Des médias comme Libération, dont le soutien aux réfugiés italiens avait été d’autant plus sans faille jusque-là qu’ils en employaient certains comme journalistes pour couvrir les événements concernant l’Italie, se mettent aujourd’hui à décrire la chose de façon « objective ». Ils mettent en avant, par exemple, que les aveux récents de Cesare Battisti quant aux quatre meurtres qui lui sont attribués montreraient bien que ses soutiens dans le milieu intellectuel et artistique français se sont laissés abuser. Aucun mot dans Libération du 29 avril sur les conditions dans lesquelles ces aveux ont été soutirés et l’état psychologique de Battisti. Le Monde, le 30 avril avec un peu plus de hauteur, signale quand même ces conditions imposées à Battisti qui sont identiques à celles des plus grands criminels de la mafia [2]. Ceci pouvant expliquer cela.
Depuis longtemps déjà, les exilés politiques italiens (et leurs soutiens en Italie) ont défendu la position de l’amnistie quelles que soient les charges et même les opinions politiques des « combattants » de l’époque, une façon de dépasser les pièges de la division, fluctuante dans le temps, entre « irréductibles », « dissociés » et « repentis », une façon de lutter contre tous les « bricoleurs de la mémoire » [3]. Une position unique commune sur l’amnistie, à tenir face à un État et des rapports sociaux qui continuent à mettre en avant les notions chrétiennes de culpabilité et donc de repentir qui deviennent l’alpha et l’oméga d’une politique judiciaire où il s’agit d’abord de se venger de la peur qui a imprégné tous les pouvoirs en place à l’époque ; ensuite de faire expier leurs fautes aux combattants (sauf s’ils étaient de l’extrême droite pourtant plus meurtrière et plus aveugle avec de véritables attentats et non pas une lutte armée, les deux bords étant ici constamment confondus sous le vocable commun de « terrorisme ») ; enfin de répondre aux associations de victimes dans un contexte général où la victimisation de sa propre situation devient une sorte de pratique militante de compensation en l’absence de pratiques objectives de critiques du capital. On assiste, plus généralement, à une véritable régression du droit et à la remise en cause de toute idée de prescription alors que dans les théories modernes du droit, depuis le XVIIIe siècle et l’effort de Beccaria de mettre en adéquation les délits et les peines se fait jour l’idée que seuls les crimes qui portent atteinte à toute l’humanité seraient imprescriptibles.
La position politique de la demande et de l’octroi d’une amnistie, dont la reconnaissance historique nous est donnée, en France, par l’exemple de celle reconnue in fine aux participants à la Commune de Paris, est devenue dans le contexte actuel quelque chose d’incompréhensible. En effet, dans la demande d’extradition qui concerne à l’origine 200 personnes, il ne s’agit plus de juger un mouvement, ses erreurs, mais de condamner tel ou tel, en séparant chaque cas, parfois sur des témoignages nébuleux de repentis torturés dans les prisons ou cherchant à sauver leur futur à ce prix. C’est d’ailleurs pour cette raison et sur cette base que les juges français ont été amenés à faire leur propre tri entre les différents types de délits ou crimes invoqués pour finalement s’en tenir, pour le moment, à dix super coupables. En conséquence, au lieu de l’unité que recréerait l’amnistie, les accusés se retrouvent individualisés comme s’il s’était agi à l’époque d’actes individuels dont ils étaient personnellement responsables et non pas de pratiques collectives assumées comme telles. Le soutien qui peut leur être apporté va alors avoir tendance à suivre le même cheminement où tout à coup certains vont être moins dignes de soutien que d’autres et où on va faire intervenir des critères moraux plus que politiques transformant certains protagonistes de la lutte en « victimes » de second rang du fait de leur âge, de leur état civil de grands-parents, ou de leur situation de personnes « bien intégrées ».
Si la violence de la répression touche de fait aux corps (extradition, privation de liberté, exécution), la violence législative d’une loi d’amnistie est symbolique. Elle peut, de ce fait être perçue comme violence libérante par requalification des crimes et des acteurs qui les ont commis sans pourtant porter préjudice aux victimes, du fait du temps écoulé entre l’incrimination, le jugement et l’amnistie.
Dans tous les cas, il s’agit de faire un procès à la cruauté déployée par les précédents maîtres du pouvoir exécutif et de déplacer la violence légitime du côté de la puissance législative de manière à bien faire savoir qu’une nouvelle ère historique commence.
Il s’agit aussi de montrer que les actes incriminés ne ressortissent pas à la monstruosité invoquée par les juges. Ainsi, à l’égard de Cesare Battisti où ont fini par s’opposer vainement accusation d’inhumanité d’un côté (les juges) et défense sous l’angle de l’innocentisme de l’autre [4]. Les crimes jugés pour lesquels l’amnistie est réclamée appartiennent au registre des crimes politiques et non à celui du droit commun et il convient donc d’abord d’en examiner le sens afin de redonner une signification à la catégorie de « crime politique » puisque cette notion a de fait disparu du paysage du droit pénal tant au niveau de l’Union que de ses États membres.
Il s’agit ensuite d’affirmer que ce serait particulièrement cruel et en outre inapproprié de prolonger ou d’exécuter des peines disproportionnées avec les faits [5]. Ainsi avec l’amnistie des Communards se joue une figure de l’amnistie qui donne des droits aux vaincus tout en reconnaissant partiellement le caractère patriotique et politique de leur combat. Avec cette amnistie, la république n’effaçait pas le passé, mais tentait de clore son grand cycle révolutionnaire. Pour ce qui est de l’Italie plus spécifiquement, les adversaires de l’amnistie affirmaient au moment de l’enlèvement de Paolo Persichetti que la séquence des « années de plomb » n’était pas achevée parce qu’ils cherchaient à établir un lien entre les anciennes et de nouvelles Brigades rouges. On en chercherait vainement les traces aujourd’hui, et les accusateurs n’ont plus d’arguments à mettre en avant sinon celui de la nécessaire expiation par une peine infinie. La position des partisans de l’amnistie qui affirment depuis longtemps que désormais cette séquence historique est achevée et que pour cette raison, il devient nécessaire de savoir solder le passé au lieu d’en réactiver artificiellement et pour des raisons politiciennes les démons, s’en trouvent renforcée.
Lorsque l’amnistie comme après-coup de la violence politique démocratique est accordée, cela indique que le caractère non maîtrisable et parfois tragique de l’histoire des désirs de liberté est symboliquement reconnu comme assumable ; que les acteurs de la tragédie peuvent de ce fait retrouver une place légitime dans la société et son devenir collectif.
Aujourd’hui, la conception de l’amnistie en tant qu’acte politique, liée à la souveraineté de l’État législateur (le pouvoir de clémence des vainqueurs), est vouée à la disparition du fait même d’une souveraineté nationale affaiblie au profit du pouvoir européen ou du pouvoir des juges. Les faits sont particulièrement patents dans le cas de la France et de l’Italie. L’Italie particulièrement où, au cours du grand procès de 1979 et ensuite lors de l’opération mani pulite, les juges ont pesé de tout leur poids et mis à mal le reste de pouvoir que possédaient la Démocratie chrétienne et le PCI. La place a alors été laissée libre pour une vengeance d’État (l’État italien) où la puissance était du côté du pouvoir judiciaire et les sordides calculs de donnant-donnant dans le cadre de l’espace Schengen (l’État français).
La question de l’amnistie est aussi à resituer dans l’ensemble des débats actuels autour de la question de la violence légitime telle qu’elle s’est posée très concrètement au cours du mouvement des Gilets jaunes d’abord, puis ensuite d’une manière plus globale et théorique dans l’analyse du rôle des forces de l’ordre à l’heure des transformations de l’État.
Cette question de la violence légitime ne se pose pas aujourd’hui de la même façon qu’à l’époque des luttes des années 60-70. Alors que la légitimité de l’usage de la violence apparaissait comme une évidence à tous, aujourd’hui elle est constamment questionnée. Les moins engagés dans la lutte ou les moins ″politisés″ ne supportent aucune violence et délégitiment à l’avance toute action qui en fait usage. Seule la réponse à un usage illégitime de la violence par l’État apparaît alors légitime à la plupart des protagonistes lorsqu’ils sont agressés, nassés, gazés. Cette violence étatique policière est l’objet d’une critique précise où chaque arme mérite une analyse ajustée à la situation vécue ; un travail que certains journalistes et photographes ou médecins indépendants ont réalisé ces dernières années, à l’occasion, par exemple du mouvement des Gilets jaunes et des graves blessures enregistrées par les manifestants. La disproportion des armes d’État face à des armes de peu, permet de se penser non violents même lorsqu’on assume d’en découdre. C’est le cas des Gilets jaunes et même des acteurs de la tactique en Black Blocs parfois. Mais « violent » ou « non-violent » chacun accepte alors que la question de la violence soit posée et éventuellement assumée par d’autres sachant que les véritables violents ne peuvent être, dans cette perspective, que les forces de répression. Enfin ceux qui pensent la violence comme structure du capitalisme n’ont pas besoin de subir le feu des forces de l’ordre pour se sentir légitimes à casser, briser les symboles du capitalisme. Sont alors remises sur la scène les questions d’intérêt tactique et stratégique de ces actes au regard de l’ensemble des manifestants d’abord, des rapports de force ensuite, de la finalité des actions et pratiques.
Mais pour le moment, force est de constater que si l’État demeure chargé de sécuriser contre le terrorisme et de protéger contre le virus, sa critique devient difficile. Dans ces conditions particulières qui nous enlèvent bien des marges de manœuvre, il devient difficile d’obtenir une amnistie.
Sophie Wahnich, Jacques Wajnsztejn, le 2 mai 2021