Allons-nous continuer la recherche scientifique ?

L’exemple de la physique quantique

paru dans lundimatin#363, le 12 décembre 2022

Allons-nous continuer la recherche scientifique ?, les lecteurs de lundimatin reconnaitront sans mal cette interrogation du mathématicien Grothendieck au CERN en 1972. Dans ce texte, un chercheur en physique propose de la reprendre, non pas là où elle a été laissée mais depuis là où nous en sommes aujourd’hui, en l’occurrence la recherche quantique, ses promesses, ses financements et sa réalité.

Le 4 octobre 2022, nous apprenions que le prix Nobel de physique était décerné à trois chercheurs, dont le français Alain Aspect, « pour ses expériences avec des photons intriqués, établissant les violations des inégalités de Bell et ouvrant une voie pionnière vers l’informatique quantique » [1].

Cocorico. Satisfecit des politiques et de nombreux scientifiques. Pour les médias, l’histoire de ce prix Nobel est un idéal, une illustration de la beauté de la science fondamentale qui débouche sur des technologies, solutions à nos problèmes et amélioration de notre société ! Décortiquons cet idéal et ses dessous, faisons-en ressortir ses faces les moins brillantes...

Interrogé sur ce prix, Serge Haroche, le lauréat du prix Nobel dix ans plus tôt également en physique quantique, explique que les recherches d’Alain Aspect « étaient motivées par la curiosité et pas par les applications. C’est une illustration formidable de l’utilité de la science inutile, comme on dit parfois » [2]. Lors de conférences de presse et d’interviews [3], Alain Aspect passe un beau message à la jeunesse pour s’engager dans la science « parce que c’est passionnant et formidable, et parce qu’on sait bien qu’il n’y a pas assez de scientifiques dans ce pays. [...] La science n’est pas l’ennemie des problèmes des jeunes actuels, c’est-à-dire le problème du réchauffement climatique, la science est la solution. Lancez-vous dans la science avec l’objectif de résoudre ces problèmes qui vous intéressent. Ce n’est pas en niant la science que vous y arriverez. »

Après les questions sur la physique, on passe très vite dans les médias à la question de l’utilité de cette recherche pour la société, c’est-à-dire sa finalité, les applications, ce à quoi ça sert, ce qu’on appelle maintenant significativement « valorisation ». Car ces découvertes auraient permis de lancer « la seconde révolution quantique », celle qui met en pratique des concepts purement quantiques pour réaliser des applications utiles.

L’histoire est belle et montrée en modèle pour les générations futures : une science pure désintéressée, un chercheur excellent, beaucoup de travail, des découvertes, des applications utiles pour le progrès de la société. CQFD.

En fait, l’histoire semble s’inverser. Certes, les expériences d’Alain Aspect qui lui ont valu le prix arrivent au début des années 80 après l’histoire très riche de la mécanique quantique de la première moitié du XXe siècle. Mais aujourd’hui ce sont clairement les applications qui poussent la recherche fondamentale. Le physicien et philosophe des sciences Jean-Marc Lévy-Leblond décrit le phénomène :

L’efficacité pratique lentement et péniblement acquise de la connaissance scientifique (ce n’est pas avant la seconde moitié du XIXe siècle que la science féconde en retour la technique dont elle est issue) s’est accrue au point que l’essence de la technique a reflué sur la science : le faire reprend la main sur le savoir. Et le court-circuit désormais organisé entre connaissance fondamentale et sa mise en œuvre ne permet plus à la première de se développer suffisamment pour assurer la maîtrise de la seconde : la confusion entre recherche et développement finit par obérer l’une et l’autre. C’est là le sens profond qu’il faut donner à l’expression "technoscience."  [4]

Cette nouvelle structuration de la science apparait d’abord dans le fonctionnement économique de la recherche aujourd’hui. On sait que depuis la création en 2005 de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), institution maintenant pierre angulaire de la recherche en France, le financement de la recherche fonctionne de plus en plus sur appels d’offres, c’est-à-dire qu’il faut prédire et « vendre » ce qu’on va trouver, situation pour le moins contradictoire pour l’exploration scientifique sans finalité. Les projets ANR « blancs », c’est-à-dire sans un affichage thématique fort où ce sont les chercheurs qui proposent un sujet et non l’appel d’offre, sont maintenant minoritaires et le succès de leur financement augmente même fortement lorsque que l’utilité de la recherche proposée est démontrée ou, encore mieux, lorsqu’une entreprise y participe.

Concernant la physique quantique, l’histoire récente montre à quel point ce sont les gigantesques investissements industriels qui poussent les institutions publiques à financer à leur suite le domaine [5]. Les entreprises GAFAM ont investi ces toutes dernières années chacun des dizaines de milliards de dollars dans la recherche et développement en physique quantique ! Google a créé un campus entier à Santa Barbara dédié à la quantique, Amazon idem à Caltech, le chinois Alibaba va ouvrir huit centres de recherche... C’est aussi en dizaines de milliards que les géants industriels de l’informatique, IMB, Microsoft, Intel… investissent dans les technologies quantiques. Se livrant à une vraie guerre technologique contre la Chine, les Etats-Unis débloquent des milliards de dollars pour la recherche publique américaine sur les technologies quantiques et l’intelligence artificielle.

La France suit le train. Du côté privé, de gros acteurs industriels investissent également en France, comme Thalès, géant national de l’armement, de la sécurité et de l’aérospatiale, et Atos, entreprise spécialisée dans les supercalculateurs et la cybersécurité. Des start-ups de la « deep-tech » ont levé ces dernières années des millions dans le quantique. Alain Aspect en a d’ailleurs co-fondé une, Pasqal, et conseille une seconde, Quandela, toutes deux financées par de nombreux investisseurs privés et publics : fonds d’investissements, banques publiques d’investissement, Ministère des Armées, Région etc. [6]. Du coté public, l’Etat commande en 2020 un rapport « Quantique : le virage technologique que la France ne ratera pas ». Un intense lobbying a lieu pour promouvoir cette soi-disant seconde "révolution quantique" qui, par cette terminologie, fait briller ses acteurs actuels en les plaçant au niveau des inventeurs de la mécanique quantique : Planck, Einstein, Bohr, Schrödinger… L’arrivée d’acteurs privés dans le développement des technologies quantiques est un « changement de paradigme » et la France ne doit pas se laisser distancer par cette rude concurrence [7]. En 2021, Emmanuel Macron lance le Plan Quantique et dégage (c’est-à-dire prend ailleurs) 1,8 milliards d’euros en faveur des technologies quantiques [8]. En parallèle, le ministère des armées propose également des financements dans ce domaine [9]. Peut-être significativement sans doute pour faire plus viril, l’adjectif substantivé ’quantique’ passe du féminin au masculin : les étudiants parlaient entre deux cours de LA quantique, c’est maintenant LE quantique qui arrive en force à la mode chez les industriels et les médias.

Tout cet argent investi en France va bénéficier en partie aux laboratoires publics, mais avec toujours en ligne de mire cette course aux technologies lancée par les industriels. La logique des appels d’offres pousse les chercheurs à orienter leur recherche dans le sens de la mode pour augmenter leurs chances de financement. L’argent manquant globalement pour la recherche, il est concentré sur des thématiques considérées comme stratégiques par le pouvoir. Au contraire d’ouvrir des portes vers des sujets inexplorés, cette logique renforce la compétition entre équipes pour décrocher un financement dans quelques thèmes ciblés. C’est donc les bons élèves, c’est-à-dire les projets qui collent le plus aux stratégies nationales, qui seront les mieux dotés. Et c’est finalement tout un pan de la physique (physique du solide, science des matériaux) qui glisse doucement vers la technoscience, qui suit donc la logique impulsée par les industries des hautes technologies et du numérique.

Quelles sont finalement ces technologies quantiques qui excitent tant les puissants de ce monde ? Les technologies phares sont la cryptographie quantique, la simulation et l’ordinateur quantique. La première est aujourd’hui déjà commercialisée par certaines entreprises et sert à sécuriser les télécommunications. Elle intéresse donc évidemment beaucoup les militaires. La mise en œuvre pratique des simulateurs et ordinateurs quantiques est beaucoup plus hypothétique. Si certains n’y croient pas du tout [10], même Alain Aspect a des doutes : « Peut-être aura-t-on un ordinateur quantique, peut-être ne l’aura-t-on jamais, je ne sais pas » [11]. Ce qui est sûr c’est que, contrairement à ce que le terme d’« ordinateur » laisse sous-entendre, s’ils voient le jour, les ordinateurs quantiques ne seront pas des PC super puissants que l’on pourra utiliser bientôt à la maison, mais de grosses machines, très chères, fonctionnant dans des conditions de températures extrêmes, donc abordables uniquement pour les grandes entreprises. Pour quoi faire ? La communication du gouvernement est comme souvent hypocrite et mystificatrice en mettant en avant la santé, la préservation de l’environnement et les déplacements quotidiens...  [12]. Mais il s’agit bien de faire des calculs, des algorithmes, des prédictions, des optimisations. Toujours plus vite, toujours plus fort. Calculer quoi ? Tout. Mais vu les entreprises intéressées par ces nouvelles technologies : EDF, Total, Thalès, Crédit Agricole, Goldman Sachs, IBM, Google, Amazon, Huawei, Alibaba… on peut vite comprendre à quoi cela pourra servir : augmenter les profits dans la finance, optimiser des applications militaires, prédire nos comportements et leur utilisation par les GAFAM, vendre encore plus de téléphones et de produits pétroliers… Rien de nouveau en soi, juste une forte accélération du pire de notre monde.

Alors, allons-nous continuer la recherche en physique quantique si elle est finalement toute tournée vers ces technologies mortifères ? Question que se posait le mathématicien Médaille Fields (le Nobel en maths) Alexandre Grothendieck en 1972 à propos de la recherche scientifique en général, au moment où il quittait définitivement le monde de la recherche [13]. Il montrait le caractère délétère des relations humaines dans le monde de la recherche, qui ont peut-être changé depuis mais restent néanmoins minées par l’exploitation des jeunes précaires, la domination des hommes mandarins, la concurrence et le désir de pouvoir. Grothendieck dénonçait aussi déjà le financement militaire de la recherche. Il expliquait avant l’heure les conséquences désastreuses qu’ont la recherche et les techno-industries sur notre planète, et proposait des modèles alternatifs de recherche par les citoyens, dans ce qu’on appellerait aujourd’hui l’agro-écologie ou la permaculture. Pour lui, toute recherche est détournable et a toujours été détournée par le passé. Il posait la question de la place prépondérante de la science dans la société, par exemple sur les questions de santé, du passage obligé par des traitements médicamenteux, de la réception de la maladie et notre besoin de normes rationalisées. Plus généralement, il remettait en cause le rôle des chercheurs spécialistes « experts » dans les prises de décisions politiques.

Si in fine la recherche nuit à la planète et à notre santé en participant à un capitalisme débridé… à quoi bon continuer ? Est-ce que, comme le dit Alain Aspect, il n’y a vraiment pas assez de scientifiques dans ce pays ? La science est-elle la solution aux problèmes des jeunes et au réchauffement climatique comme il l’affirme ? Ou au contraire une des sources de ces problèmes ?

Au-delà de l’utilité pratique de la science, plusieurs réponses sont souvent données pour montrer l’intérêt de la science pour la société. La première réponse est que le but de la science est aussi de nous faire rêver, d’assouvir notre soif naturelle de savoir, de curiosité. La science est ’passionnante et formidable’ dit Alain Aspect. Elle est souvent comparée aux arts, destinée à notre plaisir, au développement de notre imaginaire, de notre créativité... Certes, mais est-ce que la société est prête à payer le prix, symbolique et économique, de cette recherche à double tranchant ? La physique quantique expérimentale demande énormément de moyens, des infrastructures géantes très coûteuses sont nécessaires. Payer autant de chercheurs en vaut-il la peine si c’est pour ne faire rêver qu’une partie restreinte de la population ? Car la recherche aujourd’hui n’est pas accessible à tous : pour la mener, il faut savoir se plier à son système de pouvoir, et on fait bien comprendre aux non-spécialistes que pour la comprendre, il faut être au-dessus du lot et faire un bac+8. Les arts, au contraire, peuvent être encore pratiqués par tout un chacun et bénéficier à tous, tant que l’Art institutionnel n’a pas encore écrasé et uniformisé l’art populaire. L’art peut se revendiquer politique, alors que la science se pare dans l’impartialité et se dit sans odeur…

La seconde réponse, qu’on se donne souvent à soi-même pour se disculper en tant que chercheur, est que la recherche fondamentale n’a pas de fin en soi mais que c’est son utilisation qui peut poser problème. Ce ne serait pas les chercheurs qui seraient responsables de l’utilisation de leurs travaux et de leurs expertises mais ’ceux qui décident’. On se dit que même dans cet écosystème actuel de la recherche qui nous pousse vers la technique, il faudrait que certain·es continuent à se battre pour faire une science inutile, qui pourra aboutir, ou pas, dans 20 ou 50 ans à des applications. Qu’il faudrait simplement laisser les scientifiques travailler tranquillement, et que c’est aux citoyens de s’investir et de s’emparer des choix de l’utilisation des découvertes scientifiques.

Mais serait-on donc capable aujourd’hui d’organiser la société pour que la science soit faite par et pour les citoyens, pour éviter que le système capitaliste fasse main basse sur les idées sorties des laboratoires ? Serait-on capable de laisser de côté les experts et admettre enfin que la science n’est pas la solution à tous nos problèmes, de repolitiser nos choix de société ? Est-ce possible de réinventer la recherche scientifique pour la rendre responsable [14] ?

A observer aujourd’hui comment nos gouvernants, nos grands chefs d’entreprises et maintenant nos honorables représentants du monde scientifique, et à leur suite la grande majorité des chercheurs, font partie intégrante et acceptent les rouages du système, rien n’est moins sûr…

 

[3Conférence de presse : https://www.youtube.com/watch?v=-6ah-JhEGKs ; Interview sur France Inter : https://www.youtube.com/watch?v=wu9BwLoN5lw

[4Jean-Marc Lévy-Leblond, Impasciences, Edition Seuil, 2003.

[6Voir les pages financement des start-ups : https://pasqal.io/about/ et https://www.quandela.com/partners/

[7Interview de Pascale Senellart-Mardon, chercheuse en physique fondamentale qui a créé une start-up dans le domaine : https://leblob.fr/videos/la-revolution-quantique-est-deja-dans-les-labos

[12Voir note 8

[13Voir la note de lecture sur la parution du texte de Grothendieck : https://lundi.am/Allons-nous-continuer-la-recherche-scientifique et l’analyse du chercheur François Graner : https://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1573

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