Ahou, ahou, ahou : le retour

La Révolte des Gilets Jaunes [Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#248, le 23 juin 2020

La Révolte des Gilets Jaunes, paru chez Niet Editions vient à point nous rappeler quelques-uns des moments décisifs que nous avons vécus et qui ont profondément ébranlé la domination capitaliste, avant que le Grand Renfermement de la crise sanitaire coupe court (pour combien de temps ?) aux révoltes populaires en cours partout dans le monde.

Il a été écrit par le collectif Ahou, ahou, ahou, qui se présente ainsi : « Le collectif Ahou ahou ahou, auteur de ce livre, est composé de quatre individus d’âge, de classe, de genre homogènes, géographiquement dispersés sur le territoire  : l’un est de la région parisienne, un autre a vécu les événements surtout dans une grande ville du Sud-Est, le troisième s’y est trouvé mêlé dans l’arrière-pays toulousain  ; quant au dernier, il n’a eu de cesse de passer d’une région à l’autre, quoique principalement centré lui aussi sur le Sud de la France. Le résultat, c’est que nos expériences, nos récits, et même nos analyses sont marquées au sceau de ce qu’on appelle notre vécu, qui diffère de par le degré de nos implications, nos implantations plus ou moins fortes dans un collectif local, nos perceptions urbaines ou rurales. »

Fondé sur la fusion entre deux approches, celle du vécu et celle de la documentation (notamment à travers la presse régionale), le bouquin apparaît comme un kaléidoscope, entre moments historiques (la grande peur de la bourgeoisie de l’Ouest parisien) et anecdotes délicieuses (la cellule d’aide psychologique aux opticiens de Saint Etienne, à la suite du pillage de leurs lunettes de soleil), mais cette profusion est ordonnée suivant un axe chronologique au long duquel les caractéristiques de chaque étape du mouvement sont analysées. Pas à pas, à chaque moment, la réflexion progresse en même temps que surgissent d’exquis souvenirs et que se font entendre des voix innombrables et libres, profondément nouvelles. L’incroyable richesse, l’inventivité constante, les faiblesses aussi, d’un mouvement donné dix fois pour mort apparaissent pleinement. De ce livre puissant et joyeux, on choisit de reproduire une partie des conclusions car elles apportent une réflexion à nos yeux essentielles, en termes de lutte des classes. « C’est ici qu’est la peur, c’est ici qu’il faut sauter » : le défi qui se pose à tout mouvement potentiellement révolutionnaire est exposé par le collectif Ahou ahou ahou avec toute la vigueur qu’il mérite.

S.Q.

<h2][bonnes feuilles]

Peuple, classes, contradictions

Le nom sous lequel une révolution s’introduit n’est jamais celui qu’elle portera sur ses bannières le jour du triomphe. Pour s’assurer des chances de succès, les mouvements révolutionnaires sont forcés, dans la société moderne, d’emprunter leurs couleurs, dès l’abord, aux éléments du peuple qui, tout en s’opposant au gouvernement existant, vivent en totale harmonie avec la société existante. En un mot, les révolutions doivent obtenir leur billet d’entrée pour la scène officielle des mains des classes dirigeantes elles-mêmes.
Karl Marx, New York Tribune, 27 juillet 1857.

Nous l’avons montré, le «  peuple  » qui a surgi sur le devant de la scène le 17 novembre, nourri d’un impressionnant sentiment de légitimité, semant le désordre, déferlant sur les Champs-Élysées comme dans toutes les sous-préfectures, a rapidement vu son unité se fissurer. Cette entité fictive n’a pas résisté longtemps à l’évidence suivante  : il y a en son sein des gens qui sont pauvres et d’autres qui le sont moins. Ceux-ci s’accommodent globalement de la manière dont vont les choses, et les autres non. En somme, ce «  peuple  » en apparence homogène, tel qu’il se manifeste autour des premiers feux de palettes sur les ronds-points, soudé par le rejet des riches et l’opposition aux «  puissants  », voit son homogénéité se dissoudre dès lors que sont mis en jeu les intérêts divergents des segments qui le composent.

Ce peuple, qui est-il  ? Que veut-il  ? Répondre à cette question, c’est nier la réalité même du terme  : la société, chacun le sait bien au fond, est traversée d’oppositions et structurée en classes sociales. Le fétiche «  peuple  » met en tension ces divisions sociales, les recouvre mais en aucun cas ne les abolit.

Bloquer l’économie. Mais jusqu’où  ? Qui bloquer  ? Les travailleurs  ? L’ensemble des flux  ? Les seuls camions étrangers  ? Quelles entreprises  ? Les gens qui circulent  ? Quel rapport cela implique-t-il avec ceux dont les revenus dépendent de la circulation  ?

On réclame la destitution du pouvoir. Mais pour quoi faire au juste  ? De nouvelles élections  ? La démocratie locale  ? Refuser les politiciens  : jusqu’où  ? Que faire des édiles locaux qui parfois soutiennent le mouvement  ? On n’a cessé de se présenter comme des gens pleins de bon sens. Mais qu’est-ce que cela signifie  ? Se distinguer des casseurs  ? Des pilleurs  ? Des exclus du travail  ? Des prolétaires immigrés  ? Des patrons  ? Des bobos  ?

Ces contradictions, rarement formulées en langage «  politique  » (droite contre gauche ou encore radicaux contre modérés) ou en langage «  social  » (prolétaires contre petits patrons ou petits-bourgeois), n’en ont pas moins été parfois extrêmement vives.

La «  composition  » se serait-elle «  clarifiée  » dans la lutte  ? Loin de là. Les contradictions, au fur et à mesure qu’elles émergeaient, ont sans cesse été étouffées au nom de l’unité. C’est que la puissance d’intégration du mouvement s’est imposée d’emblée comme sa force principale  : on y «  vient  » tel qu’on est. Les Gilets jaunes, faisant fi des identités particulières, se sont immédiatement définis par leur activité de lutte et par rapport à la communauté que cette activité instituait… Cette activité, à son tour, a mis à mal l’unité du peuple  : c’est aussi en semant le «  zbeul  » que la révolte des Gilets jaunes est devenue un mouvement de classe, en contraignant ceux qui voient la chienlit d’un mauvais œil à passer leur tour.

Ce dont il s’agit, pour ceux qui restent, c’est de remettre le monde «  à l’endroit  » et, pour ce faire, on s’appuie un peu sur n’importe quelle lecture du monde d’apparence subversive, ce qui laisse une grande place aux visions complotistes et contre-révolutionnaires. On s’oppose au «  système  » plutôt qu’aux configurations concrètes des rapports sociaux, autre manière de réunir dans l’imaginaire ce que la lutte tend à séparer. Or le programme minimal, en apparence modeste, est au fond tout à fait délirant  : le pouvoir, en effet, n’a aucune intention d’accéder à des demandes de redistribution des richesses et de prérogatives politiques. Ni la démission de Macron ni le ric ne garantiraient que ce ne soit plus les mêmes qui trinquent. Dès lors, la «  victoire  » s’éloigne. Quant à la défaite, on ne l’envisage même pas, et les conditions de la lutte se perpétuant, il n’y a aucune raison qu’on se résolve à abandonner…

État, revenus, bourgeoisie

Centrale est donc la contradiction entre l’autoreprésentation des Gilets jaunes comme un «  peuple  » et la diversité de leurs places individuelles au sein des rapports capitalistes. Non moins central apparaît le fait que la reproduction de ces rapports repose toujours davantage – et malgré les discours libéraux qui prétendent le contraire – sur le truchement de la puissance publique.

Le capitalisme, bien entendu, ne peut pas se passer de l’État comme puissance redistributrice, que ce soit, par exemple, pour diriger des flux de capitaux vers des secteurs non immédiatement rentables (comme les infrastructures, par exemple), ou pour absorber un nombre toujours croissant de travailleurs éjectés de la sphère productive et qui deviennent un poids mort social. Par conséquent, en tant que «  reproducteur  » des pauvres, l’État doit endosser la responsabilité de la pauvreté  : ça paraît assez logique. Mais son rôle et sa fonction ne relèvent pas de la philanthropie  : il s’agit de maintenir le «  pouvoir d’achat  » résiduel des prolétaires et par conséquent de préserver une paix sociale relative (que mettrait sans doute à mal l’existence de millions de travailleurs surnuméraires privés de toute perspective d’emploi et de consommation). Ces travailleurs précaires ou sans emploi sont une double nécessité pour l’accumulation capitaliste  : en tant qu’armée de réserve pesant sur le prix de la force de travail et en tant qu’agents de l’achat de marchandises, opération indispensable à la réalisation de la plus-value – phénomène que Macron semble avoir une fâcheuse propension à oublier.

S’efforçant de contrecarrer la tendance des capitalistes à viser le profit immédiat au détriment de l’élargissement permanent de l’accumulation, l’État – «  capitaliste collectif en idée  » selon Engels – déploie, consciemment ou non, des contre-mesures à la suraccumulation structurelle de capital, par exemple en supprimant l’isf, mais aussi – en même temps – en permettant aux surnuméraires d’acheter des marchandises. La contradiction saute aux yeux  : on voudrait assurer la reproduction des pauvres en tant que pauvres, en tant qu’armée de réserve et en tant que consommateurs de marchandises, mais dans le même temps on voudrait transférer une part toujours croissante du surproduit directement à la bourgeoisie. L’État joue donc avec la plus-value collective un jeu contradictoire  : pressé par les gueux de rendre une part du gâteau, il est de l’autre côté harcelé par la bourgeoisie qui ne l’entend pas de cette oreille. Il s’agit donc de marcher sur des œufs, ce qui explique sans doute les tâtonnements, atermoiements, revirements des dernières années.

Macron, lui, n’a pas l’air de vouloir atermoyer, il a l’air de savoir ce qu’il veut  : transférer un maximum du produit collectif aux bourgeois. Globalement, la bourgeoisie semble avoir fait corps avec son chef face aux pauvres ayant fait une irruption imprévue et scandaleuse sur le champ politique. En se battant sur le terrain du niveau de leur reproduction (prix des marchandises et revenus de transfert étatiques), c’est bien entendu un combat pour le prix de la force de travail qu’ils avaient engagé. C’est au fil de leur lutte qu’ils ont semblé découvrir que, derrière l’État, il y avait tout de même le capital  ; que l’État s’est pour ainsi dire interposé pour prendre les coups – et pour les donner.

Injustice & dépossession des travailleurs

«  De l’argent nous est confisqué par la fiscalité, ne nous est pas redistribué et profite aux riches  »  : voici en somme le discours central des Gilets jaunes.

Le mouvement des Gilets jaunes, revendiquant la «  justice  » (fiscale ou sociale, au fond, c’est peu ou prou la même chose), doit être considéré au prisme des rapports de production et de reproduction de la période actuelle. Le capital réclame, à la place des salariés «  intégrés  » d’antan, des travailleurs dépossédés à l’extrême, atomisés, prolos «  uberisés  », autoentrepreneurs «  flexibilisés  »… Les capitalistes ont disjoint l’achat de la force de travail de la prise en charge de la reproduction des travailleurs, transférée à l’État. L’exploitation est perçue dès lors comme «  naturelle  », expression d’une pure logique marchande, et non plus d’un rapport social – donc d’un rapport de force collectif. La conflictualité des travailleurs est en grande partie neutralisée par la grande confusion qui règne dans les relations socioéconomiques, troublant la perception de la place de chacun, collègue, patron, client, adversaire, ami, donneur d’ordre… Plus rien ne semble négociable  : on travaille, «  c’est comme ça  ».

Mais la guerre n’a fait que changer de terrain. Avec la gestion de la reproduction des travailleurs, l’État a hérité d’une prérogative historique du capital  : la nécessité de baisser les salaires – ou plutôt d’augmenter la proportion de plus-value qui revient à la bourgeoisie. Il réalise cette opération en attaquant le «  pouvoir d’achat  » (par la hausse des prélèvements et la baisse des allocations), comme si ce «  pouvoir d’achat  » était un élément extérieur aux rapports de travail, alors qu’il en constitue le nœud. S’en prendre à l’État sur le terrain de la redistribution, c’est donc se battre pour le niveau de sa reproduction en tant que prolétaire.

Tandis qu’on veut faire croire aux prolétaires qu’ils sont devenus des petits patrons, gestionnaires de leur propre exploitation, la lutte des classes prend ainsi une texture un peu étrange, où les prolétaires mobilisent des discours de petits propriétaires, alors même qu’ils sont en train de lutter pour le prix de leur force de travail.

Et l’économie  ? Si le pouvoir politique semble avoir – tout de même – un peu tremblé en novembre-décembre 2018, si l’ordre public a été troublé comme rarement, la menace pour l’économie est vite apparue comme relativement négligeable. La bourgeoisie a maintenu sa confiance au gouvernement, l’a soutenu par son aimable contribution à la «  prime exceptionnelle  », sachant par avance que ces dérisoires concessions seraient vite compensées, au détriment des travailleurs, bien sûr. Les réformes de l’assurance chômage et de la retraite de 2019 et 2020 ne font qu’approfondir cette dynamique de dépossession des prolétaires au profit des classes dominantes.

Ce qui n’a pas été mis en question, c’est l’équilibre profond entre capital et travail. L’État a conservé sa fonction de redistribution des revenus, sans que les proportions de cette opération aient été vraiment modifiées au cours de la crise. Le combat des Gilets jaunes n’a qu’exceptionnellement «  débordé  » de la sphère de la reproduction à celle de la production. L’exploitation s’est perpétuée sans grands dommages, les marchandises ont continué à être produites et acquises, la plus-value à être extorquée.

Présomption démente et balle dans le pied

Le battement du cœur pour le bien-être de l’humanité passe donc dans le déchaînement d’une présomption démente, dans la fureur de la conscience pour se préserver de sa propre destruction.
Hegel, Phénoménologie de l’esprit, 1807.

«  Voleurs  !  » criait le peuple communiant dans son unité fictive retrouvée en Tunisie et en Égypte en 2011. Et puis, assez vite, cette belle unité s’est fissurée aux cris de «  Donne  !  » Elle s’est définitivement écroulée lorsque les pauvres ont commencé à se servir. Alors l’unité du peuple a été restaurée au travers de sa seule manifestation concrète, sa représentation autoritaire  : l’État et ses hommes en armes, qui ont renvoyé les pauvres à leur condition à coups de trique et de balles, soutenus par tous ceux qui ont intérêt à ce que les pauvres ne se servent pas – jamais.

Mais la répression n’a été possible qu’à partir du moment où les pauvres eux-mêmes ont commencé à prendre peur, en tant que composante réelle de l’économie, cette économie qui – tant qu’elle n’aura pas été «  abolie  » – continue de leur fournir à bouffer. Car, derrière la menace larvée de la destruction de l’économie, il y a encore celle de la guerre civile, au cours de laquelle les pauvres sont supposés s’entre-tuer sans fin. D’un côté, la neutralisation politique produite au sein de la lutte par le discours de l’unité  ; de l’autre, la menace de la débâcle économique et de la guerre de tous contre tous  : voici les deux mâchoires du piège mis en œuvre pour mettre fin à ces mouvements mobilisant, au nom de la dignité, les prolétaires désorganisés contre l’État qui les vole et qui les asservit.

Les gens peuvent-ils s’attaquer à ce qui fait d’eux ce qu’ils sont dans le capitalisme  ? Pour aller au-delà de la simple perturbation de la circulation de la valeur, au-delà du blocage des dépôts de carburant, des légumes d’Espagne ou du centre des impôts du coin, il faut que la fameuse «  présomption démente  » s’empare des «  masses  », celle qui permet de «  se tirer une balle dans le pied  », c’est-à-dire de mettre en jeu (et de détruire), au moment de la lutte, les conditions de la reproduction sociale, donc de sa propre reproduction en tant que travailleur.

Dès les débuts du mouvement des Gilets jaunes, même les formes les plus radicales d’action se heurtent à cette limite. Même les saccages de péages, les pillages de boutiques, les attaques de bâtiments de l’État, bien que bouleversant significativement la vie quotidienne, respectent jusqu’à un certain point ce tabou. Dès lors, la scansion du mot «  révolution  » comme slogan dans les manifestations, bien qu’excessivement sympathique, ne relève que du vœu pieux  : sans cette «  présomption démente  », pas de révolution. La révolution, ça se fait en s’attaquant – précisément – à ce qui fait qu’on est ce qu’on est. Ça se fait en acceptant et en provoquant une situation dans laquelle on ignore de quoi seront faits les lendemains.

Mais le revers de la médaille, c’est que, comme les prolétaires restent rétifs à l’encadrement – ce qui semble se vérifier un
peu partout –, les opérations visant à les neutraliser et à rétablir durablement l’ordre sont fastidieuses et aléatoires. Si les Gilets jaunes n’ont certes pas «  gagné  », peut-on dire qu’ils ont «  perdu  »  ? Pas si sûr. Au contraire, leur simple existence et la façon dont ils ont poussé aussi loin que possible la dynamique d’insubordination sociale ouvrent la porte à toutes sortes d’espoirs déments.

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