Après l’explosion, la révolution – lettre du Liban

[Liaisons]

paru dans lundimatin#253, le 8 septembre 2020

L’article qui suit est un lettre envoyée depuis le Liban à nos amis de Liaisons. Il essaye de décrypter la situation après la double explosion du mois dernier à Beyrouth. Si ce qui restait de l’État et de sa légitimité ont été pulvérisés à cette occasion, cela ne marque évidemment pas la victoire du camp révolutionnaire. Entre autres scénarios probables, cette lettre évoque une guerre civile au cours de laquelle des pays étrangers tenteraient d’affaiblir le Hezbollah ou encore un accord international entre ce dernier et quelques pays opportunistes pour retrouver une fragile stabilité. Entre ces deux options : « Si le désespoir peut catalyser un renouveau, c’est qu’il n’y a ici littéralement nulle part ailleurs où aller. L’horizon actuel est pour le moins tremblotant, si tant est qu’il existe. Aucun rêve n’est à atteindre pour la simple raison que nous ne savons pas exactement ce que nous voulons. Nous abandonnons une maison parce qu’elle s’effondre et qu’y rester impliquerait d’y mourir. Nous n’avons d’autre choix que de nous frayer un chemin à travers les décombres et décamper. »

Quand j’ai vu la vidéo de l’explosion pour la première fois, j’ai cru que c’était un canular. Mon cerveau ne pouvait pas accepter qu’une bombe d’une telle intensité puisse exploser à Beyrouth. C’était la fin du monde, l’apocalypse. Tout le monde devait être mort. Puis, en lisant les fils WhatsApp et en appelant des amis, j’ai été soulagé d’apprendre que tous mes proches étaient en vie. Mais une fin, ce n’est jamais la fin. Le temps continue. C’est ce qu’oublie systématiquement la pensée apocalyptique. La fin ne survient pas définitivement, d’un seul coup. Il n’y a toujours qu’une série de mini-catastrophes qui s’amoncellent les unes sur les autres et il nous faut bâtir sur leurs ruines merdiques pour se frayer un chemin vers un horizon inconnu. Le mieux qu’on puisse espérer n’est pas un nouveau départ, mais la possibilité de pivoter, de prendre appui sur le mouvement du réel, d’y prendre son élan pour changer de direction. D’une certaine manière, j’ai toujours pensé que cette opportunité - celle d’enfoncer nos talons collectifs dans le moment présent et de quitter le chemin qui va droit en enfer – coïnciderait avec une décision collective résultant d’une volonté populaire autogérée. Ce n’est pas le cas. Elle ne peut être que le résultat d’un événement qui nous force, contre notre volonté, à nous adapter et à répondre à un vide qu’on nous avait déjà annoncé mais qui se révèle désormais à nous, qu’on le veuille ou non.

Quand je suis arrivé au Liban il y a une semaine, quatre jours après l’explosion, il y avait une énergie différente dans l’air, une intensité et une colère que je n’avais jamais ressentis auparavant. Je m’étais rendu par intermittence au Liban depuis la révolution du 17 octobre, mais cette fois tout était vraiment différent [1]. Depuis le 17 octobre, tout se passait comme si le gouvernement et son peuple se dévisageaient comme deux boxeurs sur un ring, avant que le gouvernement ne donne le premier coup. Le sentiment collectif était vraiment d’avoir reçu un gros coup sur la gueule. Mais il avait presque porté ce coup contre sa volonté : c’était un coup d’incompétence, de stupidité et de négligence. Pourtant, on sentait définitivement le sang dans l’air. Auparavant, les mots-clés de la révolution étaient la pauvreté, l’humiliation, les ordures et la corruption. Désormais, on parle de défiguration, de blessures, de mort, de destruction et surtout de vengeance. On voit ce sentiment difficile à exprimer, celui qu’on éprouve après avoir été littéralement physiquement agressés, et qui provoque en réponse un impératif presque biologique de se défendre, de frapper en retour. Toute réaction n’est pas le fruit d’une pensée, d’une politique ou d’une vision du monde. Le samedi 8 août, lorsque je suis arrivé place des Martyrs, une corde de bourreau avait remplacé le drapeau libanais, omniprésent lors des manifestations précédentes. Cette fois-ci, c’était devenu une affaire personnelle.

L’insurrection du 17 octobre 2019 représentait déjà une apogée, alors que la taxe imposée par le gouvernement sur WhatsApp avait fait déborder la marmite. Au lieu de quoi nous avons eu le coronavirus, suivi d’une crise économique et financière aux proportions inimaginables. Et puis ceci. Chaque fois que nous avons pensé toucher le fond, c’est comme si on amenait des marteaux-piqueurs pour creuser encore plus profondément. Mais que se passe-t-il lorsqu’il n’y a plus rien en-dessous ?

 

Nous assistons aujourd’hui à l’acte final de l’effondrement de l’État libanais. Depuis le tout début, c’est cet effondrement que visait la révolution du 17 octobre 2019. Le problème de cette révolution était néanmoins qu’elle continuait de s’adresser, volontairement ou par inadvertance, à l’entité même qu’elle voulait nier : le gouvernement libanais. La révolution était tombée dans ce piège classique qui consiste à revendiquer un nouveau gouvernement, un nouveau Liban, alors que la seule instance en mesure de répondre à une telle exigence est l’État même qu’il s’agit de destituer. Aujourd’hui, la situation est entièrement différente. La perte de légitimité de l’État n’est pas une revendication proclamée par des manifestants ou des intellectuels radicaux, elle est une réalité qui saute aux yeux de tous, que cela nous plaise ou non. Voilà la réalité où nous nous trouvons, avec laquelle nous devons travailler et à laquelle nous devrons ultimement répondre.

Ce fait n’est nulle part plus visible que dans les efforts déployés pour répondre à la catastrophe. L’État ne se donne à voir que sous la forme de sa propre obstruction ou de son insignifiance. Sous la forme de ces soldats hargneux avec leurs AK-47, fumant des cigarettes en regardant avec mépris les bénévoles venus ramasser les décombres. Ou de ces fonctionnaires qui ont fermé le port, en barrant l’accès aux familles des victimes qui cherchaient leurs proches enterrés vivants sous les décombres. Ou de ces bureaucrates qui ont tout fait pour encourager la diaspora libanaise à envoyer de l’argent – plus facile à détourner –, au lieu de dons matériels.

Ce sont des groupes de la société civile, des organisations caritatives et des groupes de jeunes activistes qui se portent volontaires pour nettoyer les zones touchées, fournir des abris aux déplacés, offrir une aide matérielle, médicale et même psychologique à ceux qui en ont besoin et commencer à planifier la reconstruction des zones dévastées. Parfois, ces groupes ou espaces sont explicitement politiques, comme la Nation Station, créée lorsque des amis qui s’étaient rencontrés pendant la révolution décidèrent collectivement de squatter un bâtiment endommagé par l’explosion pour y distribuer des repas, offrir de l’aide mutuelle et s’organiser avec le voisinage. D’autres groupes ont aussi entrepris un travail plus explicitement politique en s’organisant pour empêcher les entreprises de construction et les promoteurs immobiliers de démolir les bâtiments endommagés et de soudoyer les résidents, comme cela s’est produit après la guerre civile avec Solidere [2]. L’ampleur de la catastrophe et le profond mutisme du gouvernement forcèrent la révolution à accomplir ce qu’elle aurait dû faire dès le premier jour : s’auto-organiser. Nombre des partis politiques qui s’étaient formés autour de la révolution avaient déjà implosé, dans l’attente d’élections anticipées qui n’eurent jamais lieu. À la place, la gravité de la catastrophe et la nécessité d’y répondre donnèrent à ces formes d’entraide une légitimité inébranlable, qui allait de soi. En ce qui concerne l’explosion elle-même, peu importe ce qui l’a causé, elle souligna une fois de plus l’absence de l’État, dont l’illégitimité est désormais incontestable.

Toutefois, cette implosion finale de la légitimité de l’État ne doit pas être uniquement considérée comme une opportunité pour la révolution. Il s’agit aussi d’un transfert de la lutte autour d’un nouveau nœud de pouvoir, qui transcende l’État et le gouvernement national. C’est à ce niveau que toute sorte de visée révolutionnaire doit se situer.

Le pouvoir au Liban est comme un gâteau à trois couches. Il n’a jamais seulement été un État en tant que tel. Il n’a jamais été qu’une classe politique, le killun (tous) du slogan « killun yani killun » (Quand on dit tous, c’est tous !) de la révolution d’octobre. La classe politique, les chefs religieux qui forment la confédération tribale qu’on appelle le gouvernement libanais, coexistent aux côtés de deux autres piliers qui symbolisent chacun, respectivement, la colonne vertébrale du pouvoir politique : l’argent et les armes. Le premier est là par la grâce du cartel bancaire qui, depuis le début des années 1990, a mis en place une pyramide de Ponzi complexe qui a fini par voler toutes les économies de la classe moyenne libanaise en provoquant une dévaluation sans précédent de la monnaie nationale. Le second est représenté par le Hezbollah, qui ressemble aux partis confessionnels traditionnels tout en formant une couche de pouvoir distincte du fait de la suprématie militaire complète dont il jouit vis-à-vis des autres partis et même de l’armée libanaise. Le Hezbollah agit donc comme un « deep state » quasi-militaire, dont la direction politique ne se structure pas autour de chefs locaux mais s’encastre dans la « Révolution islamique » comme phénomène régional sous l’égide de l’Iran.

Ces deux réalités, les armes iraniennes par le bas et le capital du Golfe par le haut, ont été consolidées par le consensus des Accords de Taif qui ont mis fin à la guerre civile libanaise. Un renforcement militaire sans précédent s’est produit dans le sud du pays (supervisé par l’Iran mais facilité par le gouvernement syrien) tandis qu’une forme de reconstruction fondée sur un développement néolibéral débridé a été mis en place sous la supervision de l’Arabie saoudite (grâce aux placements du Golfe et à de lourds emprunts auprès des banques nationales - faisant du Liban l’un des pays les plus endettés par habitant de la planète). Cet accord s’est effondré en 2005 avec l’assassinat de Rafic Hariri et le retrait des forces syriennes du Liban. Il a été reconstitué avec l’accession de Michel Aoun à la présidence en 2016, avant d’imploser une fois de plus, emportant avec lui la légitimité de l’État libanais, comme le révèle en toute clarté l’explosion.

{}Lorsque la politique dort, les monstres se réveillent..{}

L’exigence de nier la politique classique constituait le trait dominant du nouveau Printemps arabe qui battait son plein l’année dernière juste avant que la Covid19 n’entre en scène. Contrairement au Printemps arabe de 2011, où les vocabulaires du libéralisme, du nationalisme, de l’islamisme et parfois du socialisme convergeaient pour affronter le pouvoir autocratique de l’État, ce qu’on a pu voir dans les pays arabes qui virent des résurgences révolutionnaires à la fin 2019 (Irak, Liban, Algérie, Soudan) était un rejet frontal de la politique étatique en soi et pour soi. N’étant plus considéré comme le véhicule des aspirations nationales, l’État avait échoué et son existence coïncidait sans reste avec cet échec. Au Soudan, tous les partis traditionnels de l’opposition étaient devenus des spectateurs passifs des comités de quartiers (les fameux Comités de résistance) qui organisaient la révolution, sans oublier le SPA (Association professionnelle soudanaise), un syndicat de professionnels de la classe moyenne qui n’est pas reconnu par l’État. L’un des principaux slogans du mouvement irakien était « Non aux partis politiques ! », alors qu’au Liban on scandait « Quand on dit tous, c’est tous ! » (Killun yani killun), ce qui reflète l’opposition à tous les grands partis politiques qui gèrent le pays.

Or maintenant que l’effondrement de l’autorité de l’État n’est plus une revendication mais une réalité, il convient de faire l’inventaire des forces en présence. Après avoir percé l’épiderme de l’État jusqu’à en atteindre la moelle, nous le voyons se réduire aux forces élémentaires qui composent sa puissance : la loi (ou le lieu de la souveraineté) d’un côté, et la menace d’une violence brute de l’autre, incarnée principalement par le Hezbollah et à un degré moindre par ce qu’il reste de l’appareil d’État. La jonction entre la loi et le pouvoir d’État devient particulièrement transparente, d’une manière qui n’est pas sans rappeler les thèses d’Agamben, alors que l’état d’urgence vient d’être déclaré. Au moment d’écrire ces lignes, une manifestation s’organise en soirée face au Palais de justice pour pousser le Conseil constitutionnel du Liban – la seule instance qui peut légalement destituer le président – à agir, alors même que l’état d’urgence déclaré par l’armée interdit tous les rassemblements. Qui donc est souverain maintenant ? Le président, le Conseil constitutionnel, le Hezbollah, la mère patrie française ?

Cela nous oblige à prendre en compte une autre tendance, alors que le nœud et l’orientation de la lutte politique s’achemine vers un non-État (ou plutôt un État non-libanais). Je pense aux fameux États étrangers qui encerclent présentement Beyrouth comme des vautours voraces depuis que la légitimité de l’État libanais est mise aux enchères. L’appui de l’occident – traditionnellement mené par la France – leur donne leur légitimité mondiale, et celui du Golfe – traditionnellement mené par l’Arabie saoudite –, leur fond. Nous l’avons vu quand Macron a débarqué sur le tarmac libanais deux jours après l’explosion, puis encore lorsque Dubaï a offert, par la bouche – entre toutes – de Twitter, de louer les installations portuaires libanaises pour vingt ans. Ces puissances se demandent comment elles pourraient pénétrer le Liban pour le traiter de nouveau comme un havre de paix touristique et financier. En somme, elles se demandent comment réinstituer le pacte des années 1990 alors que les forces iraniennes ont pris du galon et se sont ancrées au Liban bien mieux qu’auparavant – tout comme en Syrie et en Irak.

La question qui s’ensuit est évidemment celle des armes du Hezbollah. Ce n’est pas que la colère palpable et les frémissements de rage qui ont resurgi au Liban la semaine dernière, mais aussi la volonté de parler plus directement du Hezbollah. Le rapport au Hezbollah était beaucoup plus ambivalent au début de la révolution ; certains le condamnaient alors que d’autres entretenaient l’illusion qu’il serait ultimement charitable, mais on s’entendait largement pour dire qu’ils ne sauraient, lui et ses armes, constituer une fin en soi pour la révolution, que ce soit pour des raisons pratiques ou morales. Cela n’est plus le cas aujourd’hui, alors qu’on se met à débattre sans ambages du Hezbollah pour dire qu’aucune avancée n’est possible sans sa démilitarisation. Samedi dernier, en accompagnement des effigies en flammes et des diverses têtes de politiciens libanais en carton, nœuds coulants au cou, on chantait haut et fort (en arabe) : « Hezbollah est une organisation terroriste ! » Le fait que ce chant était entrecoupé de « Nasrallah, sioniste ! » [3] me laisse croire que ce slogan était moins une capitulation au discours occidental qu’une affirmation forte et claire : le Hezbollah est un ennemi du peuple libanais, et il a du sang sur les mains.

L’argent et les armes sont de retour avec une soif de vengeance. En prenant soin d’éviter les pronostics, il semble que deux choix s’offrent à nous : soit l’éclatement inévitable d’une guerre civile dévastatrice si les puissances étrangères et leurs associés libanais s’attaquent de front au Hezbollah, soit un pacte du diable entre le capital étranger et les forces armées présentes sur le terrain, incluant le Hezbollah. La dernière option aurait besoin d’être remplie par un intermédiaire qui ferait l’affaire de l’Occident tout en étant capable de dialoguer avec l’Iran et ses forces sur le terrain. Militairement du moins, ce rôle convient parfaitement à la Russie, et je parierais aussi mes jetons sur les Émirats Arabes Unis, forts de leur récent accord de paix avec Israël, pour jouer ce rôle économiquement.

À plusieurs égards, le Liban n’est pas un pays. C’est un arrangement, un accord tout au plus temporaire. La plus grande source de discorde à l’heure actuelle est le désarmement du Hezbollah. Le président de la République et son parti, tout comme le président de l’Assemblée et le sien, représentent le segment de l’élite politique qui soutient l’armement du Hezbollah. Le rôle prépondérant de cette faction dans le gouvernement et la scène politique libanaise a compromis la position du Liban vis-à-vis de ses alliés d’Occident depuis une dizaine d’années, empêchant le genre de pacte qui avait apparemment assuré la stabilité du pays dans les années 1990. Le retour d’une telle stabilité compromettrait l’essence même du soi-disant gouvernement d’unité nationale que tant appellent de leurs vœux à l’intérieur comme à l’extérieur du Liban en trouvant une manière d’exploiter le pays sans soulever la question épineuse du Hezbollah. L’autre alternative serait vraisemblablement une guerre en vue de couper la puissance militaire du Hezbollah au moins de moitié soit en invitant une coalition internationale à intervenir sur le terrain, soit dans un scénario qui s’approcherait davantage de la guerre civile, où les forces politiques établies s’en prendraient directement au groupe, qu’ils ne portent pas particulièrement dans leur cœur.

L’énigme reste de savoir quel scénario serait le pire. D’un côté, la guerre civile, de l’autre, la sécurisation finale d’un accord entre les deux piliers de la déchéance libanaise : soit un développement économique à court terme aussi inéquitable que corrompu, soit la croissance et l’expansion d’une milice par procuration qui impose son agenda religieux sanglant de Beyrouth à Bagdad. Ces deux systèmes dépendent du fait que le Liban resterait une république de bananes, comme nous l’avons suggéré, gouvernée par la même classe politique sectaire et corrompue contre laquelle s’était initialement soulevée la révolution d’octobre.

Quoi qu’il en soit, la question qu’il reste à se poser est celle de la place de la révolution du 17 octobre dans tout ça. Faut-il croire que l’horizon du 17 octobre se situerait entre ces deux alternatives infernales proposées par la classe politique ?

Sur un plan, cette valse entre les puissances mondiales, les mécanismes légaux (nationaux et internationaux) et le Hezbollah n’a rien de nouveau. On peut y voir de plusieurs manières un retour à l’assassinat de Rafic Hariri il y a quinze ans, en 2005, lorsqu’on voyait une enquête internationale non seulement comme un moyen d’assurer l’imputabilité des responsables mais comme une voie vers la réalisation et la garantie d’un changement politique profond. C’est ce qui s’est passé jusqu’à un certain point avec le retrait des forces syriennes un plus tard cette année-là, mais ce fut incomplet dans un sens, car le Hezbollah a conservé son arsenal militaire, pour l’augmenter par la suite. Les résultats de cette enquête devraient normalement sortir dans un mois. Il n’y a aucun moyen de prédire leurs retombées.

La révolution actuelle répète ce scénario alors que Melhem Khalaf s’est avisé de poursuivre l’État du Liban devant la Cour internationale de justice. Melhem Khalaf est le seul homme politique indépendant à qui l’on ait décerné la présidence d’une association professionnelle majeure au Liban (en l’occurrence, le Barreau du Liban, dont on ne saurait surestimer l’importance). L’initiative actuelle revient donc à voir la révolution s’aventurer dans les sables mouvants de la géopolitique et des juridictions légales internationales. Là où le bât blesse, c’est que la gauche mondiale en général et les forces révolutionnaires locales en particulier manquent cruellement des moyens nécessaires pour se frayer un tel chemin. Malheureusement, en ce qui concerne les enjeux géopolitiques la gauche a préféré garder le silence pour se concentrer sur les luttes locales en condamnant tous les acteurs internationaux, quand elle n’a pas carrément cédé le terrain aux staliniens. On dit que tout le monde était à Beyrouth pendant la guerre civile. La CIA, le KGB, le PLO, l’IRA, les Saoudiens, les Libyens et les Chinois ; tous les services secrets, groupes terroristes et milices étaient sur place. On peut dire la même chose aujourd’hui. Tout le monde est à Beyrouth. Le FBI a débarqué. Macron est venu et reviendra le 1er septembre. Comble de l’ironie, dans son discours de Beyrouth, le ministre iranien des affaires étrangères Javad Zarif a dénoncé avec véhémence l’ingérence étrangère dans la politique libanaise.

Quelle est notre place dans tout cela ? Un des principaux slogans du soulèvement suggérait que la révolution ne négocie pas, mais exige. En vérité, la révolution n’exige pas plus qu’elle ne négocie, car il n’y a pas plus quelqu’un à qui exiger qu’avec qui négocier. Tout ce que peut faire la révolution, c’est construire. C’est en cela – et certainement dans ce vide – que la révolution doit et a déjà commencé à s’organiser ; en se solidifiant par l’action. C’est ce qui arrive d’abord en réponse à la tragédie et aux insurmontables besoins humanitaires qui en découlent, puis après cela doit passer par la constitution d’une puissance alternative à un État qui a déjà disparu à toutes fins pratiques. Je ne suis pas naïf au point de croire que des institutions révolutionnaires dirigées par la base pourraient remplacer l’État du Liban, mais tout ce qui peut être construit et toutes les initiatives qui peuvent être prises devront l’être s’il s’agit d’ériger un nouveau pilier au loin du fracas des mitrailleuses ou des poignées de mains moites en coulisses. Un pilier loin de l’argent, et loin des armes.

L’assurance, la réalité nue de la tragédie a sapé les bases des esprits des gens. J’ai dit qu’il y avait de la colère. Or il ne s’agit pas seulement de colère, mais d’une intensité qui s’élève, d’une émotion en ascension. Toute négative, figurez-vous, dans le sens conventionnel du mot. Tout un spectre d’émotions du désespoir à la rage, et puis vice-versa. On ne voit plus cette joie tragique qui a marqué tout mon vécu au Liban. La fête est finie pour de bon et l’ambiance émotive et littérale est – dans les mots de ma génération – toxique. Toutefois, comme je le disais l’autre jour à un ami de New York, il y a une certaine détermination ici que je n’arrivais pas à distinguer au début de la révolution : une détermination rude et brutale née dans la colère et le désespoir, non dans l’aspiration et le bonheur. Il se pourrait bien, en dernière instance, que la rage et la colère soient plus fortes que l’espoir, que la vengeance soit un motif plus puissant que tout projet révolutionnaire. Si le désespoir peut catalyser un renouveau, c’est qu’il n’y a ici littéralement nulle part ailleurs où aller. L’horizon actuel est pour le moins tremblotant, si tant est qu’il existe. Aucun rêve n’est à atteindre pour la simple raison que nous ne savons pas exactement ce que nous voulons. Nous abandonnons une maison parce qu’elle s’effondre et qu’y rester impliquerait d’y mourir. Nous n’avons d’autre choix que de nous frayer un chemin à travers les décombres et décamper. Nous nous réveillons parce qu’il n’y a pas d’autre option, mais cette option, l’absence d’option, pourrait fort bien s’avérer la meilleure manière d’aller de l’avant.

Malek, pour Liaisons

[1La Révolution du 17 Octobre 2019 était un soulèvement de masse interconfessionnel qui exigeait la chute du régime et la fin du système politique confessionnel. En réponse au soulèvement, le premier ministre Saad Hariri avait annoncé sa démission le 29 Octobre 2019.

[2Solidere est une compagnie de construction qui avait racheté une bonne partie des immeubles endommagés dans le centre de Beyrouth après la guerre civile, transformant le centre historique en un projet immobilier fantomatique, divorcé du reste du tissu urbain. Une bannière de la Station Nation proclame : « Ne laissons pas ce quartier devenir le Solidere 2.0 ».

[3 Les manifestants s’en prenaient ainsi à ce qu’ils considèrent comme une relation symétrique entre Israël et le Hezbollah, dont le cadre rhétorique dépend de l’existence d’un État ennemi qui justifie son pouvoir. En un sens, cela fait de Nasrallah le sioniste par excellence.

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