Au coeur de la macronie

Un lundisoir avec Bruno Le Maire

lundisoir - paru dans lundimatin#422, le 1er avril 2024

Alors que Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, s’apprête à publier La Voie Française (Flammarion, 2024), nous avons décidé de publier un entretien que nous avions mené avec lui en juin 2023 à propos de ses ouvrages antérieurs. Ayant d’abord égaré l’enregistrement puis ayant dû concéder que son intérêt était très limité, nous avions renoncé à le diffuser. Après réflexion, nous ne voulions pas le laisser dans nos cartons.

Précisons d’emblée qu’il ne s’agissait pas d’une interview habituelle. Le ministre de l’économie ne s’est pas déplacé dans nos bureaux, et n’a pas souhaité que la rencontre soit filmée. L’entretien s’est donc tenu dans son bureau à Bercy. Au reste, la lecture de son dernier roman, Fugue américaine, ne nous avait pas suffisamment enthousiasmé pour que nous le sollicitions nous-mêmes pour un lundisoir. C’est donc M. Le Maire qui, par l’intermédiaire d’une connaissance commune, a émis le souhait de nous rencontrer.
S’il y eut dans cet échange quelque chose qui reste proche de la tonalité des entretiens que nous avons l’habitude de réaliser, elle réside dans son caractère que M. Le Maire a voulu informel : une discussion à bâtons rompus sur la démocratie.
Quelques mois après cette rencontre dont nous avions conclu qu’il n’y avait finalement rien à en dire ou publier, nous nous sommes finalement laissé tenter par cette rétrospective description du néant.

La curiosité du ministre avait été piquée par la lecture inopinée d’une circulaire interne intitulée : « Pourquoi la réforme des retraites a-t-elle engendré un tel mouvement de contestation, en 9 réponses subjectives et partielles ». Ce document de travail avait été intercepté par une connaissance interlope et transmise au Président de la République. Sans que nous sachions exactement comment, M. Le Maire était parvenu lui aussi à en obtenir copie. Il va sans dire que nous avons été surpris par tant d’intérêt et que nous avons longuement tergiversé avant d’accepter l’invitation et la rencontre. Mais comme tout défi mérite d’être relevé nous avons décidé de saisir l’opportunité et nous sommes plongés dans sa prose et ses cauchemars, dans les divagations monarchiques de celui qui affirme à un archipel préférer un empire [1]. La lecture attentive de ses quatorze ouvrages, essais et romans, a fini par nous rendre presque familier cet homme et ses combats [2], qui comme « toutes les falaises écrasées de soleil », a bien sûr ses « replis d’ombre » [3], mais qui, parce qu’il refuse catégoriquement de « faire de la politique sans idéal » [4], et qu’il n’est « candidat à rien », se dépeint avant tout comme « un homme libre » [5].

De mémoire, portrait et reportage

Bruno Le Maire a bien sûr un agenda de ministre. La date de l’entrevue avait donc été fixée longtemps à l’avance et nous concoctons minutieusement l’entretien, tout en nous préparant à l’idée qu’il n’aurait peut-être pas lieu. Par une belle journée de juin, nous nous retrouvons quelques heures avant le rendez-vous, avec des vêtements qui ne nous ressemblent pas et des chaussures qui nous font mal aux pieds, puis nous marchons jusqu’au ministère de l’économie. On se demande souvent à quoi peut ressembler le cœur du pouvoir, est-il noir, froid, cravaté ou glacé ? Les vérifications d’usage faites auprès de la sécurité, on nous remet le précieux sésame « Droit d’accès aux cabinets ministériels ». A peine engagés dans l’immense cour intérieure coupée du monde, nous découvrons un univers surprenant et polymorphe au carrefour de la kermesse d’école, de l’EVJF et d’un séminaire HEC. Dans un coin sur une estrade, des saltimbanques jouent de la musique pendant que des employés traversent des chapiteaux pour y passer un test covid ou acheter une reproduction bon marché d’oeuvre d’art. Des queues s’étalent devant les nombreux Food Trucks, des chaises d’écoliers sont éparpillées dans l’herbe, des coureurs essouflés préparent un semi-marathon.

Étourdis, nous rejoignons le dernier et ultime bâtiment, un homme affable et mieux habillé que nous est là pour nous appeler l’un des ascenceurs. Il est portier, vigile et garde du corps. Il nous amène jusque dans une salle d’attente qui ressemble à s’y méprendre à une salle de réunion d’hotel Ibis. On nous sert une eau pétillante ornée d’une belle tranche de citron. M. Bruno Le Maire va bientôt nous recevoir, nous relisons nos notes. Quelques minutes passent et nous sommes enfin invités à entrer dans le bureau. On nous propose à nouveau de l’eau. Il y a des grandes baies vitrées qui donnent sur la Seine, et la Tour Eiffel, le drapeau de la France et le drapeau de l’Europe, un accès par bateau direct, puis ascenseur, jusque dans le bureau. BLM nous invite à nous asseoir, et à entamer le dialogue.

Nous avions préparé une introduction et des questions, mais d’emblée le ton est donné : il n’est pas question de parler des réformes en cours, ou de ce qui se passe dans la rue. Il s’agit simplement de discuter.

Nous rencontrons un homme complexe, un homme qui aime la vie « plus que tout » , « cette vie si brève qu’elle doit au moins être utile, pleine de bruit et de fureur, mais douce. » [6] La douceur et les caresses, le soin, l’écoute et l’attention : autant de qualités que Bruno Le Maire loue dans ses écrits, mais qui, plus étonnant peut-être sont aussi d’après lui celles qui sont les plus nécessaires à toute crédibilité politique. « Plus essentielle que le courage », c’est l’ « écoute » qui constitue dit-il la vertu politique cardinale [7], vertu qu’Emmanuel Macron — ce qu’on ne soupçonnerait peut-être pas au premier abord — incarne et met en œuvre : « Il est attentif aux autres, avec un soin dont je peux témoigner qu’il est réel. La lame froide a sa douceur. » [8] On se noierait presque dans autant de miel, comme on se noierait dans « son regard bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques, comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible, sous le scintillement des reflets, de percer la surface. » [9]

Un poète, et un homme de lettres, Bruno Le Maire, qui lit Valéry, Thomas Bernhard, Kafka et Saul Bellow, qui cite Barthes et s’interroge avec lui sur l’indéfectible lien qui unit le pouvoir et le langage : « si Barthes a raison, alors les responsables politiques les plus doués ont toujours su inventer une langue pour asseoir leur pouvoir. » [10] Pourtant « les mots s’éclipsent devant le pouvoir, comme ils s’éclipsent devant l’amour. Les deux ne se mesurent que par leur effet : tremblement, silence, angoisse ». Est-ce la langue du pouvoir, celle qui perce sous la surface, à laquelle nous nous adressons ? A la surface, une chose est certaine : qu’on soit poète ou homme d’état, la conquête du pouvoir exige d’ « aimer plus que tout brûler des vaisseaux » [11].

Il est très grand, et ses yeux sont aussi bleus que les lacs accablés de soleil dont il rêve, glaçants, même si de la tendresse il en a pour ses enfants et leurs petits trains mécaniques qu’il ne faut jamais sacrifier. Si « aucun empire ne vaut la peine que l’on casse pour lui la poupée d’un enfant. Aucun idéal ne mérite le sacrifice d’un petit train mécanique », d’après le mot de Pessoa, la politique est la limite de l’idéal de celui qui affirme pourtant refuser de faire de la politique sans idéal [12]. La politique, à moins que ce ne soit le pouvoir, dont il reconnaît volontiers être l’heureux prisonnier : « Je me sens prisonnier des mécanismes du pouvoir, mais cet emprisonnement, puisque j’emploie le mot, me satisfait aussi. Mon existence y trouve son audace. Me voici le rouage d’une machine merveilleuse qui me broie. »

Bien sûr, dans la machine, il a des rêves de rois et de palais, revenant sans cesse « à ce moment de notre histoire où se construisit la monarchie absolue », toutes ses pensées occupées par « Mazarin, Louis XIII, Richelieu, Fouquet, Colbert et Louis XIV » [13]. Davantage peut-être que sa conviction selon laquelle « le rétablissement de l’autorité de l’Etat était l’une des condition du rétablissement de la France », c’est sur sa hantise de la « logorrhée révolutionnaire », son cauchemar avoué des « pulsions révolutionnaires » avec lesquelles renouerait dangereusement la France, que nous voulons le questionner. Lorsqu’on lit, dans ce qu’il écrit à propos du mouvement des Gilets Jaunes que, plus qu’un épiphénomène, sa violence est peut-être « une des manifestations récurrentes de la détresse occidentale, du manque de souffle de nos démocraties, de cet obscurantisme radical alimenté par des puissances étrangères, comme la Russie. » [14], on se souvient que le conspirationnisme est d’abord une pathologie du pouvoir.

Quand, après nous être longuement entretenus sur l’avenir de nos institutions, nous en arrivons finalement à évoquer la répression policière et ce dont elle est le revers, il acquiesce tout en nous rappelant sa peur-panique de l’insécurité. Il affirme en substance que la France est de droite et qu’il faut faire avec, et que si l’objectif est d’empêcher coute que coute l’arrivée au pouvoir du Rassemblement National, il faut prendre acte de ce fait que ses idées sont devenues majoritaires, et inciter ses électeurs à se rabattre sur la macronie. Nous lui demandons alors si le macronisme ne serait finalement pas un simple décalque du Rassemblement National.

Il s’agit probablement d’une qualité requise pour tenir le pouvoir : donner à chaque interlocuteur le sentiment d’adhérer à ses préoccupations et d’en partager les conclusions. Monsieur Le Maire s’est montré convaincu par l’essentiel de nos remarques et analyses quant à l’effondrement en cours. Mais ce qui a le plus suscité son enthousiasme furent nos réflexions sur l’endofascisation [15]sur ce qui serait la spécificité historique, peut-être, d’un fascisme à la française, ne s’imposant pas par la force depuis l’extérieur, mais provenant de l’intérieur de l’Etat lui-même. C’est aussi d’ailleurs ce qui justifie que nous publions cet entretien aujourd’hui : il s’intègre tout à fait dans notre série sur les nouveaux visages du fascisme.

Il trouve l’hypothèse très intéressante. « Oui, c’est possible. C’est très intéressant comme hypothèse. Je vais y réfléchir. »

C’est sur cette approbation que l’entretien se clôture, après une heure de palabre. Bruno Le Maire avait ensuite un autre rendez-vous : il devait aller écouter de la musique classique. Au moment de nous quitter, il dit souhaiter nous retrouver bientôt pour discuter davantage mais nous demande finalement de garder le contenu de l’entretien confidentiel. Si toute la discussion a été rigoureusement enregistrée au dictaphone, s’ouvre une question abyssale : notre parole vaut-elle davantage que celle d’un ministre, de l’économie de surcroît ?

Nous nous retrouvons sur le trottoir, devant le ministère, étrangement abattus par cette expérience d’une double vacuité.

UN LUNDISOIR AVEC BRUNO LE MAIRE

 
BLM : Bonjour, entrez. (Un photographe nous surprend et nous prend en photo). C’est pour mon agenda. Alors. Vous désirez quelque chose ? Café ? Eau gazeuse ? Eau gazeuse ? Très bien. Et un café pour ***. Bien. Bien. La demoiselle, asseyez-vous devant moi, voilà. Donc vous êtes les auteurs de la note sur les retraites. On ne va pas parler des retraites. La période est passée. (On entend : on a gagné). Je vous propose de parler des institutions. Sans plan, sans préparation. Une discussion à bâtons rompus. Quelqu’un veut commencer ? Quelles réformes des institutions seraient intéressantes selon vous ? Allez-y.
Lm (1) : (Exposé long et inaudible.) …de démocratiser, déverticaliser… Sur le modèle de la convention citoyenne pour le climat...
BLM : Oui, très bien, la convention citoyenne... Il faut reconnaître que… Qu’il y a une crise de nos institutions. Qu’il faut réformer l’État. Vous savez la politique est en train de changer. La politique, c’est la Star Academy. Il faut une personne qui incarne quelque chose. C’est un spectacle. En outre, avec l’Intelligence Artificielle, nous allons aller vers des sociétés de plus en plus émotionnelles. De plus en plus affectives. La politique, demain, consistera à faire usage de ces affects. La raison, on la déposera dans les algorithmes.  
Lm (2) : Ce que dit déjà la politique à la Renaissance, avec Machiavel.. L’usage des humeurs des grands et du peuple.

 

BLM : Un grand Machiavel. Un rusé. Mais la politique n’est pas qu’affaire de stratégie. Elle est affaire de transcendance. Il faut quelqu’un qui incarne l’émotion collective. C’est une affaire de personnalisation. Surtout à l’époque des réseaux sociaux. Personnifier, incarner. Incarner une transcendance qui aspire vers le haut.

 

Lm (2) : Cette incarnation est aussi un stratagème – la transcendance est moins un fait, posé là, comme ça, qu’un instrument par lequel, justement, résoudre le problème posé par le spectacle.

 

BLM : Bien entendu. Il faut de la stratégie. Mais l’incarnation, c’est important. Et vous, mademoiselle ? Que dîtes-vous ?
Lm (3) : Dans votre livre L’Ange et la Bête, vous dites, en citant Pessoa, que la pratique du pouvoir ne vaut pas de briser le petit train mécanique d’un enfant. Puis, immédiatement après, vous ajoutez : parfois il faut briser les petits trains. Combien de petits trains comptez-vous briser à l’avenir ?

 

BLM : Vous savez, la naïveté. Il faut chasser la naïveté. On brise des petits trains tous les jours. Mais on ne le dit pas. Si l’on ne brise pas ce petit train-là, c’est d’autres petits trains, les nôtres, qui risqueraient d’être brisés. Oui ?

 

Lm (2) : En ce qui concerne les petits trains et les institutions, il y a un texte, un texte de Walter Benjamin. Vous nous demandez comment réformer les institutions françaises. L’ami a proposé de démocratiser en s’appuyant sur le modèle de la convention citoyenne tirée au sort. Mais leurs propositions ne sont, ensuite, pas suivies. Pas écoutées. Leurs petits trains, les petits trains mécaniques de leurs idées démocratiquement assemblées, ont été brisés. Walter Benjamin dit que la question n’est pas d’aménager le train de l’histoire, de réformer le train de l’histoire. La question est : le train de l’histoire fonce droit dans un mur. Nous fonçons droit dans un mur. Il faut tirer la sonnette d’alarme. Sauter du train en marche. De plus en plus de gens se disent cela. Sauter du train, plutôt que d’aménager la première et la seconde classe. Je crois qu’à force de briser les petits trains, les gens ne croient plus au train.
BLM : Hummm... (Dans sa barbe qu’il n’a pas ) C’est la leçon des Gilets Jaunes… Les gens ont besoin de cette transcendance. Sans laquelle, ils se mettent à croire à n’importe quoi. Ils se font manipuler par des forces extérieures.
Lm (4) : Alors, oui, bon, ce qui est très intéressant avec les Gilets Jaunes, c’est que, j’ai un très bon ami, très brillant, un sociologue qui a rassemblé de nombreux témoignages, écouté pendant des heures des Gilets Jaunes, et il s’est aperçu qu’une petite anecdote, toujours la même, revenait de manière incessante. Les Gilets Jaunes, c’est pas la Russie, c’est pas la transcendance, c’est même pas, au fond, la question de l’essence ou quoi. Ce qu’a compris l’ami sociologue, c’est ça : la plupart des Gilets Jaunes, avant de se retrouver sur les Ronds-Points, avaient tous vécu cette petite expérience d’humiliation minimale : l’humiliation que mon ami sociologue appelle « l’humiliation Pizza Paï ». Pendant des années, chaque week-end, en gros, les gens amenaient leur famille à Pizza Paï. C’était un petit plaisir collectif, de fin de semaine, en famille. Sauf que, progressivement, eh bien, le prix de l’essence, l’inflation, la stagnation des salaires… ces gens ne pouvaient plus aller à Pizza Paï, manger une Pizza Paï en famille. Or, au début, c’était un drame tout personnel. Pour les parents, les papas, les mamans c’était une humiliation encore privée. « Papa, maman, pourquoi on va plus à Pizza Paï ? » demandent les enfants. Mais ça reste, en gros, dans le cercle étroit de la famille. Or, soudain, au début des Gilets Jaunes, les gens commencent à se parler. À se raconter leurs anecdotes de vie dure. Et ils se rendent compte que l’humiliation privée qu’ils ressentaient obscurément, qui leur faisait baisser la tête, mentir à leurs enfants, et se sentir inférieur aux autres, aux amis, aux collègues, ils se rendent compte que cette humiliation, ils ne sont pas les seuls à la ressentir, que cette humiliation, un, deux, trois, mille autres familles la vivent, et que ce n’est pas une question privée, mais une affaire commune, pas une humiliation privée, mais une humiliation commune. C’est là, je crois que l’hypothèse Pizza Paï joue à plein : le micro dégradation des conditions de dignité quotidienne, aller à Pizza Paï en famille, être digne, digne de ses enfants, digne du regard des autres, soudain, cette petite dégradation, se change en humiliation collective, les anecdotes se multiplient, et juste, ça suffit, on veut bien travailler dur, on veut bien fermer notre gueule toute l’année, on veut bien pleurer dans les vestiaires, parce qu’on a des bouches à nourrir, un loyer, l’électricité, mais, ce qui est certain, ce qui est absolument certain, c’est qu’on ne veut pas être humilié. On peut tout supporter, mais pas l’humiliation. Alors, alors, on entre au fenwick dans les portes de ministères, on convoque la révolution, et on brûle tout sur son passage. Parce qu’on peut tout supporter, mais pas l’humiliation. Pas l’humiliation de ne plus emmener nos enfants à Pizza Paï.
BLM : Très intéressant. Mais cela reste un détail. C’est une affaire plus profonde. De plus longue haleine. En réalité, les Gilets jaunes sont le résultat de la déculturation nationale. La perte de repères nationaux. Et cela fait longtemps que c’est ainsi. Vous savez, j’ai été Maire, je faisais un travail, je saluais les gens, j’étais sur le terrain. Eh bien, il y avait quelques électeurs de droites qui me disaient : l’identité, c’est important. Les racines, c’est important. Je les écoutais, l’écoute est importante en politique. Et j’étais réélu. Le Front national ne passait pas. Mais quand j’ai quitté la Mairie, ma successeuse de droite, elle, elle a échoué. Quand je suis parti de la Mairie, elle est passée à l’extrême droite. C’est comme ça. Il y a un fond culturel auquel il faut répondre. La société a besoin d’identité, de culture nationale, d’incarnation. C’est la France. Il faut répondre à la France. Nous sommes un peuple plutôt conservateur. C’est comme ça. Sinon, le Front National l’emporte. Le RN. Mais, mademoiselle, vous vouliez dire quelque chose ? 
Lm (3) : Donc, pour empêcher l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite, vous préconisez en dernière instance d’adopter sa politique ? Nous pensons que c’est dangereux…. La police…. La formation de la police, la violence de la police…
BLM : Oui, je ne suis pas forcément en accord avec tout ce qui se décide au ministère de l’Intérieur. Mais je ne partage pas votre idéalisme. 
Lm (2) : Vous savez, à force d’étudier le fascisme, je me suis rendu compte d’une spécificité française. En France, historiquement, le fascisme est intérieur, il vient de l’intérieur, il vient de l’intérieur même de l’appareil d’État et, ensuite, ensuite, seulement, il ruisselle, il ruisselle dans la société, en dehors de l’État, dans la société civile. Vichy, ce n’est pas la société, c’est un vote parlementaire, l’octroi des pleins pouvoirs. Et si on regarde un peu depuis Vichy : il y a bien des micro-partis fascistes en France, mais, le plus gros parti fasciste français, le Rassemblement national populaire (sic) de Déat par exemple, il est créé sous Vichy, et pas avant Vichy. En Italie, on peut essayer de soutenir l’idée que le fascisme vient du dehors, qu’il fait la guerre à la société, comme une horde nomade qui va jusqu’à marcher sur Rome et mettre au pied du mur la société et l’État italien. (Je ne le crois pas, mais on peut dire ça). En France, pas du tout. En réalité, il n’y a pas de parti fasciste en France avant Vichy. Il y a « du » fascisme, certes. Mais ce n’est pas lui qui force le destin de la politique en France. En France, il y a Daladier. Qui est pragmatique, ni de droite ni de gauche, qui s’allie d’abord à gauche, puis enfin complètement à droite. Et un an avant la débâcle et Vichy, on est très à droite avec Daladier, mais on est pas, à proprement parler « fasciste ». Et pourtant : bam Vichy. Ce que je veux dire c’est, c’est que, en réalité, si on regarde l’histoire de France, et récente, depuis 2005, depuis 2007, on voit un double mouvement : une fascisation intérieure par voie de ministère intérieur et par voie de police. Voilà : vous avez de moins en moins d’effectif de police mais de plus en plus de létalité dans l’équipement répressif. Vous avez des policiers recrutés à des niveaux proches de l’analphabétisme. Donc : moins nombreux, plus armés, plus bêtes. Bref, plus brutaux. Or le fascisme, c’est déjà ça, cette brutalisation de la répression. Mais, en même temps, on a des ministres de l’intérieur, qui deviennent président : Sarkozy. Et qui proposent des Ministères de l’Identité nationale. Du coup, on a une sorte de double mouvement interne de l’État : brutalisation de sa police et identitarisation du débat politique par le haut. Et tout ça se fait pas hors de l’État, dans la société civile, mais depuis et dans l’État, depuis et par le ministère de l’intérieur. Bref : ce n’est pas le Rassemblement National qui fait courir un risque à l’État. C’est l’État qui devient une machine de succion de ce vide-là : brutal, identitaire. En sommes, on peut dire qu’il y a une stratégie d’endosmose de l’État et de son prétendu adversaire « fasciste ». L’État pose un ennemi avec lequel il se confond de plus en plus. Il devient l’ennemi fictif qu’il s’est donné non comme antagoniste radical, contraire absolu, mais comme faux extérieur qui masque en réalité que cet extérieur est intérieur. Bref, pardon, je suis trop long, mais : en France, c’est peut-être l’histoire de France qui est ainsi, c’est peut-être ainsi, mais le fascisme vient toujours de l’intérieur de l’appareil d’État, par voie de ministre de l’intérieur.

 

BLM : Très intéressant. C’est vrai. Vous avez raison. C’est quelque chose qui arrive. C’est quelque chose de propre à la France. C’est peut-être son destin. (Il nous regarde d’une telle manière que le ridicule que nous lui accolons d’ordinaire s’effondre d’un coup et laisse place à un visage qui pourrait venir de la Lune, et qui sous-entend une sorte de délectation profonde, venue de la tragédie historique)

Aperçu des questions qu’on ne lui aura finalement pas posé :

A propos de l’économie de la France

— La France va bien, vraiment ? Vous voyez bien la violence des contestations politiques actuelles, vous entendez bien la détresse de celles et ceux qui souffrent au travail, qui souffrent de ne pouvoir vivre dignement : comment pouvez-vous lier cela à vos affirmations selon lesquelles la France se porte si bien économiquement ? Est-ce que la politique classique est en mesure de réduire le sentiment d’humiliation, là où il semble à tous égards que c’est justement la restauration de l’autorité qui produit de l’humiliation ? 

— A propos du chômage : Vous répondez : la baisse du chômage : elle est la preuve d’un regain de notre économie, elle est la preuve que la France va bien. Mais se féliciter du fait que les gens chôment moins ne peut faire l’économie de se demander à quel prix ils travaillent : le problème n’est pas de travailler mais de savoir comment on travaille et il y a une dégradation totale du travail. Et le mouvement de contestation contre la réforme des retraites le montre bien : on a assisté à des manifestations d’une ampleur que l’on n’avait pas vue depuis des années, à une union de l’intersyndicale qui n’avait pas existé depuis des années. Le travail n’est plus central dans la vie des individus. Vous voulez faire travailler des gens qui ne veulent plus travailler. Votre argument est bien mais il n’a pas de portée politique ni sociale. Que répondez-vous à l’aspiration quasi-unanime de la société non pas à travailler plus, mais à travailler moins, mieux, et dans de meilleures conditions ? Voire à très légitimement : ne jamais travailler du tout ?

A propos de la politique et de la violence : combien de petits trains êtes-vous prêt à casser ? 

— Dans votre livre Éternel soleil, vous citez Pessoa : « Aucun empire ne vaut la peine que l’on casse pour lui la poupée d’un enfant. Aucun idéal ne mérite le sacrifice d’un petit train mécanique.  » Cette phrase semble vous toucher. Vous écrivez ensuite : « Je l’ai compris d’abord comme un renoncement, puis comme une forme de sagesse, dont la seule limite, à moins que ce ne soit sa vraie force, est d’être indéfendable en politique. » Jusqu’où êtes-vous prêts à aller ? Casseriez-vous les petits trains de vos propres « petits koalas » (comme vous dîtes à propos de vos enfants à vous) ? Face à la violence de la contestation politique actuelle, vous voyez bien que la seule réponse du gouvernement est en retour celle d’une double violence, institutionnelle et proprement physique. Vous avez utilisé tout l’appareil constitutionnel possible pour être vertical, autoritaire. Jusqu’où cela peut-il aller ? Que pensez-vous de l’article 16 ? Est-ce que ça ne vous tenterait pas un peu ? Je fais le pari que vous allez l’utiliser avant 2027.

Où atterrir ? 

— Sur l’endofascisation : vous avez tout cassé, vous vous rendez bien compte que vous n’avez plus de limite. On parle de faire un troisième mandat pour Macron et on a l’impression que ça ne vous gênerait pas. Madame Bachelot allait récemment jusqu’à affirmer que les opposants même à Macron seraient heureux de lui offrir une défaite et de l’affronter lors d’une troisième élection : vous qui ne cessez d’affirmer dans vos livres que nos institutions sont malades, qu’il faut les réformer et en changer, qui soulignez le caractère de monarchie technocratique de la forme actuelle de notre République (“La monarchie gaullienne était une monarchie populaire, tolérable par tous. Elle est devenue une monarchie technocratique, critiquée par le plus grand nombre.— AB”), qui critiquez le quinquennat (“Tout l’équilibre subtil de la Ve République reposait sur la différence des temps : le président disposait de sept ans, sa majorité de cinq, quand le bail du Premier ministre était révocable à tout instant. Cette différence de temporalité garantissait le bon fonctionnement de la mécanique institutionnelle : elle a disparu. Tout se résume à cinq ans. Le quinquennat aura été le grain de sable qui aura enrayé nos rouages institutionnels, sans espoir de réparation”. (AB)), qui avez également, dans vos livres, critiqué – bien avant les récents épisodes que nous connaissons – l’utilisation abusive du 49-3 : ne vous semble-t-il pas que ces déclarations témoignent d’un jeu dangereux avec les possibilités d’absolutisation du pouvoir qu’offre la constitution de notre République, susceptible d’aboutir à un autoritarisme néo-vichyste ? 

— Nous disons que ce n’est pas une question de mauvaise intention parce que nous pensons qu’il n’y a pas d’intention assumée et formulée comme telle d’autoritarisme : nous disons que la logique de fragilisation du pouvoir et de maintien des nécessités intérieures et extérieures oblige à monter en puissance en autorité et en violence : c’est une simple escalade, presque mécanique. Quelle solution proposez-vous ?

A propos de l’Empire & de la monarchie 

— L’Empire et l’archipel. Saint-John Perse dit de l’été brûlant qu’il est « plus vaste que l’Empire ». Nous sommes de celles et ceux qui préférons l’été. Vous, vous écrivez, à propos de l’Europe archipélisée en nations : « à un archipel nous pouvons encore préférer un empire. » Seulement, quelle différence entre l’empire culturel européen proposé par les plus radicaux des nouvelles droites et votre conception de cet « empire » ? Fait-on un empire autrement que par l’affirmation d’une suprématie raciale et la guerre perpétuelle aux ennemis intérieurs et extérieurs ? Et, enfin, ce serait qui l’Empereur ? Vous ?

— A propos de la monarchie : si vous soulignez combien, dans des mouvements de contestation violents comme celui des GJ, la France « renoue avec ses pulsions révolutionnaires », vous semblez être, de manière concomitante, vous-même hanté par un imaginaire monarchique / monarchiste, tout en critiquant le caractère technocratique de notre monarchie présidentielle dans sa forme actuelle : « Sans arrêt je revenais à ce moment de notre histoire où se construisit la monarchie absolue. Les Mazarin, Louis XIII, Richelieu, Fouquet, Colbert et Louis XIV occupaient mes pensées, pourquoi ? Parce que l’État et la nation n’avaient jamais été aussi confondus et que, sans vouloir restaurer cette confusion, j’avais la conviction que le rétablissement de l’autorité de l’État était une des conditions du rétablissement de la France. » (AB) Mais qui se veut Colbert finit souvent Fouquet, n’avez-vous pas peur de tomber en disgrâce ? Auprès des vôtres ? Auprès des nôtres ?

A propos de « déculturation », de « décivilisation »

— GJ et violence politique  : Dans L’Ange et la Bête, vous dépeignez le mouvement des gilets jaunes doublement comme « une tentative désespérée de se signaler, de vivre et de lutter contre la déculturation occidentale » et comme « un produit » de cette déculturation même, « défigurant le visage de la république », symptôme d’ensauvagement, de sauvagerie. Le malaise démocratique lui-même, dites-vous, apparaît doublement comme une réaction et un symptôme à cette même déculturation : « Ce malaise démocratique plonge ses racines dans les profondeurs des nations occidentales, dont les citoyens sont confrontés au décentrage dû à la mondialisation et à une déculturation qui les laisse désemparés. » Nous pensons que vous vous trompez sur les deux hypothèses. Vous allez jusqu’à écrire que cette violence témoigne d’un obscurantisme radical alimenté par des puissances étrangères, comme la Russie : ne seriez-vous pas un peu conspirationniste ? Nous remarquons que nombre de nos élites semblent prises par une forme de conspirationnisme de plus en plus prégnant.

— Sur la crise de régime et la crise de nos institutions : vous parlez beaucoup à de multiples reprises dans vos livres de la crise de régime que traverserait notre pays : « nous sommes au bord d’une crise de régime  ; nos institutions sont épuisées ; notre organisation politique est dépassée ; la représentation nationale s’efface, ne pèse plus, contrôle sans instruments ni pouvoir de riposte. Aucune des grandes transformations nécessaires à notre nation ne pourra donc être engagée sans un processus de refondation politique. » (Un éternel soleil)  ; et vous voyez dans l’autorité du Chef la meilleure et peut-être la seule réponse à cette crise : « Ce qui couvait en fait sous les braises des gilets jaunes puis du mouvement des retraites, c’était une crise de régime  ; elle n’a pas eu lieu, parce que le chef de l’État a su se comporter en chef ». Pensez-vous qu’il faille refonder nos institutions et comment ? (Vous l’affirmez clairement dans l’Ange et la Bête  : « Entre le courage de refonder nos institutions et la facilité du régime autoritaire, je choisis le courage de la refondation. ») , alors pourquoi ne le faites-vous pas ? et comment cela est-il compatible avec la participation à un gouvernement qui n’a de cesse d’utiliser les ressorts les plus autoritaires et anti-démocratiques permis par les institutions elles-mêmes ? Comme déjà cité plus haut, vous semblez pourtant lucide sur l’état actuel du présidentialisme : « La monarchie gaullienne était une monarchie populaire, tolérable par tous. Elle est devenue une monarchie technocratique, critiquée par le plus grand nombre. » (AB) N’écrivez-vous pas : « Lorsque l’autorité se concentre dans les mains d’un seul, elle n’est plus une autorité : soit elle disparaît, soit elle devient une tyrannie ; dans les deux cas elle tourne mal, ou elle finit dans le sang. N’oublions pas les leçons des soupirs de la France esclave : « Le Roi a pris la place de l’État. Enfin le Roi est tout et l’État n’est plus rien. D’État, il n’y en a plus. » » ?

— Immigration : Vous vous indignez de l’immigration illégale etc, de la crise de la civilisation européenne, de la crise du droit d’asile etc. Mais la vraie crise n’est-elle pas la crise de l’exil et de la sédentarité ? Soit : la sédentarité est désormais soumise à la violence du climat, elle n’est plus envisageable, bientôt il y aura plus de gens sur les routes que de gens « enracinés ». Ne faut-il pas, dans ce cas, revendiquer un nouveau droit, le droit d’exil, soit le droit d’être en exil sur la terre, droit de traverser les patries sans être persécuté ? Le droit d’habiter le fait d’être apatride ?

A propos d’écologie

— On ne vous a pas entendu sur le sujet, que pensez-vous de la dissolution des Soulèvements de la Terre ? Comment conciliez-vous la volonté d’instaurer l’écoute et celle de dissoudre les mouvements qui parlent ? « Pourtant, après vingt années de vie politique, je vois désormais une vertu plus essentielle encore que le courage, sans laquelle la politique n’a aucune chance de parvenir à retrouver sa crédibilité : l’écoute. … L’écoute brise la solitude, retisse les liens humains que les technologies dénouent, apaise les tensions, rétablit chacun dans sa dignité, apprend à comprendre. » (AB) Amen.

[1« À un archipel, nous pouvons encore préférer un empire. » Le Nouvel Empire

[2« je ne témoigne plus : je livre un combat » Eternel soleil

[3 « toutes les falaises écrasées de soleil ont leur replis d’ombre » Eternel soleil

[4« Faire de la politique sans idéal ? Plutôt renoncer. Mon idéal est la France, cette nation qui se soulève pour une injustice, qui se querelle pour un rien et qui se rassemble pour sa liberté. (Ne vous résignez pas)

[5« je suis candidat à rien, par conséquent je suis libre » (Eternel Soleil)

[6Le Ministre

[7 « Pourtant, après vingt années de vie politique, je vois désormais une vertu plus essentielle encore que le courage, sans laquelle la politique n’a aucune chance de parvenir à retrouver sa crédibilité : l’écoute. … L’écoute brise la solitude, retisse les liens humains que les technologies dénouent, apaise les tensions, rétablit chacun dans sa dignité, apprend à comprendre. » (L’ange et la bête)

[8L’Ange et la bête

[9Ibid.

[10Les Hommes d’état

[11Romantique dans sa conquête du pouvoir, pragmatique dans son exercice, Emmanuel Macron ne doit pas sa place à un concours de circonstances, comme ses adversaires voudraient le faire croire, mais à sa ténacité, à son sens du dépassement et à un trait de caractère qui est aussi le mien : aimer plus que tout brûler ses vaisseaux. » (AB)

[12« Je l’ai compris d’abord comme un renoncement, puis comme un forme de sagesse, dont la seule limite, à moins que ce ne soit sa vraie force, est d’être indéfendable en politique.”

[13« Sans arrêt je revenais à ce moment de notre histoire où se construisit la monarchie absolue. Les occupaient mes pensées, pourquoi ? Parce que l’État et la nation n’avaient jamais été aussi confondus et que, sans vouloir restaurer cette confusion, j’avais la conviction que le rétablissement de l’autorité de l’État était une des conditions du rétablissement de la France. » Le nouvel empire

[14L’ange et la bête

lundisoir Chaque lundi à 20h, nous vous proposons un nouveau rendez-vous, une rencontre, une discussion.
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :