, tombés pour rien. Pour lui une cicatrice, pour nous des chiffres énoncés d’une voix monocorde dans le journal du soir.

Tous les automobilistes ne sont pas pour autant des héros ni des salauds en puissance. On s’ennuie aussi pas mal sur les routes mais chaque portière s’ouvre sur un monde. Vous nous laissez pénétrer dans votre intimité et chaque détail en devient une clé de compréhension. Ce chapelet enroulé autour du rétroviseur ou ces paquets de clopes qui jonchent le sol, cette musique qui vous maintient éveillés ou cette émission de radio qui vous écroule de rire, les questions que vous nous posez, vos conversations au téléphone (putain, ce que vous téléphonez !). Tout ça en dit long, même ces silences qui envahissent parfois l’habitacle sur quelques centaines de kilomètres. C’est de l’h​abitus ​à l’état brut.

L’objectif secret du stop, c’est de briser l’entre-­soi, d’être ce grain de sable qui dérègle la belle mécanique d’enfermement. Au fond, on s’en balance d’arriver à destination sinon on ferait du covoiturage comme tout le monde. J’ai essayé un soir d’hiver. Porte d’Italie ­ esplanade de La Part­Dieu, c’était sympa comme un départ en colo. T’as pris mes trente balles et on n’a pas causé du voyage. D’ailleurs tu l’avais précisé sur le site : le bla­bla c’est pas ton truc. Tu dois préférer le pognon de toute évidence. J’ai pas vraiment pu me plaindre, on est arrivés à l’heure mais j’avais l’impression d’avoir gâché ma chance. Quand t’es allé pisser à l’Autogrill de Nemours, j’ai eu envie de me faire la malle pour relancer la roulette. Le stop c’est pas terrible pour les rencards mais c’est bon pour le coeur. Ce type un peu guindé qui a des envies de tout foutre en l’air depuis que tu lui racontes ta vie. Ce petit couple de vieux qui s’étonne E​t dire qu’on a jamais pris de gens comme vous, jeune homme ! C​es moments où votre légère appréhension devient un rire bien franc, ça te requinque pour la quinzaine. Ça n’a l’air de rien comme ça, ça ne fait pas de bruit mais c’est le début de subversion. Et si ça se trouve, c’est dans ces interstices qu’on parvient à semer la révolte.

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