Aliénation en pédalant

Ou trajectoires nègres sous la pluie

paru dans lundimatin#467, le 17 mars 2025

« Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir »
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961 [1]

Des fois, avant de dormir, je demande à Dieu ce qu’il a prévu pour ma race
Si ça changera avant que je m’arrache
La Star Ac’ veulent des tismés, pas de grosses lèvres
Tous les jours je prie pour que mes négros se lèvent.
Despo Rutti, Le silence des macaques, 2006

Chaque soir, après avoir noyé mes heures dans les livres, après avoir joué le jeu, poli mon accent, lissé mes gestes, enfilé l’attitude attendue, je rentre chez moi. Cette chambre universitaire est à la fois une opportunité et un rappel. Une opportunité, me répète-t-on, que je dois justifier par mon acharnement. Alors j’avance, je donne tout, je m’épuise à prouver que j’ai ma place.

Entre ces murs austères aux couloirs feutrés, dans ces amphithéâtres où l’on disserte sur des concepts qui, bien trop souvent, ne nous prennent même pas en compte… Et lorsqu’ils daignent nous évoquer, c’est toujours de manière distante, froide et dominante, nous réduisant à de simples chiffres, à des ressources, à des objets d’étude. Alors, je me tiens droit, sage, appliqué. Mais à chaque regard qui pèse sur moi, à chaque mot prononcé, je ressens cette tension. Présent, mais jamais pleinement. Comme un invité dans une maison qui n’est pas la sienne, toléré tant que son silence demeure intact.

Et puis, en traversant les rues humides, je les croise. Ceux qui avancent autrement, ceux qui pédalent, silhouettes trempées sous une pluie indifférente. Ils ont, comme moi, l’épiderme trop noir pour disparaître dans le décor, trop visibles pour être ignorés, trop invisibles pour être regardés. Des ombres que personne ne voit vraiment, trop noires, trop marquées pour se fondre dans ce décor bourgeois sans que leurs corps ne crissent contre l’ordre établi. Des présences silencieuses que la ville tolère tant qu’elles restent en mouvement, tant qu’elles ne s’arrêtent pas. Et moi, au milieu, ni tout à fait des leurs, ni vraiment des autres. Un pied sur chaque rive, mais sans terre ferme où m’ancrer.

Et puis j’écris. Je ne sais pour qui ou pour quoi je me prends. Je parle de plus en plus de moi. Moi je. Moi je. Moi je. Petit à petit, je glisse. Je prends cette habitude insidieuse de me penser seul, de me raconter comme une trajectoire individuelle, comme une exception. Ils commencent à m’avoir, à me happer dans leur folie individualiste, à me faire croire que l’histoire s’écrit au singulier, que l’effort est personnel, que la réussite est isolée.

Mais chaque matin, à 5h30 dans le RER, chaque jour à 7h au PMU, chaque soir en sortant de la bibliothèque, la réalité me rattrape. Là, dans ces heures grises, ces marges invisibles du temps, il n’y a que nous. Ceux qui commencent avant les autres et finissent après tout le monde. Ceux qui ne comptent pas, sinon en statistiques. Ceux dont les visages, fatigués et déterminés, portent les mêmes histoires.

Ce soir, il pleut. Une bruine fine et glaciale s’insinue partout, s’infiltrant dans les moindres interstices, comme une intruse tenace. Elle traverse les vêtements, mord la peau, s’enfonce jusqu’aux os. Étrangement, elle ressemble à celle qui tombait chez moi... Devant moi, un livreur à vélo esquive une flaque de justesse, dévie légèrement, manque de basculer sous les roues d’un taxi pressé. Un coup de klaxon rageur déchire l’air, vrille ses tympans.

— Dégage !

Il ne répond pas. Il redémarre son vélo et disparaît. Je le suis du regard. Il aurait pu être mon cousin, mon frère, mon double dans une autre trajectoire. Mais moi, je suis né ici. L’État m’a donné des papiers, l’école m’a tendu un escalier, mes professeurs m’ont appris que j’étais là par le « mérite ». Pourtant, je sais que tout cela ne tient qu’à un fil. Un fil insidieux, dont on hérite aléatoirement, et qui nous sépare, de manière bien matérielle, des nôtres.

Ce soir, comme tant d’autres, la cliente n’est pas venue. Il regarde son téléphone, hésite, puis lève les yeux vers moi, l’air perdu.

— Entrée 7, elle a dit. Mais... je trouve pas.

Son français est hésitant, sa voix lasse. Il me tend son écran où s’affiche le message. Je regarde autour de nous. L’entrée 7 est à l’autre bout du boulevard. Je lui fais signe de me suivre.

— Viens, je vais te montrer.

Nous traversons les allées sombres de la cité universitaire, un véritable labyrinthe pour qui ne le connaît pas. Chaque soir, c’est pareil, me dit-il, perdre dix minutes à chercher, se perdre, à errer sous la pluie pour trouver la bonne maison. Son téléphone vibre encore. Elle appelle. Il ne parle pas anglais, alors je lui propose de prendre le téléphone.

— Hello ? Vous attendez une commande ?

— Yes, I am in Norway House, but I don’t see the driver.

Je lui redemande où se trouve exactement la Maison de Norvège. Elle hésite, puis finit par me donner une indication vague. Je raccroche et me tourne vers le livreur.

— C’est la Maison de Norvège. Suis-moi, on y est presque.

Il me suit sans un mot. Nous marchons côte à côte, sans vraiment parler. La pluie a cessé, mais l’air reste humide, chargé de fatigue. Les gouttes résiduelles dégoulinent des toits et éclatent sur le bitume dans un silence pesant. Autour de nous, la ville continue de vibrer — elle est, comme à son habitude, indifférente.

Je repense à Bernard Dadié, à son Nègre à Paris. Ce sentiment d’être ici sans l’être tout à fait, d’appartenir sans jamais être pleinement accepté. Nous voilà, deux Nègres à Paris. Deux étrangers dans une ville qui ne nous attend pas. Un Noir étudiant, un Pakistanais livreur à vélo. Deux trajectoires parallèles, deux existences précaires, flottant entre ascension et assignation.

Lui pédale, je gravis des marches invisibles, mais la finalité est la même : une lutte incessante pour prouver notre place, pour ne pas sombrer dans l’invisibilité. Tous deux aliénés, tous deux perdus dans un monde qui n’est pas le nôtre. Non pas parce que nous ne voulons pas y être, mais parce qu’il a été bâti sans nous, et, pour ainsi dire, contre nous, sur nous.

Et j’y repense, à ce statut de privilégié, paradoxal et inconfortable. Nègre, oui, mais un nègre diplômé. Citoyen. Que dis-je ? — Européen. Protégé par des papiers en règle, par une chambre universitaire, et cette promesse d’ascension que l’on m’a faite depuis l’école. Je me tiens sur cette ligne fragile entre inclusion et exclusion, entre reconnaissance et marginalité.

Et pourtant, à ses côtés, sous cette lumière blafarde qui éclaire nos pas, je me sens à la fois si proche et si éloigné de lui. Nous partageons la même nuit, la même ville, la même fatigue inscrite dans nos corps. Mais nos destins s’opposent. Moi, je rentrerai dans la chaleur de ma chambre, je m’affalerai sur mon lit, entouré de mes livres, avec la certitude d’un lendemain académique. Lui, il replongera dans la nuit, luttant contre le froid, luttant contre la ville, luttant simplement pour manger.

Alors, qu’est-ce qui nous sépare réellement ? Quelques documents administratifs ? De légères différences de latitude à la naissance ? Quelques années d’études en plus ? En somme, moins de chance à la loterie de la vie. Un mélange de tout cela, formant ce mur invisible, ce mur social et économique érigé au fil des siècles d’histoire, d’exploitation et de dominations successives.

Je sais trop bien que tout cela n’est qu’un jeu de hasard, un caprice du destin qui m’a fait naître en Belgique. Si les choses avaient été différentes, si mes parents avaient posé le pied sur une autre terre, nos vies auraient été encore plus semblables. Peut-être serais-je celui qui pédale sous la pluie, et lui, celui qui rentre au chaud. Cette pensée me hante, car elle révèle une vérité brutale : tout ce qui me sépare de lui ne tient qu’à quelques papiers, à quelques décisions prises bien avant ma naissance, bien avant celles de mes parents, de mes grands-parents et de tous mes aïeux.

Et c’est là qu’ils ont encore mieux réussi : à nous diviser. À nous morceler en identités fragmentées, à dresser entre nous des frontières invisibles. De Nègre à Mulâtre, de Mulâtre à Métis, de Noir à Arabe, d’Arabe à Pakistanais. À nous apprendre à nous hiérarchiser, à nous mépriser les uns les autres, à nous enfermer dans des cases absurdes. Du « blédard » de troisième génération au primo-arrivant, chacun cherchant désespérément à se distinguer de celui qui semble encore plus étranger, plus précaire. Pourtant, dans leurs yeux, nous ne formons qu’un seul et même corps.

Nègre.

Un mot aux contours mouvants, un spectre qui ne se définit, au fond, que par la négation : non-blanc. Et toujours à leur disposition. Pour écrire leurs papiers, pour composer leurs discours — n’appelle-t-on pas ce métier nègre de plume, nègre littéraire, bien qu’ils préfèrent aujourd’hui l’euphémisme écrivain de substitution ? Pour livrer leurs repas, conduire leurs camions, vendre sur les marchés, sans papiers ni droits. De l’intellectuel relégué aux marges du pouvoir au livreur anonyme sous la pluie, la condition reste la même : servir.

Changer une ou l’autre taxonomie n’y changera rien. Ils adaptent le vocabulaire au gré des tendances, des sensibilités du moment, des ajustements cosmétiques qu’exige leur politique. D’une gauche blanche aussi impérialiste qu’elle se croit antiraciste, à un fascisme historique européen qui ne fait que renaître sous d’autres oripeaux, les termes varient, les discours évoluent, mais la réalité matérielle demeure inchangée. Que l’on parle d’inclusivité, de méritocratie, de diversité, ou que l’on brandisse des slogans identitaires sur la pureté nationale, au bout du compte, les rapports de domination restent intacts. Toujours le même prisme, toujours la même hiérarchie. Toujours cette même ligne, entre ceux qui possèdent et ceux qui servent.

Nègre, encore et toujours.

Nègre. Nègre. Nègre.

Après quelques minutes, nous arrivons devant la Maison de Norvège. Il lève les yeux, souffle enfin.

Nous arrivons devant la résidence. Une jeune femme en sort, une blonde élégante, un code civil serré contre elle. Elle s’abrite sous la marquise en attendant son repas.

— Commande pour Ingrid ?

— Oui, merci.

Elle tend la main, récupère le sac sans un regard et remonte aussitôt, se précipitant vers la chaleur de son appartement. Lui doit encore courir, chercher la bonne maison dans ce labyrinthe universitaire, perdre de précieuses minutes qui lui coûtent une course, un billet, un repas.

Son téléphone vibre : au bout du fil, le propriétaire du compte Uber Eats, un autre corps racisé, mais un corps légalisé, qui loue ses papiers et prélève sa dîme sur la précarité. Il tente, autant qu’il le peut, de gagner son pain, ce qui revient à exploiter son frère, ne récoltant que les miettes que le système lui concède. Il lui demande de faire vite. Il l’attend à l’autre bout de la ville.

— Je dois partir vite. Merci, frère.

Il ouvre son sac, hésite, puis me tend une petite bouteille d’eau.

— Tu veux ?

Je décline gentiment.

— Non, merci. Bon courage frère.

Il me serre la main, puis s’avance vers l’entrée. Une fois la commande déposée, il ne dit rien de plus. Il relance son vélo et disparaît. Je le suis à nouveau du regard.

Elle mange. Lui pédale pour manger.

Et son temps, à elle, vaut donc plus que la dignité de cet homme. Non pas par une décision hasardeuse, mais par la logique implacable du capital. Une logique où certains grimpent pendant que d’autres s’écrasent, où la mobilité sociale des uns s’érige sur l’immobilisation des autres. Où moi, spectateur et acteur, je me tiens sur cette ligne trouble entre ascension et compromission.

Mais où suis-je, vraiment ? Moi, étudiant noir, corps marqué par l’histoire coloniale, je me veux du côté de ceux qui pédalent. Mais ma réalité m’ancre ailleurs. Ne suis-je pas plus proche, dans mes privilèges quotidiens, de cette Norvégienne qui mange sans voir ? Certes, je me bats, j’étudie ces rapports de force, je milite, je tente de fissurer ce système. Mais le fait est là : chaque soir, je rentre dans la chaleur de ma chambre tandis que lui continue sous la pluie.

Alors, je ne m’accorde pas de repos. Moi aussi — à ma façon — je pédale, je me perds dans le travail. Je m’aliène dans l’étude, j’accumule le savoir comme d’autres accumulent les kilomètres. Premier à la bibliothèque, dernier à en sortir. Je cours après les heures, non pas pour livrer un repas, mais pour empiler des pages, remplir des carnets, absorber des concepts. En café, chez moi, en pause, je ne fais que travailler. Comme si la pensée pouvait être une délivrance, comme si le savoir pouvait me protéger.

Peut-être pour oublier. Oublier que mon ascension est fragile, qu’elle repose sur un équilibre précaire, sur cette tolérance conditionnelle qui m’a été accordée. Peut-être pour ne pas penser au fait que mon travail, mon ambition, mon acharnement servent aussi ce système. Ce même système qui m’a d’abord exclu, et qui maintenant, dans une ironie cruelle, se sert de moi pour justifier son propre ordre.

Au fond, ma condition n’est pas si différente. Je ne livre pas sous la pluie, mais je m’épuise autrement. Je ne pédale pas dans la nuit pour arracher quelques euros, mais je m’use sur les bancs de l’université, à prouver encore et toujours que j’ai ma place. Mais cette place, qui l’a réellement gagnée ? Cette histoire, cette fabulation de mérite, cette ineptie qu’on nous vend comme une justification, n’a en réalité aucune substance. Ni mérite, ni justice, rien du tout. Juste un mirage nécessaire au bon fonctionnement du système.

Il en faut un, de temps à autre, un qui passe, un qui perce, pour maintenir l’illusion. L’illusion que tout est possible, que l’effort paie, que la réussite individuelle est accessible à ceux qui s’acharnent. Un élu, une exception, brandie comme une preuve que l’ascension est réelle. Mais que vaut cette place, seule au sommet ? Rien. Sinon l’isolement, sinon cette impression sourde d’avoir trahi quelque chose en chemin.

Et cette impression n’est pas qu’un sentiment diffus, une simple culpabilité abstraite. C’est une réalité bien matérielle. Un prix bien concret à payer : celui d’une coupure, d’un arrachement, d’une solitude que ni diplômes ni reconnaissance ne viendront combler. On ne trouve là-haut ni apaisement ni victoire, seulement cette conscience aiguë de ce qui a été laissé derrière. J’en témoigne, comme d’autres l’ont fait avant moi. Comme d’autres le feront après.

Alors, chaque soir, je rentre chez moi, le pas lourd. La fatigue m’accompagne comme une ombre, celle d’un effort qui ne se compte ni en kilomètres ni en commandes livrées, mais en sacrifices invisibles. Et je me demande : jusqu’où faut-il aller pour être libre ?

Mais peut-être que la liberté n’est pas individuelle. Peut-être qu’elle ne se trouve ni dans la réussite, ni dans l’ascension sociale, ni même dans la reconnaissance de ceux qui nous ont toujours regardés de haut. Peut-être que notre génération a une autre tâche.

« Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir », disait l’ancien.

Notre génération, celle des Mulâtres, des Métissés, des Noirs d’Europe, des Arabes d’Europe, des Non-blancs nés dans ce monde blanc, des enfants de l’immigration tiraillés entre deux mondes. Si nous avons une mission, c’est peut-être celle-ci : ne pas perdre la vue. Ne pas nous laisser endormir par les promesses d’intégration qui ne sont que des chaînes dorées. Savoir où sont nos allégeances.

À nos familles, à nos communautés, à ce corps nègre prolétaire qui, chaque soir, pédale sous la pluie pendant que d’autres dînent au chaud. À nos frères et sœurs, au Congo, au Soudan, en Palestine, au Yémen, en Kanaky—à tous nos autres frères opprimés. Ne nous y méprenons pas. Ils voudront toujours nous faire croire que nous sommes différents, que nous sommes l’exception, que nous avons réussi là où d’autres ont échoué. Mais il n’y a pas d’exception, seulement des illusions de singularité pour mieux masquer l’ordre établi.

Notre place n’est pas à leurs tables, à mendier un siège parmi eux. Notre place est auprès des nôtres, à refuser de trahir.

C’est dans cette solidarité, cette reconnaissance mutuelle, cette essence partagée et cette ontologie commune que nous puisons notre véritable force. Peu importe la langue, nos cœurs le savent déjà. Qu’il s’agisse du wolof — Nit nitay garabam [2]— ou d’ Ubuntu [3], issu des langues bantoues, ces maximes résonnent profondément en nous. Elles nous rappellent que notre humanité est intrinsèquement liée à celle des autres, que nous ne sommes rien sans nos frères et sœurs, et plus encore, que nous existons parce qu’ils existent. Alors, mes frères, mes khoyas, mes sangs, refusons la trahison.

Une pensée pour finir à ce frère, Ahmed, dont la brève rencontre, retranscrite ici, m’a inspiré ces lignes. Lui qui, sur son vélo, pédale encore à l’heure où je les termine. Qu’Allah (SWT) te facilite et t’accorde Sa grâce.

Cayo - Entité Primaire
11 février 2025
Illustration : @pudumak

[1Fanon, F., Sartre, J.-P. P., Cherki, A. P., & Harbi, M. A. de la postface. (2002). Les damnés de la terre (p. 197). La Découverte.

[2Que l’on pourrait traduire par : « l’homme est le remède de l’homme »

[3Que l’on pourrait traduire par : « je suis parce que nous sommes »

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