L’antitsiganisme est la forme de racisme aujourd’hui sans aucun doute la plus banalisée et la plus normalisée, car il peut s’exprimer publiquement de la manière la plus ordinaire sans que nul ou presque ne s’en émeuve. Seules quelques déclarations particulièrement outrancières de personnalités politiques sont poursuivies en justice (comme Gilles Bourdouleix, maire de Cholet, pour son « Hitler n’en a peut-être pas tué assez » [1]). Mais des propos similaires s’étalent librement sur les réseaux sociaux et les forums de discussion en ligne au mépris des signalements.
Les médias publics et la presse ne sont pas en reste, comme on va le voir. Mais leur style est différent : ils affectent une neutralité fictive, croyant que l’usage de l’expression de « gens du voyage » les dédouane de tout soupçon de racisme, alors qu’ils se font le plus souvent l’écho sans filtre ni discussion des propos d’élus et de citoyens hostiles. Ainsi, régulièrement, les termes de « fléau », de « plaie » et « d’invasion » sont-ils utilisés avec la plus grande innocence et sans la moindre analyse critique [2] Les membres des groupes ciblés, eux, ne sont presque jamais consultés ; leur parole n’est pas sollicitée et moins encore lorsque – très rarement – quelque analyse, en général d’une pauvreté confondante, est proposée. Dire que les Voyageurs n’ont pas droit à la parole est bien insuffisant ; en fait toute parole, et plus radicalement, toute humanité leur sont retirées à travers leur réduction systématique au déchet et à l’excrément. Le message subliminal est évident, et il nous rappelle les pages les plus sombres de l’histoire, de leur histoire au mitan du XXe siècle, dont Bourdouleix déplore qu’elle n’ait pas conduit à leur éradication totale et définitive : ils ne sont eux-mêmes que déchets, pollution, nuisances, excréments [3].
En effet, il n’y a désormais presque plus aucun article de journal ou reportage sur les Gens du Voyage, qui ne concerne la question des stationnements illicites, envisagée, non par le biais du manque affligeant de possibilités d’accueil, et non du point de vue des difficultés multiples qu’engendrent pour les Voyageurs eux-mêmes ces modes de séjour contraints (problèmes d’accès à l’eau, à la scolarisation, expulsions musclées, etc.), mais des « nuisances » qu’ils occasionnent selon les riverains et leurs élus, au premier rang desquelles, désormais, depuis environ une quinzaine d’années, les déjections humaines, sujet devenue proprement obsessionnel. On se propose ici d’examiner comment, à travers des extraits de presse entre 2010 et aujourd’hui, s’exprime cette obsession excrémentielle ? Quel travail opère-t-elle, dans le nouveau contexte de redéfinition du sanitaire à travers l’invocation hygiénique et désormais écologique et environnementale, pour justifier les expulsions et l’adoption d’une politique répressive de sédentarisation forcée ? De quoi, enfin, l’obsession excrémentielle est-elle le symptôme ?
L’argumentaire récurrent est assez étonnant. Certes on insiste bien sur tout ce qui continue à constituer le stéréotype négatif des « gitans » rebaptisés « gens du voyage » : un « sentiment » d’insécurité, d’éventuels (et souvent non prouvés) vols et chapardages, mais en fait, tout converge désormais vers un seul élément. Car toutes choses examinées, riverains et journalistes doivent en convenir, et non de gaité de cœurs : les installations illégales, comme du reste légales, ne sont le plus souvent guère associées au vol, aux incivilités caractérisées, à des inconduites… Non, ce n’est pas cela, le « problème », c’est qu’il font leurs besoins, le problème c’est qu’ils chient !
Quelques exemples : La Dépêche du Midi du 30 juillet 2015 (Évelyne Encoyand) rapporte les propos du maire de Muret, André Mandement, au sujet du récent séjour d’un groupe dans le quartier d’Ox : « C’est une plaie » déclare-t-il tranquillement (voir n. 2 supra). Pourtant, le maire ajoute : « On essaie de les traiter avec humanité. Les villes qui jouent les gros bras le regrettent. À Ox, ils n’ont rien cassé. Le chef de village [sic] [4] a laissé 550 euros au CCAS ». Mais alors où est le problème ? Le voici : « les riverains [sont] excédés de trouver des excréments autour d’eux ». La journaliste de conclure alors, sans autre commentaire : « Il est sûr que le passage des gens du voyage à Ox n’aura pas amélioré l’image qu’ils ont auprès des habitants ». La leçon est claire ; les gens du voyage méritent leur mauvaise image, et il ne sert à rien « d’essayer » de les traiter avec humanité. Pourquoi ? Une seule raison suffisante : ils laissent des excréments ! Pourraient-ils faire autrement ? Que feraient eux-mêmes le maire de Muret, la journaliste de la Dépêche et les riverains en question, s’ils n’avaient pas de toilettes ?
A Saint-Denis-en-Val, selon la République du centre (14 août 2024), au sujet d’un terrain privé accueillant une quarantaine de caravanes, après qu’un riverain ait concédé : « Les familles ne nous dérangent pas », le journaliste poursuit : « Le problème est ailleurs. Dans la partie boisée délimitant l’arrière du terrain. ‘Il y a plein d’excréments et de papier toilette au sol’, peste un riverain ».
Autour de Toulouse, le mai 2024, La Dépêche du Midi déplore les « Installations illicites » (route de Revel, Muret, La Cépière, Parking de la Cité de l’Espace), et compte (sur quelle base ?) « 600 caravanes, en orbite autour de Toulouse » : Le « problème » majeur est « sanitaire, avec des déjections dans la nature » : « Les riverains sont excédés ». Le journaliste, c’est suffisamment rare pour mériter d’être signalé, cite le Schéma Départemental d’Accueil et d’Habitat des Gens du Voyage qui reconnaît qu’« aucun nouvel équipement n’a été construit depuis 2013 ». Mais c’est comme si la question des « déjections », appréhendée exclusivement du point de vue extérieur, celui des « gens honnêtes », – « les riverains » – passait devant toute autre considération.
Ainsi ne compte-t-on pas, dans les journaux locaux, les déplorations concernant les « voies vertes », les chemins de hallages, circuits de santé ou chemins de randonnés conchiés (évidemment sur quelques mètres ou tout au plus dizaines de mètres) par « ces gens », accusés de polluer les loisirs des honnêtes amateurs de nature. Notons ce clivage entre le citadin qui randonne ou fait son jogging et le Voyageur qui utilise la « nature » comme toilettes et cette représentation de la nature rêvée pour les activités de loisir : vierge de toute souillure humaine [5] et qui suppose donc le strict confinement, à l’intérieur des murs, des fonctions excrétoires (voir infra).
L’histoire est toujours à peu près la même : un groupe – cela peut aller de quelques caravanes familiales aux quelques centaines que peut compter une grosse mission évangélique parcourant le pays durant l’été – s’installe quelque part pour quelque temps, sur un terrain public ou privé : friche industrielle, terrain vague, mais aussi parking commercial, champ, parc de loisir… Pourquoi le groupe en question en est-il réduit à ces installations de fortune, bien souvent dans un environnement et en des lieux dégradés et insalubres ? La question, sauf exception, n’est pas posée et elle n’a pas à l’être, dès lors que l’on tient pour évident, au contraire, que les agents par excellence de dégradation et d’insalubrité, ce sont eux, les « gens du voyage » (expression pensée en France comme politiquement correcte), les « Gitans » (comme on les appelle en fait, hors colonnes, ou d’ailleurs – pour la Suisse – dans les journaux eux-mêmes). L’installation est une « invasion », le groupe est « indésirable » : des riverains, les élus ou les propriétaires réclament son expulsion, engagent les procédures légales. Dans certains cas des pétitions sont signées. Les autorités s’indignent, la presse et les médias servent de porte-voix. Les intrus doivent partir ! Ou, s’ils sont partis, c’est pour constater « les dégâts » et surtout, surtout, les horribles, infames, insupportables « déjections », dont toute trace pourtant est naturellement effacée après quelques jours ou quelques semaines. Bourdouleix, déjà cité, propose de lutter contre cette population excrémentielle par l’excrément : « Je suis prêt à prendre un camion plein de merde pour le déverser au milieu de leurs caravanes » [6]. Et puis, on passe aux comptes : combien a couté ou va couter le nettoyage, la « réhabilitation », la « dépollution », la « décontamination » du site. Des riverains signent des textes pour clamer que l’argent communal – « nos impôts » –, ne doit pas servir aux Gens du Voyage [7] qui pourtant, assez souvent, vivent depuis toujours dans la commune, ou aux environs, repoussés, refoulés en fait de chez eux. Et bien sûr, en tant qu’artisans, paient des impôts. Mais cela, on ne le lit jamais. Par contre, on loue les autorités pour l’installation de kilomètres de rochers et de blocs de béton [8], voire même de murs en bonne et due forme, comme à Toulouse [9]. De la même façon, déplore-t-on les branchements sauvages aux réseaux d’eau et d’électricité. Mais la question des droits, d’accès à l’eau d’abord et à l’énergie électrique ensuite, n’est pas posée, l’accès aux services publics dont jouissent les autres citoyens qui vivent en maison. C’est comme s’il était dans l’ordre des choses, normal, que ces indésirables n’aient pas de lieu de vie légitime en dehors de « camps » prévus à cet effet (car, par nature, n’est-ce pas, les « gitans » vivent dans les « camps »), pas de droit à l’eau, pas de sanitaires… Peut-on vivre sans boire, peut-on vivre sans déféquer ni uriner ? Mais c’est cela, justement, l’enjeu : les ramener, les réduire à leurs besoins naturels, à leur animalité : leur faire grief, leur faire honte de l’animalité à laquelle on les réduit, en ne voulant voir que leurs fèces et leurs ordures. Or, ce à quoi conduit cette déshumanisation, cette très perverse animalisation et dégradation, nous le savons, nous l’avons vu à l’œuvre en d’autres temps. Et c’est bien dans des camps, des lieux d’enfermement, que ces choses se sont passées, se passent encore : il existe un lien évident entre le fait de considérer que ces gens-là vivent, ou devraient vivre dans des camps et leur reductio ad stercus, leur abaissement à la merde.
En 2010, le Syndic de Lausanne, Daniel Brélaz (parti suisse des Verts et conseiller aux Etats), concernant « les excréments laissés en pleine nature », déclarait : « avec les Gitans, c’est inévitable. C’est dans leurs mœurs. Un trait de caractère profond ». Cette dernière expression louche du côté de la race : les gitans sont une race excrémentielle. Mis en cause, le syndic maintint ses propos, filant les allusions scatologiques [10], en apportant juste une rectification : « J’aurais mieux fait de dire ‘us et coutumes’ ». Rectification culturaliste, donc. L’un de ses camarades de parti, conseiller aussi, Luc Recordon, alors qu’il cherchait à atténuer ses propos, apporta cette concession tout à fait révélatrice : « le « propre en ordre » n’est pas dans leur culture. » Cette déclaration exploite le vieux stigmate de la crasse attachée aux « Gitans » mais elle a quelque chose d’étonnant pour quiconque a, comme c’est mon cas, réellement fréquenté des Voyageurs : le propre en ordre, comme dit notre écologiste suisse, y est en effet souvent poussé (sans en faire une règle absolue), par rapport aux façons de faire des non-Tsiganes, à des extrêmes, jusqu’au cirage des pneus et la protection des banquettes sous housses plastiques. En retour, même si cela peut faire rire les imbéciles, une représentation bien répandue chez les Voyageurs – et très fortement argumentée – est celle de la malpropreté des Gadjé (non Tsiganes).
Mais il ne s’agit pas ici, du moins pour l’instant, de faire appel au différentialisme culturel, car la première chose à dire est que celui-ci est, comme on le voit avec ces deux valeureux contempteurs Verts de la pollution tsigane, l’expression favorite du racisme contemporain [11], sous lequel demeurent enkystés des préjugés racialistes. C’est ce qu’a bien compris le pasteur May Bittel, voyageur suisse, bien connu en ce pays, qui a rétorqué : « Ma culture, ce n’est pas la merde », puisqu’en effet, sa culture est ici réduite à l’excrémentiel, une culture de l’excrémentiel sauvage, non civilisée par les pratiques dites de propreté et de pureté, qui sont, comme Mary Douglas nous l’a appris, des pratiques de mise en ordre du monde (opposées à l’immonde désordre, la saleté) [12]. Bref ce qui leur est attribué, sous le voile du culturel, c’est bien en fait, une absence de culture qui s’exprime non par des mots, mais des excréments.
Car l’invocation de la différence culturelle, comme par hasard, revient à pointer des comportements naturels, au sens de comportements que l’homme – et en particulier ces hommes là – partagent avec les animaux. C’est ce que font apparaître les rares tentatives, dans la presse, visant à expliquer pourquoi les Gens du Voyage défèquent dans la nature. On ne cesse d’abord de répéter qu’ils n’y sont pas obligés, ce qui pourtant est souvent – on l’a dit – fort contestable : ils refuseraient les toilettes à l’intérieur des caravanes et négligeraient superbement les sanitaires quand on en met à leur disposition. Nous examinerons ce que vaut cet argument rageur qui n’est qu’une variante du leitmotiv sur la peine que l’on se donnerait en vain pour les civiliser.
Le Matin, journal suisse aujourd’hui disparu, le 11 août 2012, faisait état de la « polémique » suscitée par les « excréments laissés par des Gitans » suite au séjour d’une centaine de caravanes sur un champ privé de Collombey-Muraz (Valais) pour un mariage : « L’image de ces déjections concentrées à l’air libre et ornées de papier toilette cristallise les réactions hostiles » ; la commune a « annoncé cette semaine vouloir porter plainte parce que « des actes contraires à l’hygiène ou de nature à compromettre la santé et la salubrité publiques ont été perpétrés ». Camille Kraft, la journaliste, cherchant des explications, s’en alla les chercher auprès des sachants : une brochette de professeurs et d’intellectuels, dont aucun manifestement ne connaissait vraiment les Voyageurs. Mais cela était toujours mieux que d’aller demander « aux Gitans » eux-mêmes (y eût-elle seulement pensé ?).
Dans cet article, du reste assez court, la palme des explications foireuses (c’est le cas de le dire), revient au psychanalyste genevois Georges Abraham : « Souiller un endroit donné est une manière de se débarrasser mentalement d’un lieu que l’on a choisi et valorisé le temps du mariage seulement, mais où le couple ne va pas rester - cela les incite à ne pas se sédentariser. » Les Voyageurs souilleraient les lieux qu’ils occupent pour s’empêcher eux-mêmes d’y rester et de se sédentariser ! Cela est stupide, ne serait-ce que parce que, lorsqu’ils échappent à l’expulsion, nombreux sont ceux qui tentent de rester sur les lieux le plus longtemps possible, en les aménageant au mieux à leur convenance. Cette spéculation creuse obéit à une représentation éculée : celle du peuple éternellement errant et sauvage, maudit par Dieu pour avoir forgé les clous du Christ [13].
Il serait en tout cas question de « pratiques culturelles » et « symboliques ». Bien. Certainement. Sans aucun doute, toute pratique humaine, y compris bien sûr celles qui répondent à des besoins physiologiques, sont culturelles, de même que sont éminemment culturelles les répulsions que suscitent certaines manières de faire des « autres ». C’est une évidence. Sauf que ce n’est justement pas ce qui ressort de l’article en question, mais plutôt le poncif animalier du marquage du territoire. En effet, le « biologiste et généticien des populations » André Langaney nous y enseigne qu’il y a là un « réflexe territorial évident » : « quantité d’espèces animales marquent leur territoire par l’urine et la crotte ». Et d’ajouter : « L’aspect symbolique est primordial. » Ben justement non, les crottes qui marquent le territoire d’un animal sont des signaux, non certes des symboles ; en rabattant ce schéma explicatif sur un comportement humain, on ramène et réduit celui-ci à l’infra-symbolique.
Cette démarche délétère qui, une fois de plus, dégrade l’humain et fait les choux gras de l’antitsiganisme, menace l’anthropologie elle-même, du moins à travers les raccourcis journalistiques et lorsque cette belle science ne sait pas de quoi elle parle. Le même article en effet cite les avis éclairés par ses titres (mais non certes par ses connaissances de terrain [14]) d’Alain Epelboin. Je cite la journaliste citant le « médecin » et « anthropologue » : « Selon Alain Epelboin, le dépôt de déchets, organiques ou ménagers, est un moyen, souvent inconscient, ‘de marquer une frontière vis-à-vis de l’altérité’. Une altérité qui commence, pour des nomades, au dehors de la tente ou de la caravane ». Ainsi les « gitans » s’emploieraient-ils à marquer une frontière entre le même et l’autre, l’altérité commençant pour eux – puisqu’ils sont « nomades » – au pied de leur caravane ! Ces propos, qui reviennent finalement toujours à la question du marquage du territoire, sont totalement étrangers aux pratiques effectives. Il ne s’agit jamais de marquage, conscient ou inconscient, mais de recherche d’un lieu, n’importe lequel, dans les conditions souvent extrêmement contraintes du stationnement, de préférence en extérieur, assez éloigné des caravanes et surtout à l’abris des regards, dans un fourré, derrière un talus ou protégé par l’obscurité. La seule chose qui compte vraiment, hors la discrétion, est de s’éloigner de l’espace domestique.
Dix ans plus tard, en 2023, le même anthropologue est sollicité par un autre journal suisse (24 h) pour délivrer sa science sur ce sujet qui, décidément, passionne les Helvètes. Cette fois, il s’agit de la présence à Lausanne d’un groupe évalué à 450 personnes sur un parking dénué de tout sanitaire : « Depuis que les gitans, des Tziganes en provenance de France, se sont installés début mars sur le parking relais de la Bourdonnette à Lausanne, les photos des déjections humaines qui minent le petit chemin menant à la station du métro, en bordure du campement, font s’entrechoquer les cultures sur internet et suscitent des commentaires extrêmes, dans leur grande majorité. Aussi de la part de nos lecteurs. » [15] Le même Alain Epelboin prodigue son analyse : « Pour les autochtones, utilisateurs habituels du parking, ce petit chemin est une voie d’accès et de sortie, une entrée, alors que pour les résidents actuels c’est un arrière, une voie d’accès qu’il convient – inconsciemment ? – d’obstruer. Le dépôt de fèces, comme celui des ordures, c’est une façon de borner, de contrôler l’accès à un espace privatisé, et ce dans toutes les civilisations. » On en revient toujours à l’excrément comme bornage, délimitation d’un territoire ou « espace privatisé », comme pratique universelle et même au-delà, puisqu’elle est aussi partagée par nombre de mammifères. En conchiant le chemin, ces « Tziganes » venus de France, chercheraient à obstruer, boucher une voie d’accès à leur campement « inconsciemment », presque instinctivement… C’est peu de dire que l’on n’est pas convaincu, la première question de bon sens étant de savoir, en l’absence de toute installation sanitaire, où, matériellement, les occupants du parking peuvent faire leurs besoins à proximité.
Ce même article présente longuement les avis d’un gadjo, un policier, Arnold Moillen, qui a longtemps exercé ses fonctions parmi – et manifestement aussi contre [16] – les « gitans », au point d’avoir été baptisé par ceux-ci (à mon avis de manière complètement ironique, mais il en est très fier) « Capitaine Gitan ». Il a d’ailleurs publié en 2007 un livre autobiographique sous ce titre de Capitaine Gitan que je n’ai pas encore lu. Ce livre, qui devait s’intituler d’abord Un flic chez les Tziganes [sic], doit pourtant traiter de la question qui nous occupe, car un article de 1999 le présente comme ce héros qui « a réussi à répandre l’usage du sac-poubelle dans les campements, pas encore celui des cabines W.-C. » L’article se poursuit ainsi : « Plus encore que la réputation de voleurs de poules, cette question symbolise l’incompréhension entre les autochtones et les gens du voyage, certains clans du moins. Le policier ne croit guère ceux qui disent que les nomades marquent leur territoire d’un cercle d’étrons. Réunissant autour de lui les patriarches et les pasteurs – puisque ces derniers prennent une place toujours plus importante dans ces sociétés, il lui est arrivé de citer le Deutéronome. Chapitre 23, ‘la pureté dans les camps’. Mais c’était clamer dans le désert. ‘ Ce ne serait pourtant qu’une question d’éducation’, assure le policier ».
J’ai repris cet amusant passage où Capitaine Gitan incarne jusqu’au dernier degré la caricature, non du policier qu’il est et qu’il demeure certes (ne traitant qu’avec de supposés patriarches qui n’existent pas !), mais de l’apostolat hygiéniste, n’hésitant pas même à prêcher la Bible aux pasteurs, citant le passage de l’Ancien Testament où il est prescrit qu’en temps de guerre, pour préserver la « pureté » du campement militaire – gage de victoire –, chacun devra enterrer ses crottes avec une cerfouette ! Mais voilà, il le reconnaît humblement : il ne fut pas écouté, laissant entendre que décidément, ces gens sont rétifs à toute entreprise éducative ! C’est aussi, peut-être, que l’assimilation d’une aire de stationnement à un camp militaire ne leur saute pas aux yeux !
Ces interventions de Capitaine Gitan, dans l’article de 2023, sont un mélange de faussetés totales et d’observations empiriques indiscutables. De fausseté, lorsque, par exemple, il explique que seuls les Roms sont concernés par cette pratique détestable [17] (il n’a donc pas lu la presse !) ou quand il se vante de connaître « la hiérarchie de chaque communauté », confondant sans doute la structure pyramidale de la police avec l’organisation horizontale et non hiérarchique de la plupart sinon de tous les groupes concernés. Il dit cependant aussi des choses plus acceptables, comme par exemple, résume le journaliste : « pour cette communauté spécifique, il est inacceptable d’être vu quand ils vont faire leurs besoins. ‘C’est difficile même entre gitans, voilà pourquoi ils le font dans les champs ou dans les forêts, à l’extérieur du camp’ ». On ne dira rien de cette banalisation délétère du lexique du « camp », mais il est vrai que, parmi les Manouches que je fréquente, une très grande pudeur entoure ces actes quotidiens, surtout considérés selon le clivage des genres. Ainsi, je connais des hommes qui jamais n’useront de toilettes dans un appartement, sur une aire d’accueil ou une salle des fêtes où se trouvent des femmes qui pourraient les voir vaquer à cette fonction naturelle. D’autres sont plus souples… Il faut donc éviter toute généralisation indue, mais aussi ne pas avoir peur, en effet d’envisager la dimension culturelle, qui est indéniable. On a souvent mis en avant un très fort partage entre l’impureté du bas du corps (de l’excrétion, mais aussi de la sexualité) et la pureté du haut, qui sous des formes spécifiques moins tranchées, se retrouve d’ailleurs chez les gadjé. En ces comportements intimes, comme en tous les autres, les groupes tsiganes produisent et reproduisent des différences culturelles, et le lieu n’est pas ici d’aller dans le détail, mais juste de souligner que ces pratiques organisées, ritualisées (comme elles le sont, mais autrement, chez les Gadjé) sont aussi et d’abord des façons de faire avec des conditions imposées rendant de toute façon impossible une conformité avec les règles qui se sont aujourd’hui imposées autour d’eux dans la société des Gadjé. Cela est tout à fait évident dans les exemples que nous avons vus.
On insiste toujours et partout sur le fait qu’ils n’utilisent pas les toilettes de leurs caravanes. Outre le fait, qu’elles n’en sont pas nécessairement équipées, souvent, elles sont retirées après l’achat et l’espace réaménagé. Les douches elles, quand il y en a, sont maintenues. Il s’agit donc en effet de supprimer le lieu d’aisance de la caravane et de l’écarter de l’espace domestique. D’abord, il faut reprendre la remarque de bon sens d’Alain Epelboin cité dans l’article de 2023 : ces toilettes de caravane « sont sans doute très utiles quand vous voyagez, en dépannage, ou pour les personnes âgées. Mais quand vous stationnez longtemps au même endroit avec une famille nombreuse, cela devient insupportable, malodorant. »
Justement, à ce propos, il y a une autre réflexion à faire : il n’y a pas tant de temps que cela, tous ceux qui le pouvaient éloignaient les lieux d’aisance de leurs habitations. Ils allaient dans la cabane du fond du jardin où même, à la campagne, dans les vergers, les vignes où les champs. J’ai connu de vieux paysans horrifiés par l’idée moderne d’introduire les WC dans les maisons et trouvant absolument stupide et risible de rentrer des champs pour se soulager chez soi… et de souiller ainsi son espace domestique. Dans les villes mêmes, on est longtemps sorti de chez soi faire ses besoins et il existait des venelles et des rues étroites spécialisées près des foires et marchés [18]. La plupart des gens pinçaient le nez ou faisaient un détour sans se formaliser le moins du monde. L’historienne Marie-Claire Vitoux nous explique qu’au XIXe siècle, « la population pauvre des villes continue à être contrainte d’utiliser la rue et bien qu’elle recherche des lieux à l’écart, les élites sociales ne supportent plus le spectacle des excreta et, encore moins, celui de l’acte lui-même. Elles expriment directement leur nouvelle sensibilité par les arrêtés municipaux, pris à la fois au nom de la salubrité et aussi de la décence. » Sur le terrain des représentations, dans le discours de ces mêmes élites, explique l’historienne, les pauvres sont explicitement animalisés du seul fait qu’ils puissent faire leurs besoins dans l’espace public. Ce modèle, associé à la notion d’hygiène publique, d’invisibilisation totale de l’excrétion et des excréments, a triomphé : leur mise au secret devenant au XXe siècle un impératif intériorisé, du moins en Occident, par l’ensemble des classes sociales. Si l’on veut faire une analyse culturelle – et celle-ci est légitime et grandement utile – c’est évidemment cela qu’il faut commencer à dire. Ainsi peut-on constater que l’intolérance est devenue maximale, là où, en d’autres temps, personne ou presque n’aurait bronché. Il est de fait devenu inacceptable de faire ses besoins là où la chose puisse être vue et sentie.
Reste évidemment tous ceux qui ne peuvent pas faire autrement, les gens qui vivent dans la rue, dans des bidonvilles… où des caravanes. Leurs défécations, comme tel était le cas au XIXe siècle vis-à-vis de l’ensemble des classes populaires, sont données comme une preuve de leur incivilité, de leur inéducabilité, bref de leur animalité. L’antitsiganisme, à commencer par celui des pouvoirs publics, dispose ainsi de l’un de ses plus redoutables arguments pour traiter les Gens du Voyage comme de la merde.
Je voudrais pour en finir effleurer un dernier thème, que l’on entend parfois : « ils le font exprès pour, littéralement, nous emmerder ». On pourrait alors se dire aussi, vu autrement, qu’il y a dans ce geste l’expression d’une protestation. Comme le dit Alain Epelboin : « pourquoi s’attendre à ce qu’ils respectent les lieux alors qu’ils ne se sentent eux-mêmes pas respectés ? » (art. déjà cité de Laurent Antonoff). Avec une certaine dose de romantisme, on peut même alors renverser les choses, et, comme Harpocrate cité en exergue, y voir un geste subversif, proprement et même salement politique. Cela est tentant, mais nous éloigne de la triviale réalité : des Tsiganes, les journalistes, élus, riverains, ont choisi de ne voir que la merde et cela, non, ce n’est pas une bonne nouvelle et n’augure rien de bon pour l’avenir.
Jean-Pierre Cavaillé