Affaire du 8 décembre

Suivi quotidien du procès

paru dans lundimatin#401, le 30 octobre 2023

Mardi 3 octobre, s’ouvre le procès de l’affaire dite du « 8 décembre ». 7 personnes sont poursuivies pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Pour mieux saisir le dossier et le contexte, c’est par ici. Chaque jour, en collaboration avec Au Poste, nous publions un compte-rendu des audiences.

Vendredi 28 octobre : « Ce n’était pas le procès de la DGSI »

La porte de Clichy est pleine de policiers. Sans doute que le rassemblement de soutien aux inculpé·es du 8 décembre y est pour quelque chose. Le tribunal de la porte de Clichy est plein de policiers, plus que les autres jours. Sans doute servent-ils à accueillir le public venu en nombre pour ce dernier jour d’audience. La queue devant la salle est plus longue que d’habitude, on refuse du monde, on se sert sur les bancs. Du côté des soutiens et de la défense, les sourires alternent avec les bâillements. Pour la dernière journée, nous nous levons à l’arrivée de la présidente, qui nous fixe avec un sourire figé quelque peu inquiétant, nous fait poireauter debout avec une jubilation quelque peu troublante, sort ses câbles d’ordinateur avec une lenteur étudiée, puis nous autorise à nous asseoir. « Ça y est », soupire ma voisine, « c’est parti. Dernier jour ».

Me Matteo Bonaglia est déjà à la barre, immense. Il parle vite, mais on comprend tout. Il y a une sorte d’affectation entêtante dans ses mots, tenus à la lisière de la pédanterie pour mieux rebrousser chemin vers un sens réellement commun. Les fins de phrases sont traînantes, pour mieux manier l’ironie et, souvent, laisser le temps à l’argumentation de se déployer.

« Un spectre hante la France  », commence-t-il, « celui d’une résurgence du terrorisme d’extrême-gauche.  » Marx et Engels pouvaient faire craindre une plaidoirie un peu docte, mais tout de suite, on revient à des métaphores plus simples. « Le radicalisme politique, ça se transmet plus vite qu’une MST.  » L’avocat joue avec délice du hiatus entre son élocution affectée et la crudité de ses saillies. « La chasse, c’est bien connu, c’est la taqiya des révolutionnaires de gauche  ». « Vachement contagieuse, cette radicalité politique. J’en viens à craindre pour moi-même, mais je ne pense pas au sortir de cette salle me jeter sur le premier fonctionnaire de police venu  ».

L’ironie reviendra toute la journée. Elle permet tant de choses lorsqu’elle est maniée avec tant de finesse, mais il faut reconnaître qu’elle permet surtout de dire ce que tout le monde sait, sauf le parquet : ce procès est celui de la DGSI, de la politique criminelle de l’État, de l’antiterrorisme. Toute la journée, la défense avancera par prétérition, pour respecter le spectacle du tribunal tout en respectant la dignité de ce qui se joue dans ce prétendu procès de l’ultra-gauche. « Personne de la défense n’a remis en doute la séparation des pouvoirs judiciaires et exécutifs  » lorsque le dossier a présenté une initiative du PNAT revenant normalement au juge d’instruction. C’est pourtant la réalité de ce fameux état de droit, de ces défenses des libertés individuelles, qui semblent pourtant remises en doute par ce procès.

Me Bonaglia mime des concessions pour mieux s’appesantir sur les erreurs de l’enquête, dont il souligne le comique tout en faisant sentir ce qu’elles ont détruit dans la vie des accusés. Un carnet a été retrouvé par les policiers dans l’isolation d’une maison. Un premier enquêteur a jugé qu’il contenait des comptes-rendus d’entraînements militaires. Il s’avère ensuite que c’était le carnet professionnel d’un gendarme. « Il l’avait perdu à la ZAD  », se marre une voisine. « Je le sais, j’étais là.  » La plaidoirie moque la DGSI. Elle moque l’arc républicain défini par l’axe Darmanin-DGSI-PNAT. Elle moque la nostalgie du parquet pour Action Directe et la contestation sociale des années 70. Puis elle énonce sans ironie ni prétérition ce qui réunit tant de monde ici : « Il faut rappeler que la DGSI et le PNAT sont les courroies de transmission de la politique criminelle du pouvoir exécutif. C’est à vous, Madame la Présidente, de limiter cette politique.  »

Le duo de procureurs est immobile, avalé par la lumière bleutée de leurs écrans d’ordinateurs où l’on se demande parfois ce qu’ils y voient. Peut-être les images des interrogatoires de la DGSI, dont ils nient qu’ils peuvent traumatiser celles et ceux qui les subissent et que l’avocat rappelle avec force. « On lui a mis un sac sur la tête... Un sac sur la tête ! Saucissonné au su et au vu de tout le monde  ».

La deuxième plaidoirie commence. « Nous ne faisons pas ici le procès de la DGSI.  » Certes, elle le fait toute seule vue l’incurie étalée par ses services pendant tout le procès. « Ce n’est pas la DGSI qui est sur le banc des accusés. Ce n’est pas à elle à qui on a demandé ce qu’elle pensait du chaos comme alternative à la politique du pouvoir en place. Ce n’est pas elle à qui on a demandé ses lectures. Ce n’est pas elle qui a subi les nuits de prison et d’interrogatoires, l’angoisse de ces trois années. » Bravo, dit quelqu’un derrière moi.

L’avocate figure la DGSI comme une personne, comme pour conjurer l’abstraction totale derrière laquelle elle s’est réfugiée pendant tout le procès. Les enquêteurs auteurs de 1400 PV : anonymes. Les vidéos : effacées. Les écoutes : mitées, trouées, tronçonnées. Il n’y a pas de DGSI dans ce procès, ou il n’y a que ce qu’elle a décidé de montrer. Si peu. La DGSI ne s’incarne qu’imaginairement, grâce aux paroles des avocats. « La procédure a été menée à charge mais nous allons plus loin. Les enquêteurs ont fait preuve de déloyauté. Ce procès est celui de la défiance.  » Le dossier en miettes fourni par les enquêteurs est la preuve de cette défiance, ses lacunes sont éloquentes. Mais cette défiance n’est pas seulement destinée aux inculpé·es. Elle est tournée contre le tribunal. Progressivement, on sent que la défense a une idée plus fine que la seule prétérition. Il ne s’agit pas seulement de dire : nous faisons le procès de la DGSI en disant que nous ne le faisons pas. Le vrai truc inavouable, c’est que la DGSI, le PNAT, Darmanin, l’arc républicain, se moquent de la justice. Le vrai truc inavouable, c’est bien ce qu’on sait par ailleurs (lequel ?) depuis si longtemps (combien ?) : l’état de droit, ce n’est pas la justice.

L’absurdité revient, chargée de rires. Les procureurs dénonçaient l’argument de l’ivresse. On n’entend pas sur les écoutes, paraît-il, de « voix pâteuses  ». L’avocate répond : « Mais deux prévenus, une sonorisation nous le dit, en viennent à chanter... Johnny Hallyday  ». La salle explose de rires, cour et parquet inclus. « Toute la musique que j’aime, elle vient de là... Quand deux punks en viennent à chanter Johnny Hallyday...  » Après Johnny, c’est Goffman qui est cité, dans un développement assez abscons sur l’idée que le dévoilement, c’est quand même du voilement. « J’ai rien compris  », dit ma voisine, toujours la même, avec qui je me sens de plus en plus d’affinités dans ce procès. D’ailleurs, elle chante à l’unisson de l’avocate qui récite « Hécatombe » de Brassens, puis « Et hop » des Bérus, pour montrer qu’on peut appeler à tuer des flics et être honoré par la BNF ou les grands prix de poésie académique.

« Elle me fâche, cette enquête. Les efforts qu’il a fallu déployer face à cette enquête déloyale  ». Elle montre une photo, la juge acquiesce immédiatement. C’est le dernier jour, chaque signe de la présidente est interprété. L’avocate reprend. Elle lit toutes les questions d’un interrogatoire de son client. Juste les questions, et c’est terrifiant de pression, de manipulation. Questions stupides, brutales, questions de flics. C’est la fin de la plaidoirie, l’avocate a des crescendos furieux et des montées terribles dans les aigus, qui ajoutent à l’implacable de son propos. « Vous dénoncerez cette expertise. Vous ne retiendrez pas l’accusation  ». La relaxe devient l’injonction non pas de l’avocate à la juge mais de la vérité à la justice. « J’ai été longue, vous m’en excuserez, mais il est finalement ardu de contredire le vide.  »

Me Alice Becker arrive à la barre. Elle pose les coudes sur la barre, puis se redresse, donnant le sentiment très net d’être à son aise à cet endroit. Elle se déplace, se rapproche des procureurs, regarde ses clients, la salle. Elle se pose une question qu’on partage : « Qu’est-ce qu’il se passe quand l’anarchie rencontre la DGSI ?  » Elle évoque la presse, « conspuée par l’accusation comme faisant preuve de trop de mansuétude à l’égard des prévenus. J’ai trouvé ça choquant.  »

Me Becker a commencé sa plaidoirie en mettant un coup assez fort dans son micro, ce qui a eu une conséquence logique mais malheureuse : le micro est loin de sa bouche. La salle n’entend rien. Tout le monde se met à souffler, à se plaindre qu’on n’entend rien. Comme les soufflements font plus de bruit, on n’entend d’autant moins. Ce qui provoque des soufflements plus forts qu’auparavant. Un message est passé à une consoeur de Me Becker pour mettre fin à cette spirale du soufflement. Elle se lève, va remettre le micro, et d’un « haaaaaaa » de soulagement, la salle exulte.

Cette plaidoirie est la seule qui fait le pari de revenir à la vie d’un des accusés, en cherchant d’après le dossier à retracer ce qu’a vécu un homme depuis le début de l’instruction. Ce pari est salutaire, il fait retour au sensible. Il permet de retracer la chronologie, finement. Par exemple sur l’agrément donné le 31 juillet 2020 par la préfecture, pour autoriser cet homme à s’acheter le matériel nécessaire à la confection d’explosifs dans le cadre de son métier d’artificier. À cette date, l’instruction était en cours : pourquoi autoriser légalement la confection d’explosifs si ce n’est pour favoriser un passage à l’acte qui justifierait les soupçons de la DGSI ? Pourquoi solliciter l’acte qui manque au dossier ?

Alors qu’Alice Becker conclut sa « narration laborieuse et chronologique  », le rang derrière moi a entamé une bataille contre un flic qui s’est visiblement investi de la mission de nous empêcher de manger. Logiquement, tout le monde se passe des chocolats en douce et les mange l’air de rien. Le flic tourne, surveille, puis à peine parti, revient au moindre froissement d’aluminium ou de plastique laissant suspecter qu’un chocolat put être mangé dans l’enceinte du tribunal. Alice Becker a fini, c’est la première pause de la journée, après trois heures de plaidoirie. Tout le monde craint de partir et de ne pas pouvoir revenir, d’autres personnes dont beaucoup d’étudiant·es en droit veulent être ici. À la fin de cette interruption, alors que les procureurs reviennent, la salle se met à siffler en imitant le bruit caractéristique de la vipère. La présidente se saisit du micro et nous sermonne : « je vais inscrire cet incident au procès-verbal.  » Elle vient de donner à Me Raphaël Kempf l’introduction de sa plaidoirie.

« À quoi va servir cette note d’indice, Mme la Présidente ? À rien, si ce n’est peut-être pour un futur historien ou une future historienne de la répression politique dans la France des années 2020. C’est peut-être sur la base de ce genre d’archive qu’on peut faire un film comme Le Procès Goldmann, et rappeler que la justice ne vit pas en autarcie mais dans la société.  » Le caractère improvisé de cette introduction fait toute sa force, donnée à l’introduction déjà préparée où Raphaël Kempf rappelle les mots de Me Tort la veille, qui accordait sa confiance au tribunal. Il ne la partage pas. « Non, je n’ai pas confiance en vous. Je vais vous expliquer pourquoi.  » Charge audacieuse, qui capte bien sûr notre attention, et semble-t-il celle du parquet qui enfin daigne lever plus de quelques secondes ses yeux de ses écrans.

On l’a déjà dit, ce procès est affaire de mots, de paroles. La plaidoirie commence par s’interroger sur le premier d’entre eux : terrorisme. Un universitaire, Olivier Grandjean, est venu témoigner. Il a dit refuser d’employer ce mot. Effroi du parquet. « Voici un exemple de vase clos, comme si le PNAT était seul à même de définir le terrorisme.  » Ce procès est celui d’un assaut contre la langue qu’on police. Dans le cas du terrorisme, cette police a un seul but, rappelle Me Kempf. « On voit bien que cette définition est malléable et permet de définir un ennemi avec lequel on ne peut plus parler.  » Ne plus parler, qu’il ne serve à rien de parler, que les paroles prononcées soient détournées de leur sens le plus évident, qu’on vous fasse parler même quand vous vous taisez. La langue de l’antiterrorisme est univoque, terreur toujours une.

Pas toujours, d’ailleurs, puisqu’un policier de la DGSI, dans un interrogatoire de Libre Flot, donne une définition du terrorisme. « Ce n’est pas celle du droit pénal », s’étonne Raphaël Kempf. « Quelle est la boussole des fonctionnaires de la DGSI ? » Voilà pour votre état de droit. Le PNAT a distingué entre terrorisme de haute et de basse intensité. Cela n’existe pas en droit. L’auteur d’un livre percutant sur les lois scélérates destinées, fin XIXe, à criminaliser les anarchistes, se confond alors avec l’avocat. Avec colère, il conclut : « ce que je suis obligé de vous dire, c’est que du côté du PNAT, on s’est totalement autonomisé de la loi pour déterminer ce qui est terroriste et ce qui ne l’est pas.  » Les comparaisons sont éloquentes : lorsqu’un tractopelle conduit par des Gilets Jaunes défonce la porte du ministère de Benjamin Griveaux, ce n’était pas du terrorisme. Pourquoi ici, cela en est ? « Ce n’est pas du droit, ça n’a pas la rigueur qui devrait faire honneur à la justice et à l’état de droit. »

L’état de droit. Lors de ce procès, le parquet a dit que les opinions idéologiques des inculpé·es étaient centrales dans le dossier. « On nous dit tranquillement que nous avons une police politique  ». L’état de droit. Pourquoi ne pas faire le procès de la DGSI ? Elle qui cherche à diffuser l’idée que tous les combattants partis au Rojava ont tous des projets terroristes à leur retour. La police les qualifie de « revenants  ». Un spectre hante ce procès, décidément. Raphaël Kempf démontre que la DGSI cherche à imposer cette idée par différents canaux, qui n’ont pas fonctionné : le ministère de l’intérieur, le tribunal administratif, Mediapart, et aujourd’hui ce tribunal. La défense a déjà gagné cela : la possibilité de dénoncer explicitement la dimension politique du procès et l’instrumentalisation de l’institution judiciaire sur laquelle elle repose.

La plaidoirie qui dure depuis une heure avance sur ses dernières trente minutes. L’argumentaire évolue vers une défense et illustration de la rigueur juridique, qui vise peut-être à contracter une nouvelle confiance entre la cour et la défense. Me Kempf dénonce l’ « impressionnisme judiciaire  » (Pierre Drai) à l’oeuvre dans ce procès. Cet impressionnisme a fait accuser Libre Flot de chercher à recruter des combattants pendant ce fameux confinement. D’après le dossier, lu avec rigueur, il cherchait juste à retrouver des gens sympas. Me Kempf se tourne vers les autres inculpés. « Visiblement, il vous a trouvés sympas. » Pause. « Et vous êtes là.  » La voisine avec qui j’entretiens une relation télépathique se lâche : « Je l’aime, il me fait vriller. »

Après une heure et trente minutes, Raphaël Kempf insiste sur les blessures subies par son client, affecté par des comparaisons répétées et infamantes entre lui et Daech qu’il a combattu, pourtant, entre lui et l’OAS. « J’ai envie de rendre hommage à ce courage que peu d’entre nous ont eu.  » Il fallait bien finir par rappeler ce courage aujourd’hui criminalisé, mais la présidente le fait revenir pour lui demander comment il a calculé certains de ses chiffres. Tandis que l’avocat répond, je m’en vais, sans pouvoir entendre la dernière plaidoirie de Me Bouillon ni, surtout, les interventions des inculpé·es.

Je n’entendrai pas leurs mots. Je ne saurai pas leurs impressions. En partant, je dis au revoir à un voisin, proche des inculpé·es. Il m’a dit tout à l’heure : « ils ne veulent pas croire que nous sommes comme des enfants, même à 40 piges. Mais pourtant, c’est pour ça qu’on a les cheveux roses et qu’on aime ce qui fait boum, les pétards. On peut être un gosse de 40 ans... » Il riait pas mal de cette idée, du décalage qu’on cultive avec les policiers qui est la chose la plus plaisante à mesurer et la plus difficile à éprouver. Puis il a ajouté : « ce qu’il leur arrive, s’ils sont condamnés, ça pourra tous nous arriver  ». J’imagine que leurs mots racontaient cela, car n’étant qu’accidentellement mots de procès, ils n’ont pas tant besoin de figures de style ou de prétérition. J’imagine qu’ils ne font pas le procès de la DGSI ; on a toujours mieux à faire que des procès. Tout ce qu’a démontré celui-ci de procès, c’est le vide que produit cette politique criminelle dans laquelle se loge tous les fantasmes d’oppression du moment. Il est ardu de résister au vide. J’imagine que leurs mots résistaient à toutes les polices des langues, des pensées, des opinions, des coiffures, des modes de transport, des lectures, des rêves, des soirées arrosées et des blessures. J’imagine, mais je n’étais pas là. Ce n’était pas le procès de la DGSI.

Pier Ten

Jeudi 26 octobre : « Il est stupéfiant que je doive les plaider. »

La vie de procureur ne mène décidément pas à tout. La leçon d’histoire anarchiste récitée hier par le parquet a consterné et amusé. On en parle beaucoup, dans la salle comme dans les plaidoiries. Aveu final du vide du dossier et de la dimension idéologique d’un procès qui cherche à criminaliser des opinions que rien n’interdit pourtant. L’enjeu est-il celui du droit, où les avocats trouvent sans cesse de quoi invalider toute l’accusation ? L’enjeu est-il politique, idéologique, moral ? Un peu de tout ça, en réalité, confusément mêlé et obligeant les plaidoiries à se faire à leur tour historiennes pour donner à comprendre ce qu’on peut dire sur ce fait-là, à cet endroit-ci, à cette date. Le contexte, l’histoire, tout ce qui pèse sur ce procès sans pouvoir être dit à la barre et qui limite notre consternation et notre amusement : notre contexte est-il celui où une accusation vide, inepte, pourrait malgré tout suffire pour une condamnation ? De quoi est capable ce temps qui est le nôtre ?

Me Louise Tort commence la première plaidoirie sans préalable, par des excuses répétées à la cour. Pardon. Pardon. Pardon. Le rythme ternaire lui va visiblement bien, ses formules sont souvent des triolets. Elle présente ses excuses pour sa vulgarité, pour ses mines défaites, personnalisant d’emblée son intervention. « Je suis venue ici avec mon sac à dos, accessoire commun aux punks à chiens et aux policiers en civil. Sac à dos chargé de 45 ans de vie et 25 ans de barreau. De ce que j’ai appris de vous, de vous, de vous. »

Ses cheveux blonds sursautent souvent, ses gestes sont brusques et amples, suivant un ordre et une logique qui, comme sa plaidoirie, ne se dévoile que peu à peu. « Mon lapin s’appelle Noisette. Il est tout ce que j’ai et il est au bord de la mort depuis 15 jours. Le sac à dos est devenu trop lourd pendant ce procès. » L’apparition de Noisette, le lapin de Me Tort, n’est pas fugace et elle s’étend longuement sur la maladie de son animal. Les fous rires se répandent sur les bancs de la salle et j’entends à voix basse quelqu’un se demander ce que fout l’avocate. Aux juges qu’elle compare au vétérinaire de Noisette : « j’ai confiance en vous, j’ai confiance en vous, j’ai confiance en vous  ».

Soudain, on réalise que le rythme a changé et que la valse au lapin a laissé la place au martèlement des « y’a pas ». Y’a pas d’association de malfaiteurs, y’a pas d’intimidation, y’a pas de violence. « De rien on fait rien sur la base de rien  ». Me Tort continue de faire rire la salle, mais s’en prend frontalement à l’accusation et ses « arguments soit limite faiblards, soit limite déloyaux  ». Théâtrale, elle virevolte, rit des policiers de la DGSI dont on se demande à entendre le parquet s’ils ne sont pas des superhéros, puis demande pardon pour ses mots. Pardon, pardon, pardon. Le rire est ici ce qui épargne à la vérité le soupçon de la provocation sans rien céder de son intégrité.

Soudain, des formules implacables : « Si le droit au silence en garde à vue, qui découle du droit à ne pas s’auto-incriminer, devient une preuve d’incrimination, c’est le sommet de l’hypocrisie. » Soudain, le rappel au réel, qui reviendra dans presque toutes les plaidoiries contre les « constructions intellectuelles » du parquet. Soudain, l’histoire : c’était les Gilets Jaunes, c’était Georges Floyd, c’était Adama Traoré. Soudain les rires : « On se croirait dans Navarro !  » s’exclame Me Tort face aux pressions des policiers pendant les garde à vue. La présidente elle-même sourit et glisse « c’est un peu ancien, comme référence  ». Les rires ne demandaient pas d’autorisation mais ils se lâchent un peu, alors que la plaidoirie poursuit un chemin étonnant vers la sensibilité – c’est ici l’enjeu, tandis que le parquet voulait faire oublier cela. « Mon client, c’est mon Noisette judiciaire. Je vous le confie pour que vous preniez bien soin de ma Noisette.  »

Me Lucie Simon et Me Camille Vannier plaident en duo, virtuoses, passant leur parole – vraiment leur – en poursuivant, relançant, récupérant, détaillant ce que l’une disait ou que l’autre va dire. C’est une danse, dont la théâtralité est toujours juste, impressionnante de précision commune. « Quel étrange procès  », entame Lucie Simon, qui rappelle comme on a ri lors des séances du procès. Or, on ne rit pas avec des gens qui nous terrorisent, nous font peur. Ces gens-là existent pourtant, et ils ne sont pas au tribunal de la porte de Clichy. Liste implacable où ne figure toujours pas l’ultra-gauche anarcho-autonome jugée par le parquet : jihadistes, nouvelle OAS de juin 2022, les Barjols. La liste montre que le « groupe » jugé aujourd’hui n’y appartient pas : il n’a pas de nom et les flics de la DGSI l’ont appelé « le groupe des punks à chiens ». Le parquet a cherché des filiations idéologiques avec Action Directe en passant par la Conspiration des Cellules de Feu. Mais pourquoi ces filiations idéologiques n’ont-elles donné lieu à aucune question pendant les audiences ? Construction intellectuelle toujours, l’effroi du parquet devant l’expression « chien de garde » utilisée par l’un des accusés : Nizan, Serge Halimi, tout est rappelé, jusqu’à cette citation de Patrick Poivre-D’Arvor, qui qualifie l’expression de « terrorisme intellectuel ». La boucle est bouclée, et le terrorisme intellectuel est devenu terrorisme tout court pour le parquet. « Ces mots, ces critiques ne sont que des mots. On doit pouvoir critiquer. Si on prend ces éléments à charge, que nous reste-t-il pour critiquer ?  »

Les rires reviennent lorsque les deux avocates ridiculisent la logique du parquet : « Si le black bloc devient terroriste, le PNAT a de très beaux jours devant lui. Si tagger ACAB dans les toilettes des restaus du 20e arrondissement devient terroriste, le PNAT a de beaux jours devant lui. » Mais l’histoire revient, grave, lorsqu’au moment de conclure, les deux avocates rappellent que la responsabilité juridique de la cour est bien historique : quelle est la frontière entre violence politique et terrorisme ? En demandant à la cour de faire une distinction avec la jurisprudence utilisée pour les jihadistes pour caractériser l’association de malfaiteurs terroristes (AMT), elles concluent en demandant la relaxe et en refusant l’inscription de leur client au FIJAIT (Fichier des auteurs d’infractions terroristes). AMT, FIJAIT, sigles qui occupent toute la journée et coagulent toutes les craintes.

C’est au tour de Me Chloé Chalot de plaider. Les précédentes avocates marchaient, levaient les bras, s’immobilisaient, aussitôt reprenaient leurs idées et leur mouvement. Droite devant la barre, immobile, les mains jointes dans le dos, Chloé Chalot déroule avec un calme souverain la plaidoirie la plus courte de la journée. Pas la moins marquante. Sa cliente, Camille, a été réduite au rôle de seule compagne de Libre Flot. Le champ lexical utilisé par la police et la justice est celui de l’hystérie, de l’aveuglement amoureux. Sa cliente a été décrite comme l’informaticienne du « groupe », puis devant l’effondrement des preuves comme l’intellectuelle, puisqu’on a fini par lui reprocher sa culture, son aisance à l’orale, sa résistance intellectuelle à l’enquête. Relevant patiemment toutes les failles de l’accusation, elle affirme, implacable : « c’est l’honneur de la robe que de questionner ces points. Il est stupéfiant que je doive les plaider.  »

L’histoire, le contexte reviennent : on accuse sa cliente de critiquer la police, mais la mort de Rémi Fraisse n’a-t-elle pas pour toute sa génération de militants constitué une prise de conscience douloureuse des dangers de militer ? L’histoire, la logique, le droit, la dignité le rappellent sans cesse, mais on peut se poser ces questions sur la police, on peut critiquer. « Elle a le droit à des lectures engagées, même des lectures subversives si ça lui fait plaisir. » Il est stupéfiant qu’elle doive le plaider.

Hier, le parquet estimait que des documents trouvés sur sa clef USB « résonnaient  » avec ceux des Cellules de Feu trouvés sur un autre ordinateur. Cette résonance que la justice trouve dans des PDF mais n’assure pas à ses salles d’audience (insupportable sur le plan sonore), où se niche l’impossibilité d’entendre ici d’une pensée nuancée, d’une finesse, d’une exigence à vivre qui habitent sa cliente et que son avocate a fait entendre.

L’autre avocat de Camille entame sa plaidoirie, de loin la plus longue de la journée. La plaidoirie itinérante revient en force : loin de la barre, au milieu de la salle, près de la barre, jouant des volumes pour tantôt murmurer, tantôt tonner, personnalisant son propos d’ « homme cis-hétéro ayant pris un crédit de 25 ans pour s’acheter une maison à Montreuil  ». Derrière moi, toujours, on dit qu’il fait le clown et que c’est son style. Les clowns, c’est bien pour rappeler des noms : Angelo Garand, Babacar Gueye, tués par la police. Sa cliente a lutté pour que vérité et justice leur soient faites. Il poursuit : « je me suis amélioré au contact de ma cliente, parce qu’elle critique le confort bourgeois. J’ai lu Starhawk.  » Il sort le Petit traité de Cosmoanarchisme récemment paru de Josep Rafanell i Orra. « C’est chouette ça », mieux que les brochures dont le parquet voudrait nous faire croire qu’elles prouvent le projet terroriste. Il s’interroge sans cesse, il questionne, il trouve questionnant les « trous dans la raquette » de l’accusation. Il conclut une première fois, puis une deuxième, puis une dixième, où il cite « Les gens qui doutent » d’Anne Sylvestre, et dans une ultime volte-face il cite la grand-mère de l’accusée, qui lui a envoyé un article du Canard Enchaîné. Bruno Le Maire y est cité face aux étudiants de l’ENS. Rebellez-vous, leur dit-il, « n’acceptez jamais le monde tel qu’il est  ». La salle applaudit, la présidente laisse faire.

L’audience s’interrompt, tout le monde est crevé. On reprend pour une dernière plaidoirie, de Me Emilie Bonvarlet, qui s’installe également droite à la barre, la pose inéluctable, comme on voudrait la justice qu’elle demande si bien. De l’accusation, elle retient qu’il semble interdit de se défendre. « De ça, d’être terroriste, on ne se défend pas.  » Elle s’interroge sur la nécessité d’une défense à entendre le parquet, qui veut nous maintenir dans un état de sidération alors qu’une seule infraction pénale, celle des explosifs, constitue l’acte d’accusation de son client. « Un fantasme irrigue tout le dossier. Le PNAT et la DGSI s’autoalimentent par des notes de synthèse qui finissent dans un gloubi-boulga politique incompréhensible.  » Elle cite une note, qui semblerait tirée d’une intervention de Bruno Le Maire si on ne nous avait cité son homonyme insurrectionnel un peu plus tôt.

La plaidoirie est effectivement inéluctable. Dans ce fantasme, on oublie les individus. On oublie les mots puisque tout est premier degré : « peu importe le contexte, l’heure, peu importe le conditionnel, peu importe l’alcool, l’humour. Le PNAT en est convaincu : ils sont anars et ils sont dangereux.  » On oublie le droit pénal, abandonné. « Ce n’est pas la peine de démontrer parce que cela va de soi  ». On oublie à la DGSI de faire des clics droit pour dater un document. Elle se retourne vers les accusés, rappelant la personnalité qu’ils ont donné à voir pendant toute l’audience. « Ils ne sont pas capables de se tenir tranquilles devant vous alors qu’ils encourent 10 ans ? Tout est sujet à blague, à mise à distance... » Et le parquet voudrait nous faire croire qu’il faudrait tout prendre au premier degré.

Tout n’est pas qu’affaire de contexte, mais le talent des avocat·es et le relâchement de tout le monde, dans l’épuisement du procès, enveloppe la salle pleine à craquer dans une légèreté qui résiste aux moues de la procureure, aux haussements d’épaule, au policier qui veille à ce que personne ne mange dans la salle. L’histoire, c’est souvent pesant. Sous l’enjeu énorme, il y a ce qui rit et qui fait espérer. Demain, c’est fini. De quoi demain sera capable et sera-t-il, même un peu, le nôtre ? Demain... C’est Robert Desnos qui en parle le mieux :

Âgé de cent mille ans, j’aurais encore la force
De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir : neuf est le matin, neuf est le soir.

Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,
Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille
À maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.

Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore
Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent.

Pier Ten

Mercredi 25 octobre : Acide tgi

brina, pour commencer :

dilem vient me pécho chez Helyette B - elle qui a connu la guerre la résistance la cavale la taule tous les procès tous les avocats tous les hérissons et elle nous dit quand même avant qu’on parte : non ce tribunal là je connais pas ces avocats je connais pas ces gens d’ultra gauche je connais pas. Alors ça y est : on est officiellement entré dans un autre siècle. 

 ...et on trace porte de clichy sous la pluie et le café en face du tribunal est à 2,50 non mais monde de merde.

— Tu vas voir meuf, c’est comme à hollywood me dit dilem. 

Moi j’ai jamais assisté à un procès de ma life. je suis venue ici une fois déposer mes couilles sur le bureau des juges, je leur ai dis : je m’en sers plus allez-y faites-en du ragoût. Mais j’ai vu Anatomie d’une chute.

On passe les sacs et y a des tirailleurs semi-publics semi-privés hommes noirs costumes noirs fond blanc. Sur le mur en bois la présomption d’innocence en fresque romantique. Vu la teneur du procès en cours, le vide abyssal du dossier et le traitement des prévenu.es, on se tape un de ces fous rires nerveux.

Devant la salle d audience. Deux keufs leur petits culs bien moulés et leur doudou famas nous ont grillés : l’ultra gauche c’est bien ici, mais si vous pouviez aller attendre à la cafétéria y a du retard. 

Point architecture tgi : hall de justice en mode judge dredd x ikea, escalators miroirs et collerettes - le lagom c’est tendance. Moi je me sens bien ici, c’est comme attendre un train pour les camps et pis on se fera ptet une partie de molki tiens. dilem me dit qu’il a déjà pratiqué les geoles des sous-sols, même mobilier dans la tour inversée. Je lui demande comment il a fait pour garder son sens de l’humour au bout de trois jours de gav extensible. Il répond pas.

A la cafèt’, que des pièces rouges dans le pot à pourboire. Des Batman en bavette dégustent des sandwichs au thon et des petits pots Yoplait. Le café est a 1,60. Non mais monde de merde.

Allez, c’est l’heure. Moi bonne élève je veux me mettre devant mais dilem qui a l’expérience d’un cancre me dit bien que non faut se mettre au milieu - pas trop devant pour ne pas être sous le regard des profs mais pas trop derrière pour éviter les pions et pouvoir rigoler sans se faire griller. 

Je me demande si y a des RG ici dans la foule, je deviens parano. J’imagine une poule avec une go pro passer pour nous fliquer mais dilem pense que c’est sûrement la petite vieille souriante en béquilles. A quoi tu vois ça, je lui demande ? Il répond pas. 

La poulaille nous demande de nous ranger en deux rangs SUR LA GAUCHE pour entrer.

Tout le monde gueule : à l’ULTRA GAUCHE ! dilem ricane dans son tee-shirt everlast. Un type devant moi mate sur son phone un longplay du premier Strider, qui se passe en Russie. Je comprends plus rien. Help.

C’est drôle : c’est bien l’auditorium où j’ai laissé mes couilles. Le fucking même. J’y vois une ironie impuissante.

Trois juges, derrière des Dell gris. Trois femmes, attentives à leurs notes. Trois figures hiératiques qui demandent le calme, scrutent chaque remarque un peu trop sonore dans le public et mettent un point d’honneur A CE QUE PERSONNE NE MANGE. Les douze robocop.es en rotation lourde assigné.es à la surveillance de la salle y veilleront. Justice partout, miettes nulle part.

La salle : un joyeux ramassis de punks, d’alternos, d’artistes, de totos, de mèches, de styles et de tattoos, des gens de droite même (on les reconnait à leurs chaussettes) tous les âges, c’est rempli à craquer, c’est concentré, c’est présent, c’est motivé. On se croirait à la maison mais ça manque de chiens. Mine de rien, il y a communauté, même sous contrôle. Comme une classe de ski un journée sans neige, le nez collé à la fenêtre, qui trouverait collectivement silencieusement comment partager une tristesse. Un espoir.

C’est la journée des réquisitoires. Hard pour un dépucelage. Je me souviens de Kevin Costner dans JFK, comment c’était intense. Je déchante vite : on aura droit à six heures de lecture de documents par les deux procureur.es. En retrait dans le box de l’accusation, un jeune gars restera assis tout du long. Il prendra des notes, observant les allées et venues. J’en déduis que c’était soit un stagiaire d’Assas, soit un barbouze. Les deux.

dilem :

La juge à peine assise : ’On ouvre ces yeux et ses oreilles, on ferme sa bouche’. Le proc se lève et fait des politesses, il jouit visiblement de l’hostilité de la salle : ’J’ai l’honneur de représenter la DGSI blablabla’. Dans sa bouche bien ouverte à lui reviendra en permanence le caractère criminel de toute camaraderie, de toute amitié, de tout espoir. Il regrette que les inculpé.es, qui ne se connaissaient pas toustes avant (sic) soient capables de se défendre ensemble, ça il ne peut pas le comprendre, il ne veut pas le comprendre et ici son travail est de dissocier, de diviser, de délier. 

Puis il se targue des réussites du parquet antiterro se croyant obligé de relever l’absurde défi de justifier son intérêt. Pour se donner de l’importance - plus tard il chouinera d’être traité comme un instrument au service du gouvernement - il réinvente le camp républicain : la DGSI dernier rempart contre l’ultra-droite lol. 

La DGSI, l’ombre sournoise de tout le réquisitoire. L’idée, défendue par les amies, les familles, la défense, tout être un peu au courant de ce qu’on est en train de traverser, c’est qu’il y a un RÉCIT. Mis en place dès le début pour enfiler au chausse-pied des faits, actes et personnalités disparates de ce dossier en forme de procès politique. L’accusation mettra donc six heures à s’en défendre, préférant énumérer les faits, pour montrer que non, aucun esprit rationnel ne saurait y voir une entreprise narrative visant à détruire toute velléité de contestation dans un monde qui se fascise à la vitesse d’un tgv chinois. C’est bien de terrorisme qu’il s’agit. D’intention de terrorisme. 

Les faits, parlons-en. Au coeur de l’indignation étatique, la question du chiffrage des messages, mais surtout des explosifs. Ces explosifs, dangereux, avec lequel aucun humain qui n’est pas terroriste ne saurait/voudrait jouer, disent les experts. Ces explosifs, ils existent, leur expérimentation est attestée. C’est la clé de voute : sans ça, rien. On condamne pas pour des jeux mais c’est bien la différence entre jeux et intention de violence que le procureur tente de faire, en démontrant l’expertise de F. revenu du Rojava avec, je cite, ’cette technologie de Daech’ (indignation, légitime, du public). 

Mais la trouvaille du parquet, dégainée directe aussi, c’est bien le manifeste de la conspiration des cellules de feu, publié en Grèce en 2007, et dont les membres de notre club d’airsoft sont visiblement amateurs. Le proc se lance gaiment dans l’arpentage : « Nous voulons détruire la civilisation et les rapports de pouvoir qui gangrènent les rapports personnels ». Je regarde brina qui fait une tête d’ahurie - non mais attends meuf, là c’est le retour du texte comme danger-pour-l’Etat. Elle me dit - oui, c’est un procès littéraire. 

Ce texte sera minutieusement détaillé, pour démontrer qu’il jalonne tout le parcours de ce projet terroriste sans objet, si ce n’est celui d’un jour en découdre physiquement avec la violence d’État. Ok, c’est viril, c’est une énergie issue de discussions alcoolisées mais ça reste une intention supposée. Brina : « Sinon, hein, on mettrait tous les keums un peu bourrés en taule... wait... »

En fait, les petits mensonges de policiers, leurs ruses, leur pièges, le super scénario des gros bonnets de la DGSI avec l’artificier de Disneyland, un armurier, le chef et la femme du chef (forcément sous influence) s’intègre dans un autre grand récit, national celui-là, où la France est menacée de tous bords par toutes sortes de terroristes, des gauchistes en camion à l’éco-faf (la dangerosité de l’un des prévenus sera d’ailleurs pointé pour son activisme au FLA) en passant par le lycéen sans le sou radicalisé sur internet de la semaine dernière. Oui, des prévenu.e.s ont eu l’imprudence d’écouter une musique intitulé ’le Jihad des classes’. Islamogauchisme, choc des civilisations, vous voyez où on va ... clin d’oeil, brina : hallucinée. 

brina :

Toute l’accusation repose sur les épaules de F. pièce maitresse d’un dispositif global, leader charismatique d’une brochette de relations destinées à fomenter un supposé... quoi ? Attentat ? Coup d’état ? Le parquet n’en sait rien. Il tente de peindre ce portrait-là : celui d’un type traumatisé par ce qu’il a vu sur la ligne de front, d’un anarchiste qui revient au pays partager un savoir-faire avec des camarades plus ou moins éclairé.es. C’est essentiel au récit, pour faire tenir debout ce carnaval d’incriminations spéculatives. Tisser la trame d’une narration acceptable, depuis l’arme jusqu’à la propagande - cette menace véritable de radicalisation.

La vraie question, sournoise, jamais abordée : pourquoi F. était-il suivi de si près par l’argent de nos impôts ? Sur écoute ? Parce qu’il revenait du Rojava ? Parce que tous les soldats partis se battre pour une cause anarchiste seraient, revenus au pays, les instructeurs des rebelles d’ici ? Parce que le PKK, déclarée organisation terroriste par l’UE pour apaiser le dialogue avec Ankara, était beaucoup trop impliqué ? Aucun élément de réponse concret, mais il semble naturel au ministère de justifier qu’on a tout intérêt à suivre de près ces gens tatoués qui remettent en cause le monopole de la violence d’état.

C’est un des moments forts de cette après-midi épuisante : la litanie roborative du proc, ses efforts considérables - et franchement pénibles - pour justifier sa démarche, ouin ouin, ’on nous croit pas qu’en fait c’est des méchants qui veulent tuer du flic’. Il dénonce le manque de remise en cause des prévenu.es face à des preuves qu’il juge impossible à contester. Mais de sa part, aucune remise en cause, après des semaines de procès et de compte-rendus attestant l’impensable vacuité de ce cirque. C’est un délire paranoïaque d’élève appliqué, qui tente de se faire passer pour un daron raisonnable. C’est le jeu, c’est le cirque. C’est triste et flippant à en crever.

dilem :

Soudain, humain après tout, le proc fait un caca nerveux : il aimerait être considéré autrement que comme un ’simple exécutant’, se plaint d’une ’salle acquise’. Il est là à vider le sens des choses, à évacuer la politique de tout, tout en étant le directeur artistique d’un procès politique qui - si il porte ses fruits - continuera de rendre ce monde merdique. et il voudrait qu’on le traite comme un fréro ? Pourquoi demande-t-il encore qu’on le valide si ce n’est un reste de lucidité en face de cette fosse à punks ? Il s’inquiète ’nous n’avons pas les mêmes repères’. Bah non bonhomme.

Le temps passe. Digression sur l’histoire d’un groupe qui s’entrainait à égorger des lapins. Je n’arrive plus à écouter, brina fait des petits dessins bizarres. 

La volonté d’insérer les prévenu.es dans l’histoire du terrorisme anarchiste est une autre façon d’entériner une bonne fois pour toute le récit. Tellement sûr de lui, le proc assène : ’Il n’est pas question d’assimiler les sept prévenus à Action Directe, nous faisons la part des choses, mais... ’ pour enchainer sur : ’Comment leurs ainées d’Action Directe...’ Tiens tiens, Helyette B. est présente finalement et hante ce tribunal dont elle se fout pourtant. ETA aussi, les corses aussi, les brigades rouges aussi, tous les fantômes sont là. Spectralité je crie ton nom. Tout ce qui s’arrache un tant soit peu à l’ordre républicain. Sauf que le FLNC, nous rappelle le proc lui même, s’ils ont fabriqués des explosifs il y a 15 jours, ce n’est pas pour faire du bruit dans la forêt mais bien pour exploser 22 maisons secondaires. Dans cette affaire, beaucoup moins d’ambiguïté. Lapsus du proc antitouriste : il souhaite lutter « contre le tourisme à la place de lutter contre le terrorisme ». Amen.

L’enjeu est très clair : montrer que le mode opératoire violent n’est qu’une continuité d’un vingtième siècle sanglant, et dont finalement daech est une nouvelle incarnation. Cette comparaison composera le fil rouge d’une démonstration méthodique, scolaire, pour tenter de convaincre les juges que nous avons bien à faire à un groupuscule organisé, pas ’ludique’, qui utilise TOR et le grec ancien pour échanger ses infos et préparer la révolution armée pas-islamiste-mais-un-peu-pareil-quand-même. 

dilem :

Deuxième lapsus : il confond libreflo et Mohamed Merah. Le message du parquet aux juges est simple : l’Ordre, la société, aux abois, attaquée de toutes parts - le proc-scénariste n’hésite pas à piocher dans les scripts fascistes pour l’occasion - doit bien être défendu par des superhéros bureaucratiques et la justice (ce jeune minet mal rasé silencieux assis derrière lui ?), si elle est bien du côté du pouvoir, doit être capable de suivre la DGSI dans les dédales de son récit apocalyptique quand bien même les acteurs ne correspondent pas vraiment à leurs personnages. 

Au bout de 6 heures de ventriloquie on en arrive à croire en partie à l’histoire de la maison poulaga - syndrome de Stockholm. Pour ne pas se perdre : se rappeler que l’antiterro est une machine à retournement. Il faut alors retourner le retournement. Il n’y a pas une obsession des prévenu.e.s pour la police mais une obsession de la police pour l’ennemi intérieur. Les prévenu.e.s, dont la vie a été pourrie pendant des années par cette aventure malheureuse n’essaient pas d’intimider les magistrats, mais le parquet veut impressionner le tribunal. 

brina :

Mei Mei se glisse derrière nous, pour nous rappeler un certain nombre de choses sur l’importance d’exemplarité du procès. Notamment la construction d’un récit a postériori, sur les fragments indicibles d’une discussion intense sur signal, des fragments d’intensité fiévreuse, qui indiqueraient tout autant le complot terroriste, l’organisation d’un chantier collectif que la partouze avortée : « Faudra faire gaffe à comment on parle à nos plans cul. » 

Les demandes de peine tombent. C’est édifiant, c’est sexiste af aussi. En gros : des peines de prisons avec sursis pour tout le monde, et 1500 d’amendes. C’est ça le prix de l’idéologie. La plupart de ces peines seront probablement aménagées, en fonction du temps déjà passé en préventive. Mais le gros est réservé à F. La seule véritable proie de ce procès visant à faire peur. Que dit-on, aux jeunes contestataires d’aujourd’hui ? Parlez en gav, vous prendrez moins cher. Ne lisez pas les grecs. Ne touchez pas à l’engrais, et ne le fumez surtout pas. Ne vous faites pas potes avec des inconnu.es. Ne vous battez pas pour vos idées. 

J’ai commencé cette journée en mode déconnante, parce que je pensais que je serais pas à la hauteur des enjeux. Parce que j’ai jamais fais un truc pareil, d’écrire sur des amies qui risquent leur life et se frottent au monde, tandis que moi, peinarde derrière mon écran, j’écris des romans sur des camarades qui risquent leur life et se frottent au monde. Alors j’ai préféré faire la maligne mais en vrai, je vais pas si bien ce soir. 

C’est comme voir notre monde se bruler au ralenti. Tous les mots, ils font mal. J’ai entendu vos souffles, vos râles, votre colère, vos phrases quand face à la bêtise, à l’injustice, à la mesquinerie, à l’hypocrisie, aux raccourcis faciles, vous n’aviez qu’une indignation à cracher. Risquer le courroux de la juge méchante, pas bien pas bien de rire, de gueuler. Vous n’aviez plus que ça et moi j’écoutais. Je guettais. C’était ça pour moi, l’espoir. Face au vomi sans interruption - tenter de se jeter au ciel pour hurler : BULLSHIT. L’espoir il était aussi dans cette salle d’audience.

Ce réquisitoire a commencé par le mot civilisation.

Quel est l’action civilisationnelle d’un tel tribunal, d’un tel procès ? Procès d’une haine de la France par une génération qui veut en découdre ?

C’est un procès politique. Que personne ne soit dupe. On veut condamner ces jeunes gens pour ce qu’ils sont. Pour ce en quoi ils croient. Terriblement, passionnément. Je n’ai aucune idée de ce qui se passe dans leurs têtes, de ce qu’iels ont cru bien faire, ce qu’iels ont mal fait. Mais je comprends qu’il n’y a strictement rien dans ce dossier qui dise quoi que ce soit sur un danger réel. Un danger potentiel, ok, pourquoi pas mais soyons honnête : c’est le cas de tout être humain, d’être un putain de danger potentiel. Ce qui se passe en nous, là, dans notre crâne moisi saturé, toute broken, c’est pas cool. On juge pas les gens pour ce qu’ils ou elles pensent. 

Deso mais pas déso.

brina, dilem :

Il nous reste le rire, tout de même. Ce rire qui nous prend soudain, sur le parvis du TGI dans le froid, quand on se rend compte que personne ne sait vraiment ce que c’est un mandat de dépôt différé ou un sursis probatoire. On s’agglutine, on débat, on essaye de comprendre par nous-mêmes, sans regarder internet. C’est un moment magnifique, de se brancher les unes aux autres comme ça, dans la grosse connerie, l’épuisement, la sidération.

Alors quelqu’un hurle : PICON-BIERE !

Allez, ciao.

brina x dilem

Mardi 24 octobre : « Je ne voudrais pas qu’il y ait une redite mais… »

La journée sera consacrée au ré-examen de certaines déclarations des prévenus, la Cour ou la Présidente ayant besoin de vérifier certains points. A l’écoute du premier d’entre eux, on ne peut que confirmer la pertinence de la démarche.

La Présidente : Vous avez parlé d’un problème diabétique mais comme vous parlez vite je ne suis pas certaine d’avoir bien entendu…
Un des prévenus : Un problème dermatologique madame la Présidente.

Sept heures plus tard, après avoir entendu vingt fois « Je ne voudrais pas qu’il y ait une redite mais… » « Au risque d’être redondante je voudrais vous… » « Peut-être cela va-t-il vous amener à vous répéter… », « Vous allez me dire que vous avez déjà répondu à cette question… », la nécessité de ces vérifications m’apparait moins pertinente, et je sors sonné du tribunal. Alors même que je n’ai pas assisté aux précédentes journées, que j’avais donc tout à découvrir de ce dossier, j’entre dans le métro avec l’impression désagréable d’avoir fait du surplace de bout en bout. Pire : alors qu’il y a le dossier d’instruction, alors que c’est la treizième journée de ce procès, on a le sentiment que la Présidente ne comprend rien aux questions militantes et libertaires ; l’expérience passerait sur elle comme l’eau sur les plumes d’un canard – sans faire expérience, précisément.

Ni aux questions informatiques, qui vont occasionner des remarques tout à fait lunaires.
La Présidente : On a trouvé dans vos affaires une clé USB.
Un prévenu : Je ne m’en sers pas.
La Présidente : Quel intérêt, alors, d’avoir une clé USB ?

Qui n’a pas, en 2023, une ou des clés USB dont il ne se sert pas, ou plus ? Qu’on sait vérolées mais qu’on ne jette pas, au cas où.

Idem avec cette question qui sera posée à tous les prévenus :

La Présidente : On a retrouvé tel document dans votre disque dur. Vous pouvez nous en parler ?
Les prévenus : Je ne l’ai pas lu.
La Présidente : Vous téléchargez des documents que vous ne lisez pas ?

Moi, dans ma barbe : depuis vingt ans je télécharge des articles ou des livres complets que je lirai « quand j’aurais le temps ». De la même façon que j’achète des livres que je ne commence pas sitôt rentré chez moi. Que, dans dix ans, je n’aurai toujours pas ouverts, peut-être. C’est une affaire d’appétit. On télécharge mais toutes nos curiosités ne peuvent pas entrer dans le cadre d’une journée, voire d’une vie. Je mourrai en n’ayant pas lu tous les livres qui m’entourent, en n’ayant peut-être rien lu des contenus que j’ai téléchargés. Je clique parce que c’est facile, parce que c’est gratuit, offert – quand il s’agit de questions militantes. Parce que ces contenus me donnent le sentiment, dès le téléchargement, d’inscrire ma vie dans plus large que le cadre de mes relations et des discussions un peu informes que je peux avoir avec mes proches. Je télécharge parce que si je trouve le temps, je sais que ces textes aiguiseront mes idées. Je compile les newsletters de Lundimatin pour que, le jour où j’aurai le temps… Mais là je dois étendre le linge, ou aider untel à refaire sa clôture, je dois passer à la banque qui n’a pas encaissé le chèque que j’ai déposé, etc. Ou je n’ai pas le temps parce qu’on m’emmène en garde à vue.

La Présidente ne se figure pas ça. Ou alors elle entre dans la peau du good cop : au prévenu qui répond qu’il n’a pas lu ce document, elle dit que la Cour pourrait comprendre qu’il s’intéresse à des gens dont il se sent proche… La question vicieuse a de bien gros sabots : si le prévenu répondait qu’il a téléchargé cette brochure parce qu’il se sent proche de cette mouvance, ça lui serait reproché évidemment. Oui mais voilà, il n’a pas lu la brochure en question. Il l’a téléchargé avec tout un ensemble de documents qu’il n’a pas lus. (Bien plus tard dans la soirée, une avocate expliquera aux magistrates que la DGSI aurait pu très simplement répondre à ces questions (ils ont lu ou ils n’ont pas lu ?) en ouvrant les brochures numériques en question, en allant dans « Propriétés », et en faisant une capture d’écran de la ligne « Dernier accès le jj/mm/aaaa ». Mais la DGSI ne l’a pas fait, très bizarrement. Si le renseignement français avait travaillé honnêtement, sérieusement, le profil militant des prévenus serait plus précis. On saurait s’ils ouvraient ce texte plusieurs fois par an ou non. Puisque c’est ce profil militant qui est examiné, qui pourrait leur valoir de la prison, la question est loin d’être anodine…)

Les questions informatiques encore.

Un prévenu : J’ai un téra de données dans mon ordinateur. Je n’ai pas tout lu, loin de là. L’instruction a prélevé ce qui concerne le terrorisme (quelques brochures). Mais si on passe sous silence le fait que ces quelques brochures étaient perdues dans des milliers d’autres documents (sur la pèche, sur l’histoire, sur la mécanique d’un camion, sur les langues vivantes, etc.), ça change complètement la description de ma vie informatique et donc mon portrait.

Moi, dans ma barbe : Si je n’ai que des docs militants je suis hyper concerné, hyper averti. Si j’ai trois pauvres brochures au milieu de milliers d’autres, sans rapports directs avec la révolution, je suis un clampin. Je dis que je m’y intéresse, les télécharger me permet de construire une fiction, mais en vrai je ne suis pas aux taquets. Ce qui compte, lorsque je vois X ou Y, c’est l’amitié, nos discussions politiques, notre colère, mais en dehors de ces moments-là je ne travaille pas ces questions. Dans Par Affinités (MF, 2019), l’essayiste Valérie Gérard a décrit la façon qu’ont nos… affinités de déterminer nos orientations politiques.

Une avocate, en fin de journée, à un prévenu : Huit téra de données ont été saisis. Savez-vous combien ont été versés au dossier ?
Un prévenu : Zéro.
L’avocate : Zéro, oui. La DGSI n’a rien trouvé. Et pourtant vous êtes là, à vous défendre.

L’informatique encore. La DGSI a trouvé dans les disques durs des manuels pour fabriquer des explosifs. La Cour ne croit pas trop les prévenus quand ils disent ne pas les avoir lus.

Une avocate, à l’un des prévenus : Au cours de ce fameux week-end, fabricant des pétards, vous êtes allés de déconvenues en déconvenues, la recette ne prenait pas.
Le prévenu : Oui, les réactions chimiques ne se faisaient pas.

L’avocate : Eh bien je vais vous apprendre que les recettes suivies ce jour-là, à partir d’un site internet, sont la cause de ce foirage. Si vous aviez consulté les brochures que vous aviez dans vos disques durs, autrement plus précises, vous auriez obtenu les réactions chimiques espérées. C’est bien la preuve que vous aviez ces brochures sans le savoir ou sans être obsédées par elles, puisque le jour où vous auriez pu en tirer profit, vous êtes repartis de zéro.

Un portrait fidèle (bis). Les prévenus reprochent à la DGSI et au juge d’instruction de tordre complètement la réalité en prélevant une phrase dans une conversation (sur une année d’écoutes). Illustration avec le cas de ce prévenu possédant une brochure portant sur les questions de propriété privée, sur les squats, les occupations et le crochetage. Le prévenu : Dans le dossier d’instruction cela devient un élément à charge, mais c’est malhonnête car ils passent sous silence qu’au cours de cette année-là presque toutes mes conversations portaient sur le fait que j’allais acheter une maison et un terrain. Je cherchais l’argent, je réfléchissais à ce que serait ce lieu une fois que je l’aurai acheté, etc. Mon projet n’était pas de squatter le bien de quelqu’un d’autre… J’allais devenir propriétaire moi-même, j’étais dans les clous !

Et quand un autre prévenu se plaint de l’effet grossissant produit par une instruction à charge, faisant passer 10% d’échanges politiques pour 90% de leurs soirées et discussions, la Présidente lui répond que toutes les écoutes n’ont pas été retranscrites dans le but de « protéger sa vie privée ».

Le prévenu, ahuri et goguenard : Je crois que ma vie privée a été assez malmenée par la garde à vue, l’instruction et la prison préventive…

Moi : … pour que la DGSI et le juge d’instruction n’aient pas des pudeurs adolescentes. D’autant moins si la totalité des conversations change du tout au tout le profil du prévenu.

Des portraits caricaturaux (j’y reviens encore une fois). Tout ce qui se passe dans le cadre de ce procès revient à justifier la littérature, qui ambitionne de faire toucher du doigt la complexité d’une vie ou des mots dont on dispose pour faire le portrait de quelqu’un, qu’il s’agisse d’une fiction ou d’une personne réelle. Depuis le monde de la consommation jusqu’à la police en passant par la sphère médiatique, les forces de l’ordre simplifient violemment ce que veut dire « être un individu ». Au contraire, les arts cherchent à rendre justice aux angles, aux contradictions, aux bizarreries, aux inhibitions. Aux forces. Oui, tout ce que j’entends, dans cette salle 2.13 me confirme dans la nécessité de l’art pour protéger l’humain contre les assauts du pouvoir.

Or les forces de l’ordre réunies ici autour du dossier d’instruction ont trouvé dans les prévenus des complices malheureux. Au cours des douze journées qu’aura duré l’audience, ils se seront très souvent décrits comme des branques, des mecs jouant à « celui qui pisse le plus loin », voire « des primates » se défiant les uns les autres parce que c’est cela que la vie sociale t’apprend, même quand tu es attentif à ne pas tomber dans le piège de ces identités toxiques. A chaque fois que je vais lire ça dans les comptes-rendus de mes camarades, ou à chaque fois que je vais entendre, mardi, cette façon de parler de soi, je vais avoir le cœur serré. Ce dénigrement violent est bien entendu dicté par les forces de l’ordre ; les prévenus doivent se dénigrer eux-mêmes pour ne pas retourner en prison car la sincérité de leurs déclarations ne suffira pas, la cour et le parquet n’entendant rien à ce champ-là.

(Parenthèse à la fois drôle et flippante : dans le téléphone d’un prévenu, un détournement a été trouvé : le déploiement du service d’ordre encadrant le défilé du 14 juillet dessine un pénis sur le quartier des Champs-Elysées. La Présidente accuse le prévenu d’avoir téléchargé ce plan sur le site du ministère des armées en ayant une idée derrière la tête. Le prévenu conteste qu’il s’agisse de la trace d’un projet insurrectionnel, il conteste surtout, rigolard, que ce détournement sexualisé se trouve sur le site du ministère des armées. On en vient à comprendre que la DGSI a détaillé le détournement en indiquant que le plan original était en ligne sur le site des armées, sans oser affirmer que le prévenu est allé chercher le document original à la source ; il aura simplement reçu ce détournement – du type de ceux que des millions d’entre nous reçoivent, chaque jour, ou que l’on voit passer, sur les réseaux sociaux.)

Je reviens à la question de l’humiliation quasi ordinaire.

Le procureur : Faites-vous votre autocritique, par rapport à ces explosifs que vous avez voulu fabriquer ?
Un prévenu : Dans notre milieu, une autocritique se fait entre égaux. Mais je vais tout de même répondre : l’instruction prouve que je ne vous ai pas attendu, monsieur le procureur, pour décider de ne pas refaire ces explosifs. Oui, c’était débile.

Il faut être attentif aux interstices de ces échanges pour comprendre que, si l’on n’est pas face à une cellule déterminée, on n’est pas non plus face à des nullités ou des « primates ». A la Présidente qui lui demande de s’expliquer sur le sens du mot bolchevik relevé dans une des écoutes, l’un des prévenus expliquera que, se définissant libertaire, non-autoritaire, il utilise le nom et l’adjectif en mauvaise part. « La visée totalitaire, ce n’est pas moi. » Il ne serait donc pas pour une révolution violente ?

Un avocat : Vous avez, Monsieur, cité Kropotkine. Avez-vous lu L’Entraide  ?
Le prévenu : Oui. C’est un livre qui a beaucoup compté pour moi.
L’avocat : Pouvez-vous nous en parler un peu ?
Le prévenu : Dans ce livre, Kropotkine développe une vision non darwinienne… ou non darwiniste je sais pas comment il faut dire… de l’évolution. Le schéma qu’il propose : l’entraide, et non la lutte de tous contre tous. L’entraide plutôt que la compétition pour la survie. Je sais qu’en cas de chaos révolutionnaire ce sont les fascistes qui l’emporteront, laminant les plus faibles. Je ne veux pas mener des actions qui pourraient nuire à ceux qui ne peuvent se défendre.
Une avocate : Donc votre but de militant c’est de combattre le terrorisme, comme vous l’avez fait au Rojava contre Daesh, mais sans utiliser les mêmes techniques ?
Le prévenu : Ben oui, ça n’aurait aucun sens d’être comme ceux que je combats.
L’avocate : Quand on a combattu le terrorisme ça fait quoi de voir que l’Etat qui dit le combattre vous accuse d’être vous-même un terroriste ?

Moi, dans ma barbe, pour prolonger l’idée de l’avocate : N’est-ce pas une injustice folle ? Un truc à faire pleurer ?

La Présidente, à un autre prévenu : Pourquoi avoir dit cela au juge d’instruction si c’était pour revenir sur cette affirmation ensuite ?
Le prévenu en question : J’étais terrorisé madame. En prison, à la promenade, j’étais entouré par Daech, c’était pas la fête du slip. Je voulais qu’on me laisse sortir.
Un autre prévenu : Mon hygiène numérique ça n’est même pas pour passer sous les radars de la police française, mais pour endiguer la colonisation de mon quotidien par les GAFAM, et pour que Daech ne puisse pas me retrouver. Les codes et les mots de passe de ma vie numérique, je les ai donnés aux enquêteurs, je n’avais rien à cacher.

Moi, à part : qu’est-ce que cela dit du pouvoir ou de l’Etat, si ce dernier emprisonne à la fois ses ennemis déclarés (Daech) et ceux qui le combattent (concrètement, au Kurdistan par exemple, ou en promouvant un autre projet de société que celui de Daech, centré sur l’entraide) ? Qu’est-ce que cela dit de la justice si le Procureur s’autorise à poser cette question moqueuse : « Pensez-vous être une personne à ce point importante que vous pourriez être ciblé par Daesh, le MIT (les services secrets turcs) et les Loups Gris (mouvement fasciste turc) ? Il faut vraiment avoir une haute idée du rôle qu’on a joué… » Quelle posture dégueulasse ! Procureur en charge de traquer les terroristes, cet homme feint de croire que Daech n’est pas dangereux, pas susceptible de tuer des innocents, ou des gens à peine coupables. Alors même que l’actualité (le procès du double meurtre de Magnanville, par exemple) prouve qu’ils peuvent cibler des gens qui ne s’en sont même pas pris à eux ! Le prévenu serait grotesque de penser que, parce qu’il est venu en aide, sur le terrain, aux forces kurdes, les fous de Daech ne voudraient pas lui faire la peau ?! Alors même que les services français l’écoutent et l’espionnent depuis son retour du Kurdistan ? La DGSI espionne et écoute le prévenu mais celui-ci serait ridicule s’il se pensait suivi, espionné ?! On parle souvent de double peine mais ce que fait le procureur antiterroriste, avec cette question, c’est la double humiliation (la police est sur vous mais vous n’êtes rien). Moi, dans ma barbe : Ce sont les services français qui l’espionnent, ce n’est pas le prévenu qui a demandé ces écoutes. Vieille recette : l’Etat paranoïaque cherche à faire croire que ce sont les autres, les paranoïaques. (Autre exemple, en mode mineur : la Présidente relève que tel prévenu avait dans son ordinateur une brochure détaillant comment refuser le fichage ADN. « Or, dit-elle, vous avez accepté que les enquêteurs prennent votre empreinte génétique. C’est contradictoire, non ? » Moi, depuis le banc n°4 : Il collabore à l’enquête et on lui reproche de collaborer ?! Le prévenu : C’est bien la preuve qu’on peut avoir des lectures qui ne reflètent pas ce qu’on pense. Des lectures qu’il ne faudrait donc pas compter à charge.)

Je m’imagine dans la même situation : il y a quelques années j’ai trouvé un exemplaire de Mein Kampf dans une boite à livres. Je l’ai pris sans hésiter. Je ne l’ai toujours pas lu. Le fait de l’avoir dans ma bibliothèque pourrait faire qu’un jour un procureur me demande de me désolidariser des nazis ? (On voit bien que je suis un doux rêveur puisque si on devait m’intenter un procès d’opinion, j’aurais plutôt à me justifier d’avoir d’autres lectures. Cela fait longtemps que la police et les médias français font les yeux doux aux propagandistes d’extrême-droite.) J’ouvre une autre parenthèse : si ce procès du groupe du 8 décembre 2020 n’est pas du tout celui d’un groupe (certains des prévenus ne se connaissaient pas avant de se retrouver sur le banc du tribunal) ni celui d’un projet (pas le moindre projet descellé par les écoutes et l’instruction), c’est plutôt celui d’un mode de vie (les camions, une forme de nomadisme, de disponibilité) et surtout d’un espoir (lutter contre l’autoritarisme, changer la vie). Timidement, une des avocates cherchera à le transformer, ce procès des camions, en procès de l’AMT (association de malfaiteurs terroriste). La loi distingue l’AMT criminelle de l’AMT délictuelle. Cette dernière repose « sur trois critères : l’existence d’un groupe avec un dessein terroriste, l’élément objectif (acte matériel de participation au sein du groupe) et l’élément moral, soit l’intention de participer au sein du groupe tout en étant conscient du projet terroriste. » Le procès du groupe du 8 décembre donne le vertige pour cette raison : le cadre juridique est devenu flou (englobant) sur des questions pourtant très graves. Elle est manifeste l’absence de projet formulé précisément, engageant tel ou tel prévenu ; en deux ans de surveillance et d’enquête, pas le moindre début de projet. Quelques rares déclarations, à l’emporte-pièce, mais rien qui soit suivi d’un début de structuration, pas la moindre cible définie, etc. Mais voilà : le seul fait d’avoir peut-être vaguement voulu s’en prendre aux forces de l’ordre (quand bien même à minuit et en étant alcoolisé) pourrait suffire à renvoyer certains des prévenus en prison. Vous n’avez rien fait, vous n’avez même pas commencé à vous organiser, mais un soir bourré vous avez balancé trois slogans et deux colères dans votre salon ? Retour à la case prison.

Minority Report s’appuyait au moins sur le fait que vous alliez faire, les forces de l’ordre ayant, dans le film, la possibilité de voir l’avenir grâce à trois individus dits précognitifs. Avec ce procès et ce cadre juridique, on est bien au-delà de ce qu’imaginaient l’écrivain Philipp K. Dick (en 1956) et le réalisateur Steven Spielberg (en 2002).

Arno Bertina

Vendredi 20 octobre : « Je suis fatiguée de devoir répéter la même chose tous les jours. »

Mardi 3 octobre, s’est ouvert le procès de l’affaire dite du « 8 décembre ». 7 personnes sont poursuivies pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Chaque jour, nous publions un compte-rendu des audiences, en collaboration avec lundimatin. Aujourd’hui : on tourne franchement en rond.

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?
Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ?
De plus que tout ce qui a déjà été écrit ici ?

Version courte :

Après avoir lu un petit paquet d’articles, lu toutes les chroniques précédentes et assisté à une séance de ce procès du « 8/12 » ou de « l’ultra-gauche », je n’ai toujours pas bien compris ce qu’on leur reproche, à ces sept personnes. En outre, si, pour le Parquet National Anti-Terroriste (PNAT), l’objectif de ce procès était de montrer la culpabilité de ces sept personnes, ce n’est pas très convaincant. Par conséquent, à peine étais-je sorti de la salle d’audience, après que la président eut levé la séance que je me demandais déjà ce à quoi je venais d’assister, à part à un procès d’intention.

Version longue :

Pour être honnête, une certaine lassitude se faisait sentir dans la salle 2.13 du tribunal, lassitude qui touchait parfois à la fébrilité. L’essentiel du public était là pour soutenir les prévenu·es et cela se sentait. On partageait des chocolats, on se disait « Ça fait plaisir de se retrouver ! », on s’extasiait des surprises en formes d’animaux, on applaudissait en claquant des doigts, on tapait du pied, malgré les remontrances très infantilisantes de la présidente qui a menacé une demi-douzaine de fois de virer tout le monde parce qu’elle « en [avait] marre à la fin de répéter tous les jours la même chose. C’est un peu enfantin, ça rigole beaucoup, ça fait du mauvais esprit : s’il n’était question de mettre des gens en prison (dont des gens qui ont déjà passé beaucoup de temps en prison), on pourrait trouver que tout cela n’est guère sérieux.

Une avocate aussi en a marre, d’ailleurs elle le grommelle à quelques mètres de moi : « Pff ! J’en ai marre ». Elle dit aussi : « L’humour est la politesse du désespoir ». Alors allons-y pour l’humour. J’ai d’ailleurs l’impression que même le procureur du PNAT se rend un peu compte que tout ça est une assez mauvaise blague.

L’image qui m’est venue tout de suite, pour renouveler le répertoire des « absurdes », « ubuesque » et autres « kafkaïen », c’est d’être dans un film de procès écrit et réalisé par les frères Coen, période Fargo ou plutôt Burn After Reading, pour l’ébahissement ressenti devant ces gens très sûrs d’eux qui n’accomplissent pas grand-chose. Pour le dire comme quelqu’un avant d’entrer dans la salle : « Ça va de mieux en mieux même si en face ils n’écoutent rien ».

Alors hier après-midi, on a entendu plusieurs personnes [1]. D’abord il y a eu Mme F.

Mme F. était venue en tant que « témoin de personnalité » de C. Mme F., militant au NPA et dans bien d’autres collectifs, était essentiellement venue dire, avec beaucoup d’émotion que, contrairement à ce qu’affirment la DGSI et le PNAT, C. n’est pas violente. Mme F. le dit tout net comme ça : « La personne décrite dans le dossier, ce n’est pas la personne que je connais ». Point.

Elle raconte aussi que cette autre société vers laquelle travaille Camille (ça aussi c’est très beau : « Travailler ensemble, ça crée des liens ») est justement non-violente, libérée de toutes les dominations. Mme F. déclare aussi : « Je trouve ça fou d’être là. Ça fait peur. »

La folie, le dit l’adage, c’est de faire la même chose en attendant des résultats différents. À ce compte-là, alors oui c’est fou. Ce tribunal est fou, le PNAT est complètement cintré. Quand on rappelle C. à la barre, on la questionne à nouveau sur le fait qu’elle ait refusé de donner les codes de chiffrement de ses applications de messageries et autres clefs chiffrées. Et alors, là tout le procès se transforme en publicité géante pour la messagerie Signal. Signal fait peur au PNAT. Rendez-vous compte : il faut faire un effort « technique » pour voir ce qu’il y a dedans, pour un peu que les prévenus refusent de donner les codes. Honorable mention aussi pour Proton et Riseup VPN (je pense « tiens, ils font un VPN Riseup ? Faut que j’aille voir ça, j’aurais pas perdu ma journée ! »). On demande : « Est-ce que vous utilisez Tails ? » : C. répond : « Pas avant mon arrestation ! ».

Visiblement le tribunal a mis la main sur des prévenues difficiles : iels ont des principes. Face aux questionnements en boucle, C. répète encore et encore son « attachement à la vie privée et au droit à l’intimité ». C’est très fort, très beau aussi quand elle évoque (à peine, en passant) les fouilles à nu, le « prélèvement ADN fait sous la menace d’agression sexuelles. » et qu’elle déclare enfin, parlant de son refus  : « Ce qu’il me reste de mon intimité, je le conserve. » Tout ça C. l’a déjà dit. Je me demande si Mme la Présidente a pris ses cours d’empathie : elle aurait pu comprendre que C. aussi « en a marre de répéter tous les jours la même chose. »

C. est-elle violente ? Voilà la grande question. Ou plutôt : C. avait-elle l’intention d’être violente ?

Voilà ce que fait le PNAT : des procès d’intention. Long, long, long et répétitif, répétitif, interrogatoire sur les lectures de C. sur les brochures trouvées sur sa clef USB. L’instruction a retenu, parmi des dizaines de textes, quatre d’entre eux : quatre textes révolutionnaires… parmi tant d’autres. « Vous auriez tout autant trouvé chez moi des manuels de conversation non-violente ! s’exclame Camille. Un regard féministe aurait reconnu des brochures féministes, un regard historique des textes sur les luttes, un regard d’éducation populaire des brochures sur la communication avec les enfants ! »

La violence, comme la beauté, est peut-être dans l’oeil de celui qui regarde. Autrement dit : Mme la Présidente et M. le Procureur du PNAT ne veulent voir que ce qui les arrange. Jusqu’à cette question incroyable de M. le Procureur, parfait résumé de l’air du temps, une jolie métonymie quoi :
« Est-ce que vous qualifieriez Action Directe de terroriste ? »
Soupir, incompréhension, incrédulité chez C. À sa place, franchement, je serais devenu… fou.

C. reste à la barre encore un moment et son avocat montre en une prise de parole l’absurde de la situation :
« Vous avez refusé de donner l’accès à vos données, la DGSI a fait briser le chiffrement de votre clef USB pour accéder à ces données très importantes et potentiellement dangereuses et… la clef USB vous a été restituée, avec ces mêmes données dangereuses. » Rires dans la salle. Remontrances présidentielles. On se renfrogne du côté du PNAT.

Vient le tour de L., (pour rappel, tiré manu militari de son camion, 72h de GAV à la DGSI, pour… ?). L. aussi utilisait Signal. « Signal c’est bateau, dit-il. C’est la base. ». « Mais alors, demande Mme la Présidente, si vous n’aviez rien à vous reprocher, pourquoi refusez vous de donner vos codes ? » Là encore, question de principes : « À ce moment là [de la GAV] j’ai rien, tout mon monde s’écroule […] ça me fait flipper à mort, il me reste mon intimité à moi, c’est tout. Si ça je peux le garder, je le fais. » Puis, philosophe : « Je suis à la DGSI. De toute façon ils vont tout craquer. » Alors, reste le principe. Et puis, quand on lui fait remarquer que c’est une infraction : « Si je dois être enfermé, au moins y aura une raison. »
Encore un que le désespoir rend poli.

Mais, si L., insiste Mme la Présidente, insiste M. le Procureur, utilise Signal, c’est pour parler avec F. le taulier, le leader charismatique. D’ailleurs, c’est lui qui lui a demandé ! C’est donc qu’il y a une raison ! Saut logique : c’est donc qu’il y a un plan ! Deuxième saut : c’est donc que F. est un dangereux terroriste ! « On me fait miroiter des trucs, si je me soumets, si je courbe la tête, tout ira bien pour moi ». Entre les trous du procès-verbal d’interrogatoire, que lui a-t-on dit ? Qui les officiers de la DGSI cherchaient-ils en demandant, avec insistance : « Qui ? » (deux fois). Pourquoi L. utilise-t-il Signal ? Pourquoi avait-il deux lignes téléphoniques, dont une dédiée à la messagerie privée ? Même réponse, deux fois : « J’avoue, c’était pour la drague. »

L. semble révéler la nature de ce procès : « C’est l’inverse d’un processus de vérité : normalement, on cherche des éléments pour prouver quelque chose, pas l’inverse. » La DGSI a une idée, elle paraît chercher à la prouver, peu importe comment. Peu importe le droit.

Bien sûr, le nom de F., qui a passé 15 mois à l’isolement, revient. Ce tribunal cherche au moins à dire que F. est fou, lui aussi, si ce n’est dangereux. Mme la Présidente dit « paranoïa », « angoisse », « crainte ». (je note : « gradation descendante », je trouve ça intéressant d’autant que c’est pas fait exprès). Lexique de la médicalisation, lexique de la folie. Qui est fou ? « Ici, nous sommes tous fous », comme dirait Lewis Carroll dans un livre de Sandra Lucbert.

Pour clore le chapitre « Signal », la défense a demandé l’intervention d’un expert : M. L. juriste à l’association La Quadrature du Net et développeur de l’application Silence… dérivée de Signal.

Ça sent le climax.

M. L. a amené un Powerpoint. Il a vu le dossier.
« Quoi ? » s’insurge M. le Procureur. « À quels documents avez-vous eu accès ? »
Fin de non recevoir de la défense : le secret de l’instruction était levé, « Mme B. [c’est à dire C.] est libre de lire le dossier à tue-tête dans la rue si elle le veut ».
M. L.et cite les rapports des officiers de la DGSI. « Beaucoup de raccourcis m’ont choqué ».
Mme la Présidente lui demande de rester « neutre ». Étonnement de M. L., un peu intimidé peut-être (de dos, c’est difficile à dire, on voit mieux dans les films.).
M. L. questionne le vocabulaire : « Le bon terme c’est chiffrement, pas cryptage. D’ailleurs, le site de la DGSI lui-même précise qu’il ne faut pas l’employer. »
« Existe-t-il une certaine incompétence de la DGSI sur les logiciels de chiffrement ? » demande un avocat.
Réponse de M. L. : « La DGSI confond des choses. »
Jolie litote.

Les mots, c’est important. Quand le PNAT parle de « culte du secret » et d’« obsession de la discrétion », M. L. répond « bonnes pratiques numériques » abusivement associées à la « clandestinité ». « Signal est utilisé dans des administrations, la police nationale française a été la première à utiliser Ubuntu massivement, des journalistes utilisent Tails : d’ailleurs, tout internet est chiffré, partout. »
M. L. s’inquiète de la « criminalisation de ces bonnes pratiques » – Mme la Présidente, comme si nous n’étions pas dans un tribunal, comme s’il ne s’agissait pas d’enfermer des gens, trouve le mot un peu fort – : en effet, dit-il « j’ai des pratiques beaucoup plus sécurisées que les prévenus. ».
Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ?

Dernière intervention, in cauda venenum.
M. G., ancien délégué général du Centre d’action pour le développement (CAD), ONG de défense des droits humains, vient nous parler de l’isolement carcéral. Lentement, précisément, il égraine le consensus médical sur les conséquences de cet enfermement : « troubles du sommeil, maux de tête, léthargie, anxiété, violence, auto-mutilation, tentatives de suicide, ralentissement de la pensée. Tous ces symptômes, dit M. G., :(se déclarent dès 15 jours d’enfermement et s’aggravent. » Je calcule dans ma tête : 15 mois, ça fait combien de jours ? 15 par 30 ? 450 jours, à la louche. De quoi devenir fou.
« L’isolement fait souffrir ? » demande une avocate. M. G. : « Indubitablement. »
M. G. lit des extraits d’une lettre adressée par F. au juge d’instruction (lettre restée sans réponse) : « L’isolement rend le réel irréel. […] Le cerveau commence sérieusement à dérailler ? ». « Le degré de désespoir, dit M. G., je n’ose même pas le qualifier. »

Mme l’Assesseur·euse demande à brûle pourpoint quelque chose comme : « Oui, mais est-ce qu’il n’y aurait pas le bon isolement et le mauvais isolement ? Est-ce que c’est avec tous les isolements ? » Quelqu’un dans le public dit « torture », juste assez fort pour que toute la salle entende. Mme la Présidente râle. Les mots sont importants : techniquement, précise M.G., l’isolement n’est pas de la torture. Il s’agit « seulement » d’un traitement cruel, inhumain et dégradant. « Seulement ». Rires jaunes. Fin de séance.

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ?

En sortant de là, je pense que tout cela est bel et bien un simulacre de procès. Pas une parodie, pas un pastiche : un simulacre, c’est-à-dire l’imposition d’un réel sans référent (le récit de la DGSI) sur le réel lui-même ; un « hyperréel », dirait Baudrillard. Ce procès n’a plus aucun rapport avec la réalité. La DGSI ne feint pas, elle simule : elle veut absolument que le réel se conforme à son récit. Seulement, le réel résiste. Le réel ne veut pas se tordre. Au risque de faire un peu de philosophie, j’ajouterais bien, « par principe ».

« Car simuler n’est pas feindre, écrivait Jean Baudrillard, celui qui feint une maladie peut simplement se mettre au lit et faire croire qu’il est malade. Celui qui simule une maladie en détermine en soi quelques symptômes. (Littré) Donc, feindre, ou dissimuler, laissent intact le principe de réalité : la différence est toujours claire, elle n’est que masquée. Tandis que la simulation remet en cause la différence du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire. »

La DGSI simule, la justice simule et, non sans amertume, je repense à cet autre passage de Baudrillard, toujours dans Simulacres et simulations  :

« Il serait intéressant de voir si l’appareil répressif ne réagirait pas plus violemment à un hold-up simulé qu’à un hold-up réel ? [2] […] La simulation est infiniment plus dangereuse car elle laisse toujours supposer, au-delà de son objet, que l’ordre et la loi eux-mêmes pourraient bien n’être que simulation. »

Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ?

Camille Leboulanger

Jeudi 19 octobre 2023 : « Est-ce que faire la guerre, combattre, c’est la même chose que faire du airsoft ? »

Florian D. à la barre. Si vous ne savez pas ce qu’est un jeu de rôle, cette journée était pour vous. Jouer à faire la guerre est-ce déjà faire la guerre ? Il était également question de phrases et de mots prononcés, de mots volés au cours se sonorisations et d’écoutes téléphoniques : dire est-ce déjà faire, les mots sont-ils des actes ? On en rit jaune, mais ce n’est pas que drôle. Au terme du procès, il existe pour les prévenu-e-s la menace d’une peine de 10 ans d’emprisonnement. Un peu flippant quand même … euh, perturbant, madame la présidente.

Jeudi 19 octobre 2023, Tribunal judiciaire, Porte de Clichy, Paris. La première que j’y avais mis les pieds, c’était en 2019, pour chroniquer le procès de France Telecom [3]. Les prévenus étaient accusés de « harcèlement moral institutionnel », pour avoir mis en place des formes d’organisation du travail et de management maltraitantes et mortifères : il s’agissait alors, pour reprendre les mots de l’ex-PDG Didier Lombard de faire partir les salariés « par la fenêtre ou par la porte » [4]. Il y avait eu des morts, des familles endeuillées, des salarié-e-s traumatisé-e-s, défait-e-s, quasi-détruit-e-s.

Ici, les prévenus n’ont pas de sang sur les mains, aucun mort ni blessés à leur actif. Mais on les soupçonne d’avoir voulu « projeter une action violente » contre les forces de l’ordre, ils sont jugés pour « association de malfaiteurs terroristes ». Quand j’écris « on », il faut comprendre le ministère public, celui qui intervient « au nom des intérêts de la société ». Je ne suis pas en terrain familier, je m’accroche.

Il est 13 h 48, la séance commence. Un peu dure de la feuille, je viens m’asseoir aux premiers rangs, la justice s’opère très souvent à voix basse. S’adressant à Florian D., l’un des 7 prévenu-e-s, la présidente explique : « Il s’agit de revenir sur des points liés à l’instruction pour vous entendre, recueillir vos observations et vos réponses. » L’audience du jour est consacrée à l’interrogatoire de celui qui est présenté par la presse comme le « leader charismatique », celui qui a la particularité de s’être battu en Syrie, aux côtés des forces kurdes, contre Daesh. Debout, dos au public et face aux magistrats, il le restera plus de 4 heures pour répondre aux questions successives de la juge et de ses deux assesseures, du procureur, puis de ses avocats.
Il est d’abord question d’armes, celles qu’on a trouvées en perquisitionnant son fourgon. Plus précisément, un fusil canon scié avec cartouches, classé catégorie B, deux répliques de pistolet et une réplique de revolver. C’est-à-dire, d’un côté une arme, de l’autre des répliques, des armes factices destinées à la pratique de l’Airsoft, de fausses armes qui tirent des billes en plastique. Lorsqu’on tape « dangers de l’air soft » sur Internet, on peut lire : « Comme toute activité sportive, ce jeu comporte quelques risques, mais n’est pas significativement plus dangereux qu’un autre sport. […] La force de propulsion (énergie cinétique) des billes est réglementée et ne peut pas dépasser 2 joules c’est-à-dire la force d’un élastique que l’on tend et relâche. »

Il est question d’armes, un terme générique pour désigner deux catégories pourtant bien différentes, un fusil d’un côté et des jouets de l’autre, destinés à la pratique d’un loisir, vendus en ligne aussi facilement qu’un ballon de foot ou qu’une paire de skis. Une distinction fondamentale, comme le rappelle le prévenu, tant « les mots n’ont pas tous la même charge ». Les questions s’enchaînent. « Depuis quand avez-vous joué à l’Airsoft ? », « Dans quelles conditions avez-vous acheté [votre fusil] ? » « Pourquoi cette arme était-elle moins accessible et plus dissimulée ? », « Pourquoi cette idée de permis de chasse ne vous est jamais venue avant ? », « Pourquoi ne vous êtes jamais séparé de votre arme ? », etc.

Florian D. explique ses 18 ans, le paint-ball, les jeux de rôle médiévaux, puis contemporains jusqu’à l’Airsoft, à partir de 2018. Il dit l’achat du fusil dans une brocante en 2016 alors qu’il avait déjà pris la décision de partir au Rojava. « Je me suis dit qu’il fallait essayer. Je n’avais jamais utilisé une arme. Je voulais vérifier si je perdais mes moyens. » Si cette arme était cachée dans un compartiment dédié, sous son fourgon, c’est parce qu’elle était illégale et aussi dangereuse et c’est d’ailleurs pour ça qu’il ne s’en est pas séparé : « La meilleure des sécurités, c’était qu’elle soit invisible. » Le permis de chasse, il ne l’a passé qu’en 2020, parce qu’au contact d’amis, lui, le végétarien, s’est confronté à ses contradictions, s’est posé la question de comment se nourrir, comment se vêtir, a fait évoluer ses visions sur la chasse.

Il est ensuite question de deux séances d’Airsoft. La première d’abord, dans une maison abandonnée. « Qu’est-ce qui vous a conduit à donner rendez-vous à M. M. et M. H. dans un lieu, une maison, qu’il a fallu repérer, qui n’est pas votre domicile ? », « M. M. était intéressé par faire des trucs avec des amis, moins par l’Airsoft, pourquoi il a vous a rejoint ? » Florian D. précise que les répliques ne sont pas adaptées à l’extérieur, pas assez puissantes pour s’en servir dans les bois, et qu’en allant de Toulouse vers l’Andorre, il est possible de voir cette maison, déserte et inhabitée. S’il pratique l’Airsoft, c’est pour s’amuser avec des amis, revivre un truc qu’il a vécu en Syrie mais en plus « fun » : « Remettre du jeu, ça me fait du bien. J’y trouve du plaisir et une pratique sportive. » Qu’entre amis justement, ils se montraient les trucs qu’ils aimaient, l’un sa forge, l’autre sa fonderie : « J’ai regardé et j’en n’en ai pas fait après, c’est comme la cueillette. Pour l’airsoft c’est pareil, j’ai montré mais ça n’a pas intéressé tout le monde. »

La seconde séance s’est déroulée au moulin de Parcoul-Chenaud, en Dordogne. Mme B. était présente. « Dans la retranscription d’une interception [écoute téléphonique], vous parlez avec Mme B., vous allez dire ce qui vous a plu et ce qui vous a moins plu dans la séance, est-ce que vous vous êtes pris au jeu cette journée-là ? », « Vous revenez sur certains moments avec sérieux, on vous sent dans l’analyse », « On sent que c’est vous qui guidez », etc. Florian D. précise qu’avec ses amis et notamment avec Mme B., ils avaient pour habitude de faire le bilan de leurs journées, d’analyser ce qui s’était déroulé, c’était pratique courante. Et que ce jour-là, la partie d’Airsoft, c’avait été « trop le foutoir ». C’est lui qui initie et il veut faire ça sérieusement, mais une fois que ça commence, « ça peut devenir n’importe quoi ».
— C’est-à-dire, demande la présidente ?

Florian D. de rappeler les règles du jeu, la constitution de binômes, les rôles qu’il faut jouer, un jeu de rôle. La présidente lit un nouvel extrait de retranscription, dit qu’on voit qu’il « switche », elle utilise ce terme : « Vous switchez entre le jeu et d’autres expériences, comme le terrain des opérations […]. C’est un peu étrange que ce souvenir survienne là, on est obligé de se poser des questions. »
— « Dès que j’ai un coup dans le nez, je switche facilement sur le Rojava. »
— « Avez-vous été en position de sniper ? »
— « Non, j’aurais bien aimé, mais non. » De même, il n’a jamais pu utiliser des lunettes thermiques, celles qui lui auraient permis de voir l’ennemi et de couvrir ainsi ses frères d’armes, et ne rien voir c’était assez « flippant ».
— « Assez… ? »
— « Perturbant. »
Plus tard encore : « Vous parlez de position, d’apprentissage, de rapport au groupe, d’expériences d’autres groupes… » Je relâche un peu l’attention, je repense à tous les formateurs/trices que je connais, aux échanges qu’ils/elles peuvent avoir, à tout ce vocabulaire mobilisé : groupe, apprentissage, dynamique de groupe, partage d’expérience, initiation, progression, bilan, amélioration… La présidente passe aux notes de M., un autre prévenu, sur lesquels sont mentionnées des pseudos, et qui évoquent des réunions, des ordres du jour. Le mot « tekmil » revient à plusieurs reprises : « Qu’est-ce que c’est ? », demande-t-elle. Florian D. explique que « dans le mouvement kurde, à la fin de chaque activité, il y a un moment où on apporte ses critiques, ses auto-critiques, pour améliorer ».

— « C’est un mot kurde ? »
— « Je crois. »
— « Ça vous trottait dans la tête l’idée de traduire ce mot ? »

Il y aurait donc un problème à introduire dans des échanges en français un terme qui ne l’est pas ? Un peu comme care ou woke, allez savoir…
Florian D. est ensuite interrogé sur un livret intitulé « Comment créer et entraîner une unité milicienne », retrouvé dans le sac d’un autre prévenu. Il ne connait pas ce document, soutient-il. La présidente revient sur les notes de M., cite d’autres retranscriptions, s’arrête sur un nouvel extrait où il est question d’armes, encore, de constituer des équipes, encore, d’abattre des adversaires, de viser juste, de tirer, encore. On se croirait à la guerre. Un jeu de rôle rappelle encore Florian D., des fiches qu’on se distribue avec des personnages, certains d’entre eux à abattre, une immersion totale, dans le jeu. Je pense au jeu et à ses multiples fonctions, notamment celle de pouvoir faire semblant, celle de pouvoir se projeter dans une fiction, celle de vivre d’autres rôles que les siens.

Tant l’interrogatoire est dense, je décroche à plusieurs reprises. Pas moyen de tout retranscrire. Il faut dire que Florian D. est censé se souvenir de quoi il a parlé tel jour, pourquoi il a dit ça tel autre, il est tenu de se justifier sur chaque mot, chaque expression utilisée, quand bien même il se pensait en toute intimité, dans son fourgon par exemple, au téléphone encore. À plusieurs reprises, il rappelle qu’entre le dire et le faire, il peut exister des gouffres. Je me demande : si l’appartement de ces magistrats avait fait l’objet d’une sonorisation, si leurs conversations téléphoniques avaient été interceptées, sauraient-ils eux-mêmes tout justifier ? On en dit bien des choses dans un espace qu’on pense privé, au bout d’une ligne qu’on n’imagine pas « écoutée ». Confrontée demain à mes excès de langage, à mes délires, à mes outrances, à ce qui a besoin de sortir de moi pour ne pas me dévorer de l’intérieur, parviendrais-je à supporter ces étalages qui n’ont justement pas vocation à sortir de l’espace que j’ai choisi pour les exprimer, à les justifier ? N’est-ce pas ce que l’on apprend dès l’enfance : à ne pas tout dire en tout lieu, à distinguer ce qui peut se dire à tout le monde et ce qu’on ne dit qu’à certains, à se défouler dans certains espaces mais pas dans d’autres, à ne pas juger les gens sur ce qu’ils disent mais sur ce qu’ils font, sur leurs actes et pas leurs mots ?
« Je crois que des fois il ne faut pas se fier à ce que je dis à certains moments. » Certaines phrases, prévient Florian D., n’ont aucun sens, elles sont sorties de leur contexte, elles ne représentent qu’une infime partie de ses échanges, elles sont des morceaux choisis pour confirmer les a priori de la DGSI. L’une des assesseures prend la suite des questions, lui demande pourquoi il a choisi la voie militaire au Rojava, quel est son rapport aux armes, pourquoi il aurait aimé être sniper, quelles étaient ses autres activités avec les prévenu-e-s ? Florian D. s’agace un peu, rappelle encore une fois que les retranscriptions jointes au dossier ne représentent qu’une infime partie de leurs conversations, à peine 0,6 % des sonorisations…

Le procureur prend la suite : « Est-ce que faire la guerre, combattre, c’est la même chose que faire du Airsoft ? Je vous pose cette question parce qu’il semble y avoir une ambigüité entre le jeu et l’initiation. C’est un jeu ou un entraînement ? », « Et pourquoi du matériel médical ? »
— « Vous connaissez le jeu de rôle ? », questionne à son tour Florian D., en faisant part à plusieurs reprises de son impression de ne pas être écouté. On se le demande aussi, à entendre les questions qui s’enchaînent, plutôt des commentaires d’ailleurs. Le procureur s’étonne qu’à certains moments Florian D. parle du nettoyage des armes, de produits pour nettoyer les armes, du montage et démontage. Il s’agit des répliques, répond le prévenu. Un jeu, donc, dans lequel on fait comme si c’était du vrai. Et qui a pour lui une fonction cathartique.

— Pourquoi autant de précisions sur la différence entre un revolver et un pistolet ? 
Un jeu de rôle répond Florian D.
— Et lorsque vous parlez de balistique et d’assassinat, c’est toujours un jeu de rôle ? 
— Oui, c’est le principe de base du jeu de rôle. 
— C’est très précis en tous cas. Il n’y a pas d’erreur. Vous expliquez les postures. Vous avez appris ça au Rojava ? 
— Au Rojava, on n’a pas de pistolet. 
— “Tu ne regardes pas ton ennemi” : l’ennemi c’est qui ?
— C’est l’équipe adverse.
— Et le fait de mourir et d’assassiner, c’est aussi un jeu de rôle ?
— Oui, c’est la règle du jeu.
— Mais quand vous dites “quand on sort le flingue, c’est pour s’en servir”…
Face à d’autres phrases, Florian D. dit qu’il ne se souvient pas de toutes les discussions, trouve que certaines d’entre elles n’ont pas de sens, s’interroge sur l’absence des questions dans les retranscriptions des gardes à vue. La bouteille à laquelle il boit régulièrement est presque vide, l’heure a tourné, il est toujours debout.

Citant toujours des retranscriptions, le procureur s’attache à l’un des termes utilisés, l’ennemi : « Qui est l’ennemi ? » L’échange qui suit transporte un court moment le tribunal en un autre territoire. Il est question d’Abdullah Öcalan, leader du PKK, une organisation terroriste selon le procureur qui évoque un attentat suicide ayant visé la direction de la sûreté turque à Ankara quelques jours plus tôt, une « référence » pour Florian D. qui rappelle que ce leader en appelle depuis plus de 25 ans à la fin de la lutte armée. « Ne répondez pas à ces questions ! Vous n’êtes pas face au pouvoir turc ! », intervient Raphaël Kempf, l’un de ses avocats, pour mettre fin à l’épisode.
Retour au manuel déjà cité par la présidente, intitulé « Comment créer et entraîner une unité milicienne », un manuel en 9 chapitres qui semble, selon le procureur, correspondre en tous points à ce qu’a pu mettre en œuvre Florian D. Par exemple, recruter des gens de confiance, des amis, « mettre en place une démarche non pas verticale mais de partage des connaissances ».

— « Vous venez de m’apprendre que tout le milieu anti-autoritaire a lu ce manuel », ironise Florian D.
— Vous êtes extrêmement précautionneux sur vos communications…
— Oui, il y a les Gafam, les Loups gris, l’État français, j’ai lu dans Mediapart qu’il voulait nous bouffer…
— Vous mettez les téléphones dans une boîte…
— Oui, dans un tupperware…
— Dans le manuel, au chapitre 5, on peut lire “Récupérez les armes auprès de l’ennemi”, une citation de Mao, ça vous parle ?
— Oui, il y a aussi “Une seule étincelle peut allumer un feu de prairie”…
Passons sur Mao. Le procureur s’intéresse maintenant à un document rédigé par Florian D., en français mais écrit en alphabet grec. Un protocole d’ouverture de squat qu’il a ainsi rédigé parce qu’il s’était engagé auprès de la personne qui lui avait expliqué la démarche de ne pas laisser de traces, d’être discret, explique le prévenu. Je me lasse un peu. J’en oublie.
C’est maintenant au tour des avocat-e-s. Parmi les questions, qui n’en sont pas toutes vraiment, je retiens celle de Coline Bouillon qui demande à Florian D. les activités qu’il partageait avec ses amis, prévenus eux aussi. Avec l’un, c’était « rando, concert, en boîte, beaucoup de discussions, on a beaucoup parlé, on était dans la déconstruction de notre côté viril ». Avec l’autre, « on parlait beaucoup, de PNL notamment, on se faisait du bien à être ensemble ». Avec un troisième, « dire tout et n’importe quoi, allaiter des chatons, faire de la cueillette, des jeux de société, le toc ». Raphaël Kempf, lui, relit des extraits des déclarations précédentes de Florian D. et notamment cette phrase concernant les retranscriptions : « Vous découpez des petits morceaux et vous en faites une mosaïque et ça ne me ressemble pas. » « On peut difficilement vous connaître, abonde l’avocat, parce qu’on n’a pas les 99% des interceptions. » « Si on écoutait tout, on verrait qu’on est des blaireaux », poursuit Florian D.
On approche des 18 heures. Il est facile de se perdre dans les échanges des dernières heures. D’un timbre autoritaire, Raphaël Kempf interpelle son client, l’invite à confirmer :
— Vous reconnaissez le vol d’engrais, la détention d’une arme, la fabrication d’explosifs ? 
— Oui.
— Mais pas le terrorisme et l’AMT. On passe des heures à gloser. Je vous demande dans quel cas êtes-vous partisan de la lutte armée ?
— Face à Daesh, la violence est légitime pour les éviter de massacrer les autres.
— Et en France ?
— On est à 15 000 lieux de là.
À 18 heures, la séance est suspendue, le temps d’une pause.
Lorsqu’elle reprend, 45 mn plus tard, c’est pour auditionner un chercheur, Olivier Grosjean, maître de conférence en sciences politiques à l’université Paris 1, spécialiste du Kurdistan, venu apporter son témoignage d’expert en soutien à Florian D. En mars 2022, il a signé une pétition pour sa libération. C’était la première fois qu’il prenait position publiquement, explique-t-il. D’abord parce que ce qu’il a pu lire dans la presse sur le profil de Florian D. lui a semblé en décalage total avec ce qu’il connaît, par ses travaux ou ceux de ses étudiant-e-s, sur les volontaires français au Rojava. Ensuite, parce que Florian D. était alors en grève de la faim depuis un mois, et qu’à ce terme, les séquelles peuvent être irréversibles, « il était donc urgent de prendre position ». Enfin, parce qu’il a réalisé plusieurs entretiens avec des militants kurdes torturés en Turquie et que la situation de Florian D., placé à l’isolement depuis 15 mois, s’apparentait à de la torture blanche selon la Cour européenne des droits de l’homme.

Le chercheur entame ensuite son exposé. Je dois pour ma part m’en aller. Quittant le tribunal par l’arrière, j’aperçois des lumières rouges sur une façade, celle d’une annexe du théâtre de l’Odéon : on y joue Edelweiss France fascisme. Je repense au chef d’inculpation, association de malfaiteurs terroristes, « AMT » dans le jargon du tribunal. Je lis dans la revue Délibérée, sous la plume de Laurence Blisson, juge d’application des peines et secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, que « le propre de l’AMT est de sanctionner des actes préparatoires potentiellement “ineptes, innocents en eux-mêmes”, sans commencement d’exécution » [5]. Elle ajoute, à l’appui de plusieurs décisions, que « la définition floue se double d’une jurisprudence plastique. La liste des éléments qu’elle n’impose pas d’établir est éclairante : la nature des faits préparatoires n’a pas à être définie, pas plus que le rôle ou la fonction de l’affilié dans l’entente, laquelle peut se réduire à deux personnes, même non identifiées et sans condition de durée ou d’intensité des contacts. Surtout, le projet terroriste n’a pas à être précisé ni individualisé. Des actes licites équivoques sont réprimés au motif de prévenir des actes illicites potentiels que la justice se dispense de nommer. Les contours réels de l’infraction n’exigent notamment pas la caractérisation de projets mortifères. » Elle alerte : « L’histoire de l’AMT s’accélère par l’aggravation de la répression comme par son extension, dans et hors du champ pénal ». Je me souviens de quelques lignes d’un pasteur allemand affichées sur un mur, chez mes parents. Évoquant les années 1930 et la montée du totalitarisme dans son pays, il écrivait : « Quand ils sont venus chercher les socialistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas socialiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. […] Puis, ils sont venus me chercher. Et il ne restait personne pour protester. »

Anne Marchand

Mercredi 18 octobre 2023 : "La justice n’a vraiment que ça à foutre"

Je peux le formuler avec un «  ? » si vous voulez mais la réponse sera toujours : hélas, oui. Et la police aussi. J’ai déjà couvert beaucoup de procès. Mais je ne saurais sous quel terme désigner la mascarade à laquelle j’ai assisté hier, énième jour d’audience des « inculpé·e·s du 8/12 », qui n’est qu’une mise en accusation de nos modes de vies et de luttes d’« ultra-gauchistes ». Récit consterné d’un procès consternant.

Des procès, j’en ai suivi un paquet, pour des motifs plus ou moins sérieux ou fantaisistes allant de la diffamation d’abrutis (que je ne nommerai pas pour éviter la récidive) à l’aide à ces personnes dans la merde qu’on appelle dédaigneusement « migrants » pour mieux s’en débarrasser, en passant par l’expulsion locative -la mienne en l’occurrence, la nôtre, celle de notre « squat » où était donc tagué sur le mur du salon cette délicate et opportune citation : « La justice nique sa mère », je sais ça n’est guère inclusif mais la justice ne l’est pas non plus, alors quoi.

Et hier, mercredi 18 octobre, me voilà donc, anar’ nissart lost in Paname, du Rage Against The Machine dans les oreilles, dans la ligne 13 en direction du Tribunal de Justice de Paris, porte de Clichy, pour couvrir à mon tour le procès de « l’ultra-(méga-giga-over-the-top)-gauche ». Soit une poignée de braves gens soupçonné·e·s ni plus ni moins que d’ « association de malfaiteurs terroristes ».

En ces heures où les attaques à Arras, puis Bruxelles, celle-ci revendiquée par ces mêmes tarés contre lesquels un des accusés a lutté, aux côté des Kurdes du Rojava -et il sera utile de préciser, encore et toujours, que les fascisto-islamistes sont d’extrême-droite, et partagent avec nos néonazis les mêmes passions tristes, et les mêmes projets criminels-, je ris. Jaune. « Terroristes ». Dites-moi donc de quoi cette chose est le nom. A Nice, on en a connu quelque chose. Et le mec avait pas été formé à la ZAD, entre le chapiteau et les toilettes sèches.

Tout a été dit, grâce au merveilleux collectif d’auteurice s’étant chargé pour lundimatin et Au Poste de mener à bien la lourde tâche de dresser le récit circonstancié de ce gigantesque gâchis de temps, d’argent du contribuable et de vies humaines, sur « le procès des inculpé·e·s du 8/12 ».

Tout a été dit sur la violence et l’incompétence de la DGSI (Direction Générale de la Sécurité Intérieure), qui a fait preuve de son incapacité totale à comprendre ce qu’est l’anarchisme -leur rapport consacré à ce sujet serait à se pisser, entre sémiologie du ACAB, analyse de texte d’une chanson de rap antifa et affirmation que nous n’hésitons pas à pratiquer « l’assassinat ciblé » (il faudra qu’on me dise la dernière fois qu’on a fait ça depuis Ravachol), si sa bêtise n’avait pas d’aussi funestes conséquences. Sur les méthodes atroces employées pendant les interrogatoires, où ils n’ont pas hésité à mentir, humilier, brutaliser.

Tout a été dit sur le vide du dossier, compilation improbable d’à-peu-près, de supputations claquées au sol et de grand n’importe quoi, à tel point que la juge hier, confrontée à nouveau par la défense à la nullité de ce avec quoi elle travaille, a fini par lâcher, manifestement elle aussi un peu perdue : « Je fais avec ce que j’ai… »

Tout a été dit sur la brutalité sans nom infligée aux neuf personnes arrêtées simultanément et au petit bonheur la chance en Haute-Garonne, Ille-et-Vilaine, Val-de-Marne et Dordogne le 8 décembre 2020 (il auraient pu attendre le 13, merde), à six heures du matin, cagoulées, et longuement incarcérées, parfois plus d’un an, comme ce fut le cas pour le surnommé Libre Flot, finalement libéré en avril 2022 suite à 37 jours de grève de la faim. Sur l’intrusion intolérable dans l’intime, jusque dans ce qu’il a de plus fragile, qui leur a été imposée.

Tout ça pour briser, il n’y a pas d’autre mot, de bien étranges « terroristes » en vérité, qui achètent de quoi faire leur « explosif » – en l’espèce un gros pétard mouillé – sur le net avec une carte bancaire, avouent d’eux-mêmes « on est des branques », ne se connaissent pas pour bon nombre d’entre eux, ne savent – sauf un, Libre Flot donc, celui parti se battre au Rojava – se servir d’aucune arme et n’en possèdent d’ailleurs pas pour la plupart, et qui, comme « l’enquête » diligentée contre eux a elle-même été forcée de le reconnaître benoîtement, ne complotaient rien du tout : « Il n’y a jamais eu de projet imminent ».

Le procès d’une pensée et d’un mode de vie

Tout a été dit enfin, et j’en reparlerai car il s’agit selon moi d’un point central, sur la méconnaissance crasse, autant du Parquet National Antiterroriste (PNAT) que des juges en charge de l’affaire, du milieu des « punks à chiens » – cette appellation figure réellement sur les premiers procès-verbaux de surveillance -, dont je fais partie et où, bah oui, ainsi qu’il a fallu à nouveau leur expliquer hier, on vit en squat ou en camtar (camion, je leur traduis), on fait les chourses (courses chourées dans les supermarchés), on s’appelle par des pseudos, on passe par des canaux cryptés pour discuter, on fait des petits trafics, on est plus ou moins nomades.

Et c’est bien ça, qui est criminalisé : un mode de vie. Je me répète : ils. Criminalisent. Un. Mode. De. Vie. Alternatif, pacifique et bienveillant. Hors des sentiers goudronnés. Une pensée autre, désireuse de quitter la délirante marche du monde capitaliste. Ce qui est à mes yeux l’une des choses les plus terrifiantes de ce procès.

Ouais, tout ça a été dit. Et comme l’a bien synthétisé le camarade Patrick : « Rien de tout ça n’aurait de sens (et j’hésite franchement à employer le mot “sens” face à tant d’absurdités patentes) s’il n’y avait pas des anarchistes à la barre ».

Mais allons, il est 13h30 passée, mon portable est bien éteint, les flics sont à leur place, j’ai commencé à griffonner sur mon carnet – seuls les journalistes accrédités ayant droit à l’ordi’ – et après une petite demie-heure à déconner avec les potes des prévenu·e·s qui se foutent allègrement de ma graphie précaire (« T’écris en crypté ? -Non, juste mal » « toi au moins si les flics chopent tes notes t’es à l’abri ») tout le monde se lève et se rassoit, et l’audience commence.

Aujourd’hui, deux dangereux terroristes sont au menu : S. et M. 

Terreur rouge numéro 1 : L’artificier Disneyland anti-zombies
S. s’avance à la barre. Un beau visage (comme toutes les personnes accusées, du reste), des dreads lui traînent sur le dos. Des piercings aux oreilles. Il parle d’une voix calme, droit, les bras croisés dans le dos.

La juge, accolée de ses deux assesseuses (dont je n’aurai pas grand-chose à dire si ce n’est que l’une d’elle est le sosie parfait de Brigitte Lecordier) lui lit le détail de l’une des charges qui pèsent contre lui, et qui sera discutée aujourd’hui : la possession de trois armes. Alors même que de son propre aveu, « je ne suis pas collectionneur d’armes, je n’aime pas ça ».

S. vit en camion et, en plus de travailler comme artificier d’effets spéciaux, notamment pour Disneyland, il surveille, l’hiver, des cabanons de camping. C’est dans l’un d’eux qu’il a trouvé la première arme, un fusil à canon scié, en 2017 ou 2018, il ne se souvient plus trop, « tous les hivers se ressemblent… » Après avoir prévenu le proprio du camping de cette trouvaille, il la met de côté, puis finit par la garder : « J’aimais bien son esthétique, elle avait une drôle de gueule, un côté post-apo (rire)… C’est tout… »

« Je l’ai juste ressortie pour un essai de tir. Sur un oreiller. Vous savez, il y a des réalisateurs qui demandent certains effets, genre coup de feu sur un oreiller, les plumes qui volent, je voulais voir ce que ça faisait. Eh ben, c’est pas comme dans les films. Ça vole pas ».

On évoque ensuite une autre arme, achetée celle-ci il y a de nombreuses années pour 50 euros à un ami, « pour tirer sur les bestioles qui attaquent les poules chez ma mère », ou encore celles qui peuvent traîner aux alentours des cabanons. Une carabine, rappelle la défense, bien peu létale et qui généralement blesse les animaux plus qu’elle ne les tue -c’est d’ailleurs pour ça que son emploi est déconseillé, et l’antispéciste en moi déconseille vivement de toute façon toute activité de ce type mais c’est un autre sujet.

La dernière arme, une carabine encore, est celle de son beau-père, et a été empruntée pour que sa compagne puisse tourner un clip. « Moi j’aurai pris l’autre, la post-apo, mais bon… C’est son clip, pas le mien ». La « carabine anti-zombies » – c’est ainsi qu’elle apparaît sur une capture d’écran du clip – n’aura jamais eu d’autre fonction – salutaire, on en conviendra.

N’ayant donc en l’espèce, et comme d’habitude, pas grand-chose à se mettre sous la dent, le ministère public sort donc de sa manche un argument-jurisprudence que personne n’attendait en la personne de… Alec Baldwin, qui a effectivement été l’auteur d’un tir mortel sur la directrice de la photographie du film Rust en 2021. « C’est votre travail, vous savez donc que cela peut être dangereux, de manier des armes dont on ne sait pas se servir, et de les laisser traîner chez soi ? » Il le reconnait volontiers : « Je conçois que c’est pas très malin, mais j’ai plus de munitions, et elles ne peuvent plus servir… »

Arrive une deuxième accusation. A propos de Georges Besse, patron de chez Renault assassiné en 1986 par Action directe, une écoute (enfin, ici on dit « sonorisation », c’est tout de même bien plus joli) l’a entendu dire : « Quand tu fais de la merde, tu t’en manges une. Il leur faut des limites, moi j’en peux plus ». Réaction de l’intéressé : « Je me suis vanté, en parlant d’un bouquin que j’avais même pas lu. Cette conversation, c’est juste deux mecs alcoolisés qui jouent à celui qui pisse le plus loin… »

C’est du reste un trope récurrent de ce procès. On retrouve un peu plus tard dans la journée le même type de propos dans une écoute de M. -mais bon, comme se chargera de le rappeler la défense : « j’ai compté, il faut 40 secondes pour prononcer cette phrase. Dans le PV, il est noté qu’elle s’étale sur … 8 minutes ». Visiblement, il y a eu des coupes…

Ayant surveillé et écouté les moindres faits et gestes des inculpé·e·s pendant une fort longue période, et le dossier laisse vraiment à penser qu’il n’y a pas un arbre sur lequel les flics (qui eux aussi n’ont de toute évidence vraiment que ça à foutre de leur temps) ne savent pas qu’ils y ont pissé, quel jour et à quelle heure, il y a nécessairement beaucoup, beaucoup de conversations qui ont été captées.

Et donc, forcément, dans les milieux dont ces personnes font parties, et dont je fais partie aussi, on s’énerve. Souvent. Souvent, au tel’, ou bourré, en soirée, on gueule. Contre les banques. Contre les flics. Contre les gens de la CAF qui viennent encore de nous mettre une douille en nous radiant sans motif. Mettez-moi sur écoute pendant un an (si cela n’a déjà été fait) et vous trouverez, si vous le souhaitez une bonne vingtaine de chef d’inculpation pour appel au meurtre. Est-ce que cela signifie passage à l’acte ? Évidemment non.

Est-ce que des gauchos sont passés à l’acte ces dernières années, d’une façon ou d’une autre (et je ne parle pas d’un bris de vitrine) ? Évidemment non plus.

Bon, résumons ce qui a été dit aujourd’hui sur notre dangereux terroriste. Ce qui lui est reproché, c’est d’avoir dit de la merde bourré, et de posséder des armes -sans munitions- sans en avoir le permis. Que tout habitant de zone rurale qui n’a pas chez lui ou ne connaît au moins plusieurs voisins qui possèdent chez eux une arme non déclarée lui jette la première pierre. Comme le rappelle judicieusement la défense 5 à 6 millions d’armes de cette sorte sont en circulation. C’est un problème. Mais sans doute pas celui dont il devrait être question ici.

Pause clope, et passons à la suite.

Terreur rouge numéro 2 : M., le punk Rojaviste au lance-pierre
M. s’avance, et pose solidement ses bras face à la juge. Iroquoise blonde, gueule tatouée à la fois douce et sûre d’elle de punk bourru comme j’en ai tant chez mes potes. Il a exercé divers boulot, notamment charpentier, et beaucoup traîné en squats. Il ponctuera ses interventions de nombreux traits d’humour, quoiqu’ayant constaté que : « Je crois qu’on n’a pas le même humour, madame la juge. J’aime l’humour noir… »

Il est resté 10 mois en détention, et revient d’emblée sur certaines de ses déclarations : « j’étais terrorisé… » Sommé de justifier d’éventuels mensonges ou omissions, il refera souvent ce geste de la main, comme pour mimer une chose qui lui pèse sur la tête : « Association de malfaiteurs. Terroriste. 30 ans ». De quoi faire craquer les plus aguerris d’entre nous, et de quoi faire dire n’importe quoi, tout ce qu’ils ont envie d’entendre, pour sauver sa peau.
Plusieurs fois pendant l’audience, la juge trouvera pourtant opportun de lui rappeler que les PV d’interrogatoire notent qu’il souriait -précisons qu’il… portait un masque hygiénique, on se demande donc comment les flics ont pu voir ce sourire, mais passons. Réplique de M. : « C’était sans doute nerveux … » Il précise : « La seule fois où je me rappelle avoir souri, c’est quand ils ont dit que j’étais le « lieutenant » du « leader charismatique [Libre Flot donc]. Je suis horizontaliste. Je ne suis le lieutenant de PERSONNE ».
Et j’en profite donc également moi aussi pour faire ce rappel essentiel à nos chers services de surveillance : les anarchistes n’ont pas de leaders. Arrêtez de vouloir nous en inventer, en interpellant au passage celles et ceux qui ont eu le malheur de croiser leur route, comme c’est le cas dans cette piteuse affaire.
M. est un passionné d’Airsoft. Et d’Airsoft, croyez-moi, on en parle beaucoup depuis le début de ce procès, et on en parlera encore beaucoup, beaucoup trop, aujourd’hui. Pour rappel, l’Airsoft est « une activité de loisir dans laquelle les participants utilisent des répliques d’arme à feu, propulseurs de petites billes en plastique » (merci Wiki). La Fédération Française de ce sport comptait en 2020 plus de 3800 licenciés, répartis dans 250 clubs.
C’est donc une activité tout à fait légale, et on ne m’en voudra pas de passer sur les arguties débiles déployées par l’accusation autour de ce sujet. Car du côté de M., on n’aura pas mieux, en termes de manipulation d’armes réelles, qu’une formation dans le cadre d’un boulot de guide, et un bizutage lors d’un séjour en Guyane : « Dans la forêt, les chasseurs m’ont proposé d’essayer le fusil. Forcément, je m’y suis pris comme un manche, et avec le recul, je me suis pris le truc dans les dents. Ils l’avaient fait exprès, bien sûr (rire) ».
La seule autre mention « d’armes » qui sera faite sera celle de l’annonce de la saisie chez lui de… lance-pierre, mais oui, ce qui suscitera une vague d’hilarité dans la salle.

Non. Quoique le PNAT et la DGSI puissent en dire, dans le cas de M., ce qui est véritablement en question, c’est ce fait, qu’il ne cache pas, l’ayant même annoncé à l’époque à tous ses proches et sa famille, à sa mère et son frère (« je ne voulais pas leur mentir ») : il a eu le projet, comme son ami Libre Flot, de partir au Rojava, dans le Kurdistan, pour intégrer des milices du YPG -qui, entre autres, combattent l’organisation terroriste (pour de vrai) État islamique.
« Je ne suis pas Rambo, hein … Je ne voulais pas nécessairement aller là-bas pour me battre contre Daech. Je voulais aussi y aller pour découvrir le confédéralisme démocratique, le projet politique qui est mis en place là-bas, et qui m’intéresse beaucoup, ou encore venir en aide aux population locales confrontées à l’offensive turque ».
On pense ce que l’on veut de ce projet de vie, mais il n’a strictement rien à voir avec l’idée de commettre un attentat sur le sol français : « Cela ne m’est évidemment jamais venu à l’esprit. Aucune personne de ma famille, de mes amis, ne peut penser une seule seconde que j’ai pu vouloir faire ça, que je sois un assassin, un psychopathe… »

Et puisqu’on me suspectera forcément d’être partial à propos du Rojava, je citerai une émission du service public radiophonique français, qui a réalisé un reportage donnant la parole à l’une de ces personnes ayant décidé de s’engager aux côtés du peuple Kurde, et ne semble pas y voir de problème particulier :

« On a beaucoup parlé de ces Français qui sont partis en Syrie rejoindre l’Etat Islamique mais beaucoup moins de ceux qui sont partis les combattre auprès des Kurdes. André Hébert est l’un d’entre eux. Jeune militant communiste issu de la bourgeoisie parisienne, il avait 24 ans quand il a décidé de tout quitter pour partir en Syrie défendre la révolution en cours au Rojava, les armes à la main. Dans cette région autonome de l’est de de la Syrie, les Kurdes ont mis en place, au milieu du chaos syrien, un système politique basé sur les principes du confédéralisme démocratique qui prône la démocratie directe, le partage des richesses et du pouvoir politique entre les minorités ethniques et religieuses, en plus d’un féminisme radical ».

Cette envie de rejoindre cette lutte (envie qui n’aboutira pas, et se limitera à un séjour en Irak sans possibilité de passer la frontière) se retrouve dans ce qui est pour M. le plus « compromettant » : ses carnets, saisis, scannés et décryptés.

Car M. note tout. Bordélique et ayant mauvaise mémoire, ainsi qu’il se présente lui-même, il remplit des carnets de notes éparses. Ce qui, il faut bien le dire, quand on est un vilain gauchiste, n’est pas la meilleure des idées.

La défense se chargera de montrer qu’il s’agit d’un gros foutoir d’à peu près tout et n’importe quoi, du bricolage chez sa mère à la réunion militante, et en passant donc aussi par sa préparation au départ pour le Rojava, mais le tout soigneusement décontextualisé, écourté, parfois mal lu ou interprété, et enlevant bien sûr de nombreux passages « non pertinents » -comprendre : qui n’arrangent pas les enquêteurs ?

Bref. Il me semble que je suis déjà bien long, autant que fut longue cette journée, et il est peut-être temps d’approcher de la conclusion. La proc’ aura beau sortir les similitudes supposées de certaines notes du carnet avec un fascicule… maoïste chopé dans un infokiosque (devoir leur expliquer ce mot…) et fourré dans ses affaires, dont il dit : « Je ne suis pas maoïste, et je ne l’ai même pas lu », on en reste à ce constat : tout ce que l’on peut factuellement reprocher à M., c’est d’avoir voulu rejoindre la lutte de nos camarades Kurdes.

Je n’aime pas le mot héros, d’ailleurs en vrai ça n’existe pas, et je doute d’être en mesure de participer à une quelconque lutte armée d’émancipation, mais je ne peux personnellement qu’admirer le courage de ces personnes qui sont prête à aller jusqu’à ce point au bout de leurs idées, jusque des terrains lointains où leur vie même sera en jeu.

En ce moment, et depuis des jours, de nombreux médias, et des personnalités politiques, relaient les applaudissements enthousiastes adressés aux franco-israéliens qui vont s’engager dans Tsahal, armée accusée de crimes de guerre à Gaza -ce qui n’est pas le cas des milices kurdes du YPG. Je pose donc la question : est-ce que vous ne seriez pas un tout petit peu, mais alors juste un peu, en train de vous foutre de notre gueule ?

C’est nos vies qu’ils criminalisent

Questionné par la défense sur le modèle de société désirable qu’il imagine, M. répond ainsi : « Je vais pas faire un moment petites fleurs et papillons… Mais la société que je veux, c’est une société où on est bienveillants les uns envers les autres ».

C’est ce qui ressort du profil des inculpé·e·s et de leurs copaines, avec lesquelles je vais boire quelques pintes une fois l’audience terminée, à la nuit tombée. Des gens qui aiment la vie, les forêt, les libertés et l’entraide. Qui se tournent avec des rires et de l’amour vers les personnes en exil, les marginalisées, les blessées, et vers les arbres, et vers les animaux, vers le vivant quoi. Qui aiment se marrer et se baigner, se balader et picoler -sans doute trop, parfois.

Des gens à crête. Comme moi. Avec ces ACAB tatoués sur les mains. Comme moi. Qui vivotent de-ci de-là. Comme moi. Comme nous. J’aurais parfaitement pu être sur le banc des accusés. Chacun·e de mes copaines aurait pu l’être, en fait.

Dans ce procès, aux travers des inculpé·e·s, c’est notre monde, notre petit monde à part qui pourtant n’emmerde personne (enfin si, ça en emmerde beaucoup, mais franchement il leur en faut peu), avec nos ZAD, nos squats, nos festivals et nos potagers, qu’ils veulent criminaliser, dissoudre, condamner, enfermer.

L’amie Corinne Morel Darleux, dans son dernier essai, Alors nous irons trouver la beauté, cite un passage du roman Les Yeux dans les arbres :

« —Mais alors, qu’arrive-t-il si c’est un grand fleuve comme le Congo, si large qu’aucune liane n’est assez longue pour le traverser ?

— C’est simple, dit-il. Il ne faut pas le traverser. »

Elle en conclut : « C’est simple, il ne faut pas. Cette phrase est d’une efficacité imparable. Elle clame avec une tranquille évidence qu’il est parfois préférable de ne pas ».

Pour nous, ce « ne pas », c’est ce que nous continuerons à ne pas faire, malgré leurs flics et leurs procs’ et leurs procès : ne pas vouloir des existences qu’ils nous imposent.

Et eux, il auraient pu ne pas, aussi. Ne pas faire ce procès.

Soutien à toutes les cibles de la répression, vive les squats et l’anarchie, et je n’ai, moi non plus, plus grand-chose à déclarer.

Mačko Dràgàn, journaliste punk-à-chat au mensuel Mouais

Mardi 17 octobre 2023 - Des pistolets à billes contre la DGSI ?

Cette nouvelle semaine du procès des inculpés du 8 décembre a commencé ce mardi par une audience longue, très longue, trop longue : du 14h - 21h, de quoi éprouver la résistance des juges, des prévenus et de leurs soutiens, mais surtout celle des agents de police qui, passé 19h, ne pouvaient plus s’empêcher de regarder l’horloge toutes les 12 minutes, de jouer à Candy Crush sur leur téléphone (nous en avons vu un s’essayer au Sudoku et abandonner après 27 secondes).
Pour une fois, on ne leur reprochera pas.

Ce mardi était consacré à l’un des éléments “sensible” du dossier, et ô combien sensible effectivement puisque l’on y a parlé de pistolets à billes.
En effet, la juge a tenu à comprendre la nature et l’objectif de parties d’Airsoft entre potes, réalisées pendant le confinement de 2020. Plusieurs questions, apparemment importantes pour la Justice, se sont posées :

— Pourquoi jouer en intérieur ?
Parce qu’il fait froid dehors ?

— Mais alors pourquoi les déplacements “en colonne” qui semble tant obséder la DGSI dans ses rapports ?
Parce qu’il s’agit un mode de déplacement militaire en combat rapproché ?

— Et pourquoi donc utiliser un déplacement militaire SI CE N’EST POUR METTRE À BAS L’ÉTAT BOURGEOIS ?
Parce que c’est le principe même de l’Airsoft de partiellement reproduire des conditions inspirées de la réalité ?

Etc. etc.

Ce qui ressortait de manière amusante, sauf probablement pour les inculpés, c’est bien l’incroyable capacité des renseignements intérieurs à produire de la potentialité. Une machine de guerre à hypothèses paranoïaques qui veille sans relâche à fournir au pouvoir politique, aux médias et finalement au ministère de la Justice des scenarii catastrophiques, une potentialité terroriste à tout groupe ayant la mauvaise idée d’être un peu trop organisé ou un peu trop politique.

C’est ainsi que des parties d’Airsoft, de jeux donc, deviennent dans les questions des procureurs des entraînements para-militaires (sic). On imagine bien que le récit a déjà été digéré et redigéré par la DGSI avant de se retrouver dans la bouche de l’accusation publique.

Si la juge a semblé à certains moments encline à adapter la qualification de ces parties de jeu, demeurait cependant la question du but de ces “progressions tactiques”. Eh oui, pourquoi s’amuser ? Cela ne produit rien, pas au sens capitalistique en tout cas. C’est donc suspect.

Inévitablement, suivaient les questions :

— Quelle était la pédagogie des parties ?

La pédagogie des parties… Ou leur utilité ? Tout l’argumentaire du ministère public s’est déployé afin d’acculer les 3 inculpés témoignant ce jour-là à présenter Flo, notre ennemi public n°1, comme le gourou qui supervisait ces parties, et qui là encore, parce qu’il s’y impliquait trop, est coupable ou du moins fort suspect. Être d’ultra-gauche et aimer l’Airsoft ? Aïe, c’est judiciarisable. Flo aurait un certain “leadership” en matière de jeux de rôles et de picole. Il parle de “bosser” et de faire un meilleur “travail” sur les jeux ? Hm hm, c’est donc qu’il prend ça au sérieux.

Et sur les milliers d’heures d’enregistrement sonores, la DGSI a bien pris soin, sans surprise, de ne verser au dossier d’accusation que ces quelques phrases et blagues sorties de leur contexte : Flo parle de “dégoupiller une grenade” pour la prochaine partie pour gagner plus vite le jeu ? Ha-ha, ça y est on le tient, le fumier.

Ce mot “jeu” que le procureur affirme d’ailleurs avoir cherché des heures et n’avoir trouvé nulle part dans les retranscriptions des écoutes … Et qu’un avocat de la défense lui trouve pourtant en 2 minutes, ainsi que les mots “ludiques” et “bonne ambiance”. Mais qui sait, peut-être préparaient-ils un attentat récréatif ?

— Quels types de répliques d’armes (bien souvent réduites à “armes” par la juge et les procureurs) avaient été utilisés ?

Et les prévenus de détailler les modèles de leurs jouets, comme des enfants punis de s’y être trop attachés. Une opportunité en or pour le procureur qui soulignait la similitude inquiétante des modèles factices avec de vraies armes, tant par rapport au poids et à la taille qu’aux mécanismes de fonctionnement… Et la juge de relativiser “une activité d’Airsoft sans réplique, j’imagine que c’est compliqué ?”.

Et face à la relative absurdité du tribunal, et auparavant des policiers, quant aux moindres détails pouvant rappeler la préparation d’une opération commando comme on en a plus vu dans l’extrême-gauche française depuis… Bon on sait pas trop, on était pas nés en tout cas, les prévenus de répondre le plus naturellement qu’il soit :
« Des tenues de camouflage ? Bah oui, le milieu punk ne possède quasiment que ça… »

On remerciera d’ailleurs l’un des vigiles dont la sonnerie de téléphone (un enregistrement de rire masculin vraiment très fort) durant l’intervention de Monsieur le procureur l’a obligé à s’interrompre et reprendre difficilement.

Finalement, ce sont 7 longues heures où le serpent juridico-policier s’est mordu la queue : oui, il est absolument légal de jouer entre amis, même à l’Airsoft. Oui, cela peut vous conduire en garde à vue puis en procès antiterro. Oui, justifiez-vous maintenant et bon courage. Tout ça pour un jeu anodin dont l’un des prévenus dira lui-même “on s’est vite emmerdés”.

Vendredi 13 octobre : « Des choses inconséquentes »

Lorsque Éric Beynel, qui avait coordonné les chroniques [6] du procès de France Télécom, nous sollicite à nouveau pour rendre compte d’une audience d’un procès, j’hésite un peu. Je ne sais pas grand-chose de « l’affaire du 8 décembre », et si je connaissais bien les syndicalistes de France Télécom, je suis moins familier des milieux « anarcho-autonomes ».

Sur cette affaire, ou plutôt en guise de bande-annonce, je me souviens surtout de l’article de Mathieu Suc dans Médiapart en septembre 2019, qui m’avait irrité : une compilation sans recul critique des inquiétudes des services français concernant une supposée « menace terroriste » que feraient peser une douzaine de « revenants du Rojava ». Mon journal préféré m’avait paru relayer la construction policière et fantasmatique d’une menace terroriste d’extrême gauche. J’associais ce projet à ce moment historique où la bourgeoisie française choisit (ou se résigne) à Le Pen et Zemmour contre Mélenchon, comme elle avait naguère choisi « plutôt Hitler que le Front Populaire ». La chasse aux « islamo-gauchistes » et aux « éco-terroristes », le front pseudo-républicain de LR et Macron contre la gauche aux dernières législatives, les émeutes après la mort de Nahel, l’attaque du Hamas, tout est mis à profit par la classe dominante pour diaboliser la gauche et banaliser le RN. « L’ultra-gauche » est un épouvantail idéal.

Mais quand même, me dis-je en réfléchissant à la proposition d’Éric, si la justice va jusqu’au procès, le dossier ne doit pas être complètement vide. Les juges ne vont pas prendre le risque d’un nouveau bide après Tarnac. Peut-être certains militants ont-ils vraiment dérapé ? Les articles disponibles sur le web disent que les prévenu·es ont fabriqué des explosifs et accumulé des armes. L’enquête, malgré des mois d’écoutes et de surveillance, n’a identifié aucun projet concret, mais peut-être n’était-il pas encore choisi ? Ça paraît peu probable mais… J’accepte la proposition pour aller voir de plus près.

Ce vendredi 13 après-midi, c’est l’interrogatoire de Camille, la seule femme sur le banc des accusés. Comme le rappelle une avocate de la défense, le dossier d’instruction la présente comme « la compagne de F., avec de multiples activités partagées ». (F., autrement dit Flo, est le personnage central du procès, le supposé chef du supposé groupe, le « revenant » du Rojava). Elle n’était pas la seule femme parmi les personnes surveillées, mais c’est sans doute en tant que « femme de » qu’elle est poursuivie.

En fait leur relation apparaît moins facile à qualifier. Chacun·e mène sa vie de son côté, de squats en petits boulots et actions militantes. Après avoir fait connaissance dans le Loir-et-Cher lors des vendanges de 2018, Camille et Flo ne se sont pas revus durant un an. A la demande de l’avocate, Camille énumère leurs rencontres en 2019 : trois, entre l’été et le jour de l’an : « on se tenait au courant quand on bougeait, on se voyait au gré de nos déplacements, on ne se rendait pas de comptes sur ce qu’on faisait, ni où, ni avec qui ». Devant l’insistance du procureur sur l’intimité de leur relation, Camille dira sur un ton à la fois précis, ferme et ému qu’elle tiendra tout au long de l’interrogatoire : « ma vie n’a jamais été identifiée à celle d’un homme ».

En mars 2020, ils décident de se confiner ensemble avec d’autres personnes dans un moulin en Dordogne. C’est là qu’ils auraient, selon l’instruction, préparé leurs attentats en fabriquant des explosifs de guerre et en s’entraînant militairement. (Je ne relaterai pas la partie surréaliste de l’interrogatoire portant sur l’autre élément clé de l’accusation : la partie d’airsoft [7] jouée au moulin. L’airsoft est à l’entraînement militaire ce que le Champomy est au champagne ou Manuel Valls à la gauche. La question des explosifs est moins bouffonne).

La présidente, puis le procureur, concentrent l’interrogatoire de Camille sur un épisode crucial pour l’accusation. Un soir de mi-février 2020, Flo vole des sacs d’engrais dans un Gamm’Vert. Le nitrate d’amonium est un engrais qui permet de réaliser un explosif en le fondant avec du sucre, recette bien connue en milieu rural. Ce vol est donc au cœur du dossier.

Les grandes oreilles de la DGSI, placées dans le camion « sonorisé » de Flo, enregistrent un message qu’il laisse ce soir-là sur le répondeur de Camille : il la prévient que s’il ne donne pas de nouvelles d’ici le lendemain midi, c’est qu’il a été arrêté dans la « mission » qu’il prépare. « Ça ne vous a pas alertée ? », demandent la présidente, puis le procureur. Camille leur explique la vie : « vous savez, dans nos milieux, on récupère beaucoup de trucs à l’arrache, des tables dans les bennes d’un magasin But, de la nourriture dans les poubelles des supermarchés, des fois il faut sauter une clôture, ou bien on fait un collage féministe la nuit, on sait que ça peut se finir en GAV, c’est banal. Je n’avais aucune raison de m’inquiéter ».

La présidente évoque les extraits d’une conversation téléphonique postérieur à cette « mission ». Flo rappelle Camille, trois mois plus tard : « j’ai récupéré des trucs en mode ‘à l’arrache’ (…) faudrait faire les choses de manière plus pro (…) ce serait con de se faire pigeonner pour un truc qui n’en vaut pas le coup, (…) il faudrait des masques, des walkies-talkies ». « Ça non plus ne vous a pas inquiétée ? » demande la présidente ? « Pas du tout. Flo a le goût de la mise en scène, et puis il était 1 h du mat, ses fanfaronnades, ça ne m’intéressait pas (…) c’étaient des choses inconséquentes ».

On en vient alors à l’épisode du confinement au moulin. Pendant deux ou trois jours, pour occuper le temps, les personnes présentes essaient de confectionner un « gros pétard ». L’envie leur est venue en voyant ce petit bateau enflammé par des pétards et dérivant sur la rivière, spectacle pyrotechnique de bienvenue le soir de l’arrivée au moulin de Camille et Flo. Pour Camille, « on était comme des gamins amusés par le feu ». On lui dit qu’il y aurait besoin d’eau oxygénée pour que ça pète bien, elle en commande sur Internet, et en profite pour acheter aussi… quelques flacons d’huiles essentielles. « Je suis secouriste, je me sers couramment d’eau oxygénée pour désinfecter, et aussi comme cosmétique, j’en ai commandé à la fois pour moi et pour les expériences ». Curieux terroristes, qui commandent leur matériel sur le web en payant avec leur carte bancaire. L’avocate remarque même que ce paiement n’a pas été identifié par l’enquête, et que c’est Camille qui a évoqué spontanément lors d’un interrogatoire son achat d’eau oxygénée.

Elle décrit l’excitation d’un bricolage tâtonnant, « ça marche ! », « ah non ça ne marche pas… », « allez on continue quand même… » , le plaisir d’expérimenter ensemble, dans le contexte pesant du confinement. Après avoir « galéré avec les produits », on va tester le résultat dans un bois à proximité du moulin. Là c’est le choc : l’explosion est beaucoup plus impressionnante que prévu, « on a été surpris par le bruit, ça dépassait ce qu’on avait imaginé ». En rentrant au moulin, elle se sent « pas fière », « comme une gamine qui a l’impression d’avoir fait une connerie ». Personne n’a envie de continuer à jouer avec ça, et on n’en parle plus au moulin ; « de toutes façons, on savait bien qu’on ne continuerait pas ». Camille part et reprend sa vie. L’enquête policière ne signale aucune autre tentative d’utilisation des produits dans les huit mois suivants, jusqu’à l’arrestation du 8 décembre. Pas plus qu’il n’y a, à aucun endroit du dossier, la moindre trace d’un objectif qui aurait été évoqué par les comploteurs. Ce jour-là, ni la présidente ni le procureur ne poseront d’ailleurs la moindre question sur ce sujet – un projet d’attentat sans cible, ça ne semble pas les étonner.

La présidente insiste pourtant très longuement : « votre ami conserve dans son camion l’engrais, les piles, les mèches, de quoi fabriquer à nouveau des explosifs, ça ne vous préoccupe pas ? ». Camille explique : « de quoi me serais-je inquiétée ? (…) de toute façon je n’en savais rien, il ne stockait pas son matériel de bricolage dans la partie habitable du camion. Je ne m’amusais pas à ranger son camion ! » (rires dans l’audience). Le procureur reprendra exactement la même question, s’attirant la même réponse.

L’après-midi se termine avec l’interrogatoire de Wil, à propos de sa collection d’armes. Doté d’un père et d’un grand-père militaires et collectionneurs d’armes, Wil a hérité de cette passion triste. Il achète des armes de petit calibre, en toute légalité. Il a été antispéciste mais a passé son permis de chasse, pour pouvoir « assurer son autonomie alimentaire » si nécessaire. Il a fait du tir à l’arc pendant 6 ans, puis s’est mis à la 22 long rifle pour tirer en club. Avec Flo et un autre prévenu, ils ont fait un peu de tir à la cible derrière le moulin. Ils sont allés dans une armurerie, pour acheter une carabine. Mais que fait-il là, que font-ils là, et que faisons-nous là, devant ce tribunal ?

Consultant mon téléphone discrètement pendant l’audience, j’apprends l’attentat d’Arras. Les policiers et les juges qui ont passé trois années à traquer et interroger Flo, Camille et les autres pensent-ils vraiment prévenir une grave menace pour la France ? Comment ne voient-ils pas que le soutien inconditionnel apporté à Israël par nos gouvernants depuis près de vingt ans, est d’une tout autre gravité, pour la sécurité des Palestiniens et pour la nôtre ? S’il y a sans doute des « choses inconséquentes » du côté des prévenus, celles de l’État le sont infiniment plus. Toute condamnation dans ce dossier en serait une preuve supplémentaire.

Thomas Coutrot

Jeudi 12 octobre : « Quis terroristiat ipsos terroristes ? »

La journée du jeudi 12 comporte deux phases qui se déroulent de manière identique. D’abord Will (ou « personne masculine 13 » dans le scénario proposé par la DGSI), puis Bastien, sont à la barre. La juge les interroge. Puis les procureurs. Puis les avocates.

Ce n’est pas le premier jour que je viens suivre le procès, mais je suis interloqué, comme je l’ai déjà été, par le grand écart entre la bonne humeur des soutiens et des prévenus, et la mécanique absurde de la « justice ». Derrière le bâtiment écrasant, les grands symboles, les patrouilles permanentes, les robes noires et les drapeaux, derrière tous ces efforts que produit l’institution pour raconter son officialité, pour dire à quel point elle est « la justice », dans la salle d’audience, « la justice », c’est une bourgeoise de l’âge de ma mère, qui ne sait pas qu’à la campagne on entend régulièrement des trucs qui font boom, ni qu’on emploie l’acide chlorhydrique pour bricoler, ni même qu’un « atelier », c’est aussi un terme communément employé dans l’associatif ou le collectif pour décrire une activité de groupe (et pas juste un endroit un peu crade où les pauvres se mettent du cambouis sur les mains). Il faut se lever, s’asseoir, ne pas faire de bruit, passer trois fouilles successives pour avoir le droit de la voir froncer les sourcils pendant qu’elle s’évertue à comprendre comment on peut penser qu’un pétard qui pète, c’est rigolo.

Les auditions de la journée sont menées autour de ce qu’un copain qualifiera de « point le plus ghetto » du dossier, c’est à dire la confection d’explosifs. La session de la veille se sera terminée par les interventions de « l’expert », dont « l’expertise » sera mise à mal (voire tournée en ridicule) tout au long de la journée. La question de la sémantique reviendra régulièrement. Les inculpés parlent de « pétards », les procureurs « d’explosifs secondaires à allumage différé » (« de l’espace de la mort qui tue », rajoutera un prévenu).

Tout au long des échanges, il y a deux histoires qui se dégagent en filigrane.

La première c’est celle de Flo et de Camille, qui se rendent au moulin où vivent Will et Bastien et d’autres qui ne comparaissent pas, pour passer le confinement de 2020 au vert. C’est une histoire où l’on picole et où l’on discute, où l’on s’emmerde parfois, où l’on trouve toutes sortes de trucs à faire pour s’occuper, des jeux et des activités, la réparation de bâtiments, et, à un moment donné, la fabrication de « pétards. »

Les vidéos présentées au cours de la séance étayent cette version. L’on y entend des rires et des blagues, il y a des chiens qui courent un peu partout, et au milieu une jolie rivière. On y est comme à la maison. Sur la berge, quelqu’un allume hâtivement une mèche et pousse une barque miniature à l’eau. La bande son se lance, un montage de musiques dramatiques posées à posteriori sur la scène par les prévenus eux-mêmes. C’est drôle et joyeux, et ça ne se prend pas du tout au sérieux. Une petite explosion secoue ensuite la barque. « C’est naaaaaze ! » ricane celui qui tient la caméra, ce qui déclenche l’hilarité générale. Sur l’eau, le bateau fume de façon peu convaincante. Les prévenus expliquent que la mise en scène s’est faite dans le cadre de l’inauguration du bar du lieu collectif, et aussi pour fêter l’arrivée de Flo et de Camille.

Will racontera ensuite le confinement, comment ils ne peuvent pas racheter de pétards, mais comment ils veulent quand même achever le bateau. Qu’ils s’emploieront sur les jours suivants à un atelier de « chimie ludique », avec des expérimentations usant de différents produits, des mélanges issus de matériaux présents sur place (eau oxygénée, acétone, acide) et d’autres présents dans le camion de Flo. Que les gens allaient et venaient, comme ça se fait dans les lieux de vie collectifs (ce qui semble mystifier l’ensemble des magistrats). Qu’ils tâtonnaient dans leurs recettes, que tout le monde y allait de son petit avis comme l’attestent d’ailleurs les PV issus de la surveillance de la DGSI (car oui, à ce moment, ils sont déjà sur écoute). Au cours des deux ou trois jours suivants, seront fabriqués « le truc à base d’engrais et de sucre », et « les petits cristaux », qu’ils font sauter pour la plupart à moins de 15 mètres de leur lieu d’habitation. Ils finissent par fabriquer de quoi mal remplir deux boîtes de café Malongo, l’une pour voir si ça marche, l’autre pour le bateau. Ils font exploser la première dans les bois. Ils décrivent un gros boom qui réverbère dans la vallée. Ils se font peur et rentrent au moulin, où les chiens aboient et où les vitres ont vibré. « On faisait pas les malins », dira Bastien. Ils comprennent qu’ils ont fait une connerie, et comme des gamins merdeux ils videront la seconde boîte, pour mettre une fin définitive aux projets détonants.

La seconde histoire, c’est celle que racontent les procureurs et la DGSI. C’est l’histoire d’un charismatique leader révolutionnaire qui revient du front Syrien, et qui se rend au moulin pour former des militants subjugués par son aura de badboy à l’usage d’explosifs. Il y aura une « dérive » (ce mot reviendra beaucoup) vers le façonnage des explosifs de plus en plus dangereux, une sorte de radicalisation chimique en accéléré. Cette version sera appuyée par l’expert la veille (il s’avère que « les petits cristaux », c’est la base du TATP, nom que les deux prévenus à la barre affirment avoir appris auprès de la DGSI), soit un explosif secondaire qu’il faut censément des années d’entraînement en zone de guerre pour apprendre fabriquer. Les prévenus décriront leurs échecs répétés comme du « magma », puis ils aboutissent un produit stable, mais granuleux et « moche avec du sucre qui restait au milieu ». L’avocates de Will lui demandera ce qu’il pense de l’avis de cet expert, qui les a décrit la veille comme des spécialistes de la bombe, les terroristes les plus compétents du territoire. Will rigolera. « Si c’est le cas, je trouve ça rassurant. » « On était conscients qu’on était des branques. »

Portée par les demi-sourires narquois et insupportables dont ne se défont jamais les procs (et que j’ai fini par interpréter comme une façon de masquer la grande honte qui doit être la leur), cette seconde histoire s’appuie sur des conjectures et des suppositions, de petites piques absurdes à propos du vocabulaire employé par les prévenus, ou de l’inconstance de leurs réactions, les incohérences mineures entre certaines versions des faits contenus dans les témoignages. Bastien refusera net de leur répondre. Il n’y a rien pour étayer ce fantasme, et c’est tellement évident qu’on se demande vraiment ce qu’on fout là. Rien pour étayer ce fantasme, ou plutôt si. Quelque chose. Et c’est dans la relative bonne ambiance de la salle, sur les deux auditions qui s’enchaînent, qu’émerge peu à peu le côté obscur et disons-le, franchement dégueulasse, de l’affaire. Environ deux tiers des questions de l’accusation s’appuient, de près où de loin, sur le contenu des interrogatoires initiaux menés par la DGSI.

Lorsque la juge et les avocates demandent aux deux prévenus de décrire les conditions de leur arrestation, ces mêmes interrogatoires initiaux et les conditions dans lesquelles elles se sont déroulées, ils se mettront tous les deux à pleurer. Leurs voix s’étrangleront. Il faudra faire des pauses pour qu’ils respirent, se calment, se mouchent, boivent pour humidifier leurs gorges sèches. Tous deux affirment avoir oublié beaucoup des détails, et beaucoup de ce qu’ils ont dit. Je comprends rapidement qu’on est face à deux syndromes traumatiques classiques. Je comprends tout aussi rapidement pourquoi.

Les prévenus évoqueront d’abord le réveil. Les lampes éblouissantes, les « Golgoth » qui hurlent, les fusils d’assaut braqués sur la tempe. Bastien patientera dehors, en caleçon en plein hiver, pendant la fouille méticuleuse de son camion. On le drapera d’un pull quand il se plaindra du froid. Ils racontent ensuite le transport, menottés, cagoule sur la tête. Ils ne savent pas où ils vont. De voiture en train en fourgon. Ils sont paniqués. Terrifiés. Ni l’un ni l’autre ne comprennent ce qui leur arrive. Ils s’imaginent (et ils ne sont pas loin de la vérité) qu’ils viennent d’être raflés pour leurs idées politiques.

Ils décrivent ensuite leurs cellules, minuscules et froides. La lumière permanente qui empêche de dormir, qui arrache toute notion du temps. La nourriture insuffisante. Bastien raconte qu’à son arrivée, il n’a rien mangé et rien bu depuis 24 heures. Il demande ses médicaments, car il est sous traitement. Il ne les aura jamais. Will est fumeur. Il n’aura pas une seule cigarette durant toute la durée de la garde à vue. Il décrira le stress supplémentaire issu de son état de sevrage. Il est inquiet pour son chien. Un policier lui promettra des nouvelles en guise de levier. À un moment, Bastien, dont les sanglots ouvrent chaque déclaration qu’il fera à la DGSI, fait une crise de tétanie (les pompiers lui expliqueront qu’il s’agit d’un syndrome anxieux nommé « les mains de l’accoucheur »). On lui administrera des cachets dont il n’apprendra que plus tard qu’il s’agit d’Amparax, un anxiolytique puissant. « J’étais défoncé », résumera-t-il, simplement. Son interrogatoire reprendra tout de même.

Et on arrive présentement au fond. Au plus sale. Aux fameuses « pauses techniques ». Ces moments où la caméra est éteinte, où les transcriptions cessent. Bastien et Will décrivent la même chose. « La DGSI m’a dit que Flo était sur le point de tuer des gens. Qu’il avait été pris le doigt sur la détente. Que si je ne voulais pas tomber avec lui, j’avais intérêt à parler. » « Ils m’ont dit que Flo était un tueur de flics, qu’il avait été arrêté alors qu’un passage à l’acte était imminent. Qu’il fallait à tout prix que je mette de la distance entre nous. Que je déballe tout. » Les prévenus sont stupéfaits par ces mensonges. Car ce sont des mensonges, sur toute la ligne.

Bastien se sent trahi. Il mettra longtemps avant de comprendre qu’on l’a sciemment induit en erreur, des jours après l’interrogatoire. « J’ai eu beaucoup de mal à me remettre les idées en place à comprendre qu’on avait pas été mené en bateau par un chef révolutionnaire avide de sang. » On emmène Will dans une pièce où un homme, qui se présente comme un avocat, lui recommande de collaborer sur toute la ligne, de « dire tout et n’importe quoi sinon c’est quinze ans. » « À ce moment, je sais même pas si c’est un vrai avocat », s’étrangle-t-il. « Si je prends quinze ans, je ne revois pas mon chien », et les larmes reviennent, cette fois dans la salle d’audience. La juge, qui semble découvrir les barbouzeries diverses de l’antiterrorisme, semble prise d’un doute. Elle demande si on sait si cet homme était effectivement avocat. Will répond qu’il suppose que c’est le cas. On en restera-là.

Quoiqu’il en soit, les deux interpellés cèdent évidemment à la pression et passent à table. Ils récuseront par la suite quasiment tout ce qu’ils auront déclaré au cours de cet interrogatoire initial. « Je leur ai dit ce qu’ils voulaient entendre. » « Ils posaient surtout des questions sur Flo. » « On ne parlait que de lui, c’était ciblé. » Alors ils expliquent que oui, que Florian est dangereux. Que c’est un chef charismatique. Que c’est lui qui savait fabriquer les explosifs. Ils répondent à des questions qui contiennent leurs propres réponses. « J’ai tout fait pour me dissocier de lui », dira Bastien. Durant la GAV, Will écrira une lettre pour rassurer sa mère, où il lui répétera les mensonges de la DGSI, et dira avoir eu une mauvaise fréquentation. La lettre sera versée au dossier en tant que preuve. Ce sont le fruit de ces interrogatoires que l’on retrouve surtout dans la bouche de la parquet. « Vous avez dit que Florian dirigeait », assène-t-on à Will. « Les écoutes montrent que non », rétorque ce dernier, à raison. « Vous dites durant l’interrogatoire, que vous ne faites pas confiance à Flo, que vous ne lui confierez pas même votre chien » « Ce n’est pas vrai », répond Bastien cette fois, en se tournant vers son camarade. « Je lui confierais mon chien les yeux fermés. » La contradiction entre les versions est totale.

« Je ne me souviens pas du tout avoir dit ça », finit par déclarer Bastien à propos de l’une de ses réponses. « Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai dit ça » explique Will concernant l’une des siennes. Les avocates demandent à voir les vidéos de ces interrogatoires, à ce qu’elles soient versés au dossier. Pour l’heure, ils n’ont eu accès qu’aux transcriptions, où le tutoiement récurrent auquel les prévenus expliquent tous deux avoir été soumis s’est miraculeusement transformé en vouvoiement. Quels autres éléments ont été modifiés ? Peut on y déceler la présence des « coupures techniques » évoqués par les prévenus ? Pour l’heure, nous n’en savons rien.

Le grotesque est déroulé, jusqu’au bout lorsque la DGSI interroge Bastien à propos de ce qu’il pense de Macron. Une photographie sur son ordinateur est évoquée, qui détaille d’après eux le dispositif de sécurité du président pour le défilé du 14 Juillet. Bastien ne voit pas de quoi ils parlent. Il s’avère que la photo en question est un meme, une image humoristique qui circule sur internet. Où le dispositif en question (une photo aérienne issue de la presse) est surligné de manière à dessiner une bite. Une bite. Le lien est fait avec la passion de Bastien pour les drones. Est insinué qu’il aurait pu utiliser un drone pour attaquer ce dispositif en forme de bite, en usant des explosifs que son grand gourou révolutionnaire lui aurait appris à fabriquer. Un avocat de la salle d’audience interroge Bastien à ce propos. Ce dernier explique, si besoin est, que c’est parfaitement impossible, que ses drones ne pourraient pas soulever une charge explosive de plus de quelques dizaines de grammes sans brûler leurs turbines. J’étais rentré avec un parti-pris. Je ressors ce soir-là de la salle d’audience en me demandant à quelle blague douteuse je viens d’assister.

Je ne sais pas exactement ce que la DGSI espère accomplir avec ce procès, sauf à démonter que ce sont des guignols et des brutes adeptes de la torture blanche qui ont sérieusement besoin d’être recadrés, mais je crois que sur cette journée il est devenu tout à fait clair que quelqu’un, quelque part dans le service, a fait une très grosse connerie. Cette hypothèse explique peut-être mieux que « la protection des agents » le refus catégorique des agents de témoigner. Deux évidences me sautent aux yeux. D’une part, l’aspect politique du procès. Rien de tout ça n’aurait de sens (et j’hésite franchement à employer le mot « sens » face à tant d’absurdités patentes) s’il n’y avait pas des anarchistes à la barre. Ce qui me semble tout aussi net, c’est que la DGSI veut la peau de Flo. Toutes les questions de la juge et des proc sont orientées en ce sens. Il leur faut absolument sauver la face quelque part dans ce dossier ubuesque, et ils ont clairement choisi leur cible.

J’ai suivi l’essentiel de la couverture médiatique qu’à reçu le procès des 8/12 et jusqu’à maintenant j’ai été étonné par la relative absence de l’habituel journalisme de préfecture. Je crois que c’est un signe fort. Je crois que la grossièreté des ficelles employées par l’anti-terrorisme est telle qu’elles ne peuvent pas être perçues autrement, même par une presse complaisante et acquise à une vision leibnizienne de l’état de droit. À mon sens, ce qui se manifeste en ce moment, dans la seizième chambre correctionnelle du tribunal de Paris, ce sont très lisiblement les bouffées délirantes de la DGSI, une institution manipulatrice et maltraitante, qui profite de ses pleins pouvoirs et de la dérive autoritaire du gouvernement qu’elle sert pour terroriser des opposants politiques et tester les limites qu’elle rencontrera ce faisant. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’elle prendra n’importe quel verdict qui ne soit pas une relaxe générale comme le signe qu’elle a agi dans son bon droit, et comme un encouragement à poursuivre sur la même lancée, ce qui n’augure rien de bon pour qui que ce soit.

Patrick K. Dewdney

Mercredi 11 octobre : L’expertisée expertise de l’expert

L’architecture du tribunal judiciaire de Paris n’a pas le charme de l’hypocrisie boisée, mais l’aseptisation présomptueuse des chambres froides.

En présence policière accrue dedans comme dehors, indication de l’allure qui doit être celle de la vitrine de cette affaire, la Salle 2.13 se remplit tranquillement : quelques journalistes, quelques addicts des salles d’audience collectionneurs de procès, et surtout pas mal de soutiens. Dans ce bâtiment qui ne dit rien de juste, en furtive désespérance, on s’accrocherait presque aux vieilles règles dérisoires : lever de la salle lorsque la cour arrive après une sonnerie (numérique) maigrelette, robes d’avocats et avocates, dénomination « Maître ». La présidente précise que la règle veut qu’on l’appelle « Madame le président » et non « Madame la présidente », mais qu’elle ne reprendra personne car elle est « partisane de l’adaptation, après tout on est dans une salle qui porte le nom de la première magistrate française ». Charlotte Béquignon-Lagarde qu’elle ne nommera pas. Cette juge présidente est flanquée, à ses côtés, de deux assesseures, lesquelles ne diront rien de toute la durée de cette longue audience. À droite, les deux représentants du parquet, à gauche, l’huissière ; face à cet aréopage, les sept prévenus et derrière eux, un premier rang d’avocates et d’avocats de la défense. Et puis les gens, la salle et tout autour, des policiers qui vont et viennent et surveillent les frontières de la vie. Ce qui frappe aussi, c’est la mauvaise acoustique de la salle conjuguée à la déplorable qualité de la sonorisation, un comble pour un lieu où ce qui devrait compter c’est l’écoute, l’entente et le débat. Un comble méprisant.

La première partie de l’audience voit l’interrogatoire par Madame la présidente de Florian D aussi connu sous le joli nom de Libre Flot. Il sera, ce jour, le seul des prévenus appelé à la barre. Le quarantenaire, tee shirt rose-rouge, n’est pas très épais, on se souvient de sa grève de la faim d’un mois, pour protester contre ses conditions de détention (quinze mois d’isolement). Non seulement il a obtenu sa mise en liberté sous contrôle judiciaire, mais aussi l’annulation des décisions de mise à l’isolement et la condamnation de l’État à 3 000 euros. Les griefs : avoir joué en février à l’airsoft (armes en jouet) avec certains des prévenus en Haute-Garonne en février 2020, puis avec Simon G (autre prévenu), artificier à Disneyland et, pour des films de cinéma, avoir expérimenté des matières explosives et pour ce faire avoir dérobé de l’engrais (dans un sac à dos) dans une jardinerie Gamm Vert, ensuite en avril, pendant le confinement, avoir confectionné des pétards à forte puissance avec d’autres prévenus, et enfin en mai de la même année s’être retrouvé avec certaines autres personnes dans le Tarn.

La particularité - mettons - de ce procès réside dans le fait que les prévenus ne forment pas un groupe puisque le seul dénominateur commun est Florian D. Ici pas de « groupe de Tarnac » ou de « Frères Dalton » à sensation et autres rapidités sensées frapper les esprits. La DGSI [8] a bien essayé brièvement un insultant « punks à chiens », appellation figurant sur les premiers procès-verbaux de surveillance. Reste donc « les inculpés du 8/12 » ou « L’affaire 8/12 », titre si peu accrocheur de cette nouvelle fiction d’État. Oubliant de récentes retentissantes déconfitures judiciaires, une partie de la presse annonce sans grande conviction - en suivant les directives ? -, un « premier procès de l’Ultra Gauche depuis celui d’Action directe en 1995 », l’ennemi intérieur fantasmé ne fait pas les gros titres. Le minimum d’imagination n’a pas l’air requis pour les grandes fictions d’État.

On s’amuserait du ridicule de certains termes choisis s’ils n’étaient si dramatiques : « Sonorisation » par exemple, qui ici ne renvoie ni à une fête de village, ni à une free party, un concert de rock’n’roll ou l’amplification d’une salle d’audience, mais à la mise sur écoute d’une personne ou d’un lieu par les services de renseignement. Le camion de Florian D, qui est son lieu de vie, a été « sonorisé » par la DGSI. Toute l’affaire est basée sur ces écoutes et leurs transcriptions partielles. Qui dit transcription dit traduction - et comme le montrera brillamment la défense plus tard dans la journée -, certaines parties peu audibles ont été interprétées - s’en étonnera-t-on - à charge. Simple exemple parmi d’autres, un inoffensif « faudra faire un tour sur Youtube » devient « faudra faire attention sur Youtube ». La défense a d’ailleurs demandé l’accès à l’intégralité des écoutes puisque seules certaines sections ont été retranscrites. À la DGSI, leur huissier a trouvé porte close.

La raison pour laquelle Florian D a fait l’objet d’une surveillance est qu’il est allé au Rojava (Kurdistan syrien), se battre aux côtés des Kurdes en 2017. Les Kurdes des YPG (en Kurde : Unités de protection du peuple) se battaient contre Daech. Ça devrait forcer l’admiration. Lorsque Florian D évoque cette période, on ressent un enchevêtrement de passion et de pudeur. Il ne joue pas au héros, bien au contraire. « J’avais encore l’envie d’y retourner ». La présidente lui demande si c’était pour apporter des armes. « Non, pour apporter du matériel médical ou militaire », « Le matériel militaire, ce sont des armes ! » rétorque-t-elle, « Non ! Les armes, ils en avaient, les Américains leur en fournissaient, je parle de matériel militaire de protection, gilets ou lunettes ».

Pour les explosifs, les questions sont très insistantes, Florian y répond avec une forme de calme déterminé. Un expert a été annoncé, mais la présidente l’a décalé à plus tard, elle a l’air satisfaite de sa « réorganisation du programme ». Elle commence toutes ses questions par « Alors… ». Elle fouille principalement la partie « recettes ». Explosifs mode d’emploi. Florian D répond qu’il n‘a pas de réel savoir-faire en la matière et a simplement connu un agriculteur qui lui avait montré une vidéo avec une méthode facile (visant à faire sauter des souches par exemple), reconnaît le menu larcin sans effraction, avoue une certaine vantardise qui a généré un certain nombre de recherches. Une « bande de joyeux drilles qui se fendent la gueule » cherchait à s’occuper pendant le confinement, et après la cueillette, les promenades, s’était excitée sur ces explosifs amateurs. L’ennui, l’alcool, les bêtises. Après la fois où ça a pété trop fort, pour Florian D et ses amis, le jeu était terminé. « Mais ne pensez-vous pas que c’est de l’inconscience ? » « Oui » répond-il simplement.

Entracte

Lors du contrôle pour retourner dans la salle, un policier pose une question à une dame qui a un sac qui pourrait contenir un ordinateur, ce qui n’est pas le cas : « Vous êtes de la presse madame ou vous êtes civile ? »

Le face à face entre le procureur et Florian D porte principalement sur les explosifs

— Avez-vous fabriqué des explosifs au Rojava ? 
—  Non, j’ai pu en avoir dans les mains ou voir quelqu’un s’en servir, mais je n’ai pas acquis de savoir faire .
(...)
— Quel était votre intérêt de faire des explosifs ?
— C’était rigolo. 
— Ça ne vous faisait pas rire au Rojava, mais là vous trouvez ça rigolo ?
— Ce n’est pas le même contexte. 

Seront évoqués l’imprévisible retrait américain décidé par Donald Trump et l’abandon par la France des combattants kurdes contre Daech, laissant le champ libre au pire. Celui qui soi-disant est le plus redouté.

Le procureur arrive de façon amalgamée sur la détestation de la police estimée du prévenu en s’appuyant sur l’évocation enregistrée d’une « dissolution de la police ». Celui-ci dit préférer des solutions de remplacement en évoquant ce qu’il a connu au Rojava : des forces de sécurité élues, transformation qui pourrait être proposée, dit-il, à l’actuelle institution. Alors que le procureur insiste tendancieusement sur des passages où on entend des mots forts comme « Guérilla », une avocate précise qu’ « il y a deux fois le mot inaudible dans le rapport ». La hâte du procureur défait son assurance première. Il s’étonne du fait que Florian D se souvienne bien de certaines choses (la recette de l’agriculteur) alors qu’il en oublie d’autres. Florian D répond : « Ça fait des années que je n’ai pas fait un chocolat chaud et je saurai toujours le faire ».

Accusé de posséder un savoir militaire, un savoir des explosifs acquis au Rojava, Florian D parle de sa lassitude de militants qui savent ce qui ne leur plait pas, mais sont incapables de proposer autre chose. Ce qui l’a intéressé et lui a apporté beaucoup au Rojava, c’est le confédéralisme démocratique. « Ce que je veux partager, c’est une expérience politique ». Il cite aussi l’indifférence concernant les actuels bombardements du Kurdistan par l’aviation militaire Turque, ce qui déclenche les applaudissements dans la salle. La présidente menace de faire sortir le public avec un autoritaire : « je ne le redirai pas »  qui fleure mal les souvenirs de surveillants généraux des établissements scolaires désireux d’une « classe qui se tient sage ». Quelques instants plus tard, pour sa première intervention dans cette partie, l’avocat de Florian D demandera à son « client » (encore un mot étrange) s’il a vu Le procès Goldman comme il lui avait conseillé. Il poursuit en évoquant le fait qu’on y voit des gens applaudir dans la salle d’audience. « C’est une fiction » se défend la présidente. « Une fiction basée sur des documents réels » répond l’avocat. « Il faut des voix d’apaisement » tente maladroitement la présidente d’un sourire coincé. Les films de procès ont eu leurs grands auteurs : Sidney Lumet, Otto Preminger, Billy Wilder, François Luciani et très récemment Justine Triet ou Cédric Kahn donc (réalisateur du Procès Goldman). En évoquant le cinéma, l’avocat ramène le procès vers la vie. Par cette sorte de montage cut en direct, il nous sort du scénario aux allures grossières de l’accusation et rapproche de la vérité (« plus éloignée de nous que la fiction », écrivait Mark Twain).

Il rappelle que lors de la garde à vue de Florian D, les agents de la DGSI lui posaient des questions comme « Vous définissez-vous comme libertaire ? » « Utilisez-vous le mot camarade ? », il rappelle aussi l’article paru le 1er septembre 2019 dans Mediapart « Ces revenants du Rojava qui inquiètent les services de renseignement » en s’étonnant que « les services de renseignements parlent plus facilement à Mediapart qu’à la justice ». Il explique également que les transcriptions des écoutes sont extrêmement sélectives et ne représentent que 0,72 % de la totalité des écoutes. La fiction bâtie non pas comme un grand récit, mais par compilation d’extraits choisis : la séquence du spectateur judiciaire.

Entracte

19h45, voilà le moment attendu de la prestation de l’expert. Tiré à quatre épingles, gestes apprêtés, excentrisme minimaliste par le détail d’une houppette émergeant d’une coupe de cheveux en brosse, l’homme, fort de vingt ans d’expérience, attaché à la préfecture de police, est coutumier de l’exercice, ponctuant fréquemment nombre de ses démonstrations imagées d’un « si vous me permettez l’expression ». Il prête serment et après quelques problèmes techniques (la création d’un poste d’ingénieur du son et de l’image serait bienvenue en ce lieu) commence son exposé avec diapositives à l’appui (en langage moderne le peu compréhensible Powerpoint). Si l’on sourit à la vue d’éléments suspects trouvés dans le camion où vivait Florian D : une gazinière, des spatules, un entonnoir, des seringues, des bocaux et des poêles, on écoute tout de même avec attention l’énumération des différents produits chimiques permettant d’obtenir des explosions dites « primaires » ou « secondaires ». Tout cela est très détaillé dans une affichée objectivité ourlée. Mais les réponses scientifiques laissent peu à peu place aux interprétations personnelles lors des questions du procureur. Séquence de dialogue sur fond de complicité mal masquée. Si l’on s’amuse de phrases comme « C’est une grande famille la pyrotechnie », on trémule avec d’autres comme « Certains attentats à Bagdad à la grande époque ».

Vient le moment d’entrée en lice de la défense. Et c’est un moment fascinant, on peut dire aussi d’une grande beauté où huit avocates et avocats de la défense vont interroger l’expert (qui boira - toujours de profil par rapport à la salle - beaucoup d’eau pendant cette période - un litre et demi). Il y a une grande beauté dans le déplacement des corps, dans les mouvements comme une sorte de danse autour de l’expert sous le feu doux mais persistant des questions alternant gravité et ponctuations humoristiques. On apprend que l’expertise par ce seul témoin cité a été demandée par le parquet, que l’expert a travaillé principalement sur les transcriptions - « la première fois » de l’aveu de l’expert - sélectionnées par la DGSI avec des passages surlignés en jaune plutôt que sur les scellés, avec impératif de faire vite.

« Un chameau, c’est un cheval dessiné par une commission d’experts. » avait dit Francis Blanche

« Vous qui avez un avis sur tout, poursuit un des avocats, comment passez-vous sous les radars - comme vous dites - en achetant des produits en pharmacie avec une carte bleue ? »
« Pourquoi avoir précisé que la fusée parachute était une arme par destination utilisée contre les forces de l’ordre dans les manifestations ? » lui demande une autre ; étonnée de cet exemple. « D’où vous vient votre expertise des pratiques paysannes ? » « Vous avez réalisé une expertise sur des bâtonnets d’encens ? » ou cette petite séquence sur les ustensile mentionnés précédemment : « À quoi sert une casserole ? » demande l’avocat, « À cuisiner », « Pourquoi ne le mettez-vous pas dans votre rapport ? ». Réponse muette.

La présidente, qui semble s’amuser discrètement de ce spectacle, demande maintes fois à l’expert de se tourner vers elle et de parler dans le micro. La houppette s’agite et il se tourne d’un côté ou de l’autre face aux avocates et avocats. L’expert se réfugie dans le fait que la recette d’explosifs utilisée vient du Caucase tchétchène, et a été importée au Moyen-Orient par Daech, pour être utilisée par ses ennemis kurdes.

—  Mais d’où tenez-vous ces informations demande un avocat ? 
—  Des services de renseignement ? 
—  Vous êtes affilié aux services de renseignement ? 
—  Non, mais je les connais. 
—  Vous pouvez apporter la preuve de ce que vous affirmez ? 
—  Non, je suis accrédité secret défense, je ne peux pas en parler. 
—  Vous pensez que ça suffit ?
— J’ai prêté serment. 
—  Et je dois vous croire sur parole ? 
—  Ben... 
 

Le témoignage de l’expert ne s’estompe plus, il s’effondre dans ce retranchement. Et pour finir, une dernière question d’une avocate sur cet étrange choix de la Place Vendôme comme lieu de simulation des dégâts de possibles explosions graduées et détaillées sur la dernière diapositive.

— Parce que c’est un lieu qui représente bien Paris.
— Vous trouvez que c’est à la Place Vendôme que les gens pensent quand ils imaginent Paris ? J’ai plutôt l’impression que de tous les lieux parisiens, la Place Vendôme se trouve en numéro 18.
— C’est parce qu’il n’y a pas d’édifices religieux où ministériels.
— Ah bon, et le ministère de la justice ?

Il est 23h et la séance se termine. La présidente annonce un changement d’horaire le lendemain une heure plus tard, à 14h30. Le tribunal de Paris, dépeuplé, ressemble à ces modernes aéroports, centres commerciaux et autres gares qui à la fin du jour ne sont plus que la carcasse apathique des insensibles angles anonymes. Leurs forces de l’ordre, autant de lignes de fuites, nous pressent vers la sortie. Dans la nuit, quelques étoiles...

Jean Rochard

Mardi 10 octobre : « la QPC ou question posée à une cheminée »

10 octobre 2023, 13h15, j’arrive au tribunal. Sur le parvis un petit groupe que j’identifie comme possiblement mes futurs compagnons d’audience. Je me présente, sourires de bienvenue. On discute des jours précédents. La présidente est correcte mais les débats me sont décrits comme faussés et joués d’avance.

Aujourd’hui l’enfer, comme le dit l’un des soutiens, on va parler des explosifs et un expert devrait être entendu. Je sens une certaine peur.
Dans la salle d’audience, ma robe me donne le droit de me glisser sur la rangée des avocats. Ce sera mieux pour écrire, il y a une table.

Beaucoup de monde dans la salle, le public est jeune et les visages sont souvent lumineux. Les 7 prévenus ne sont pas abandonnés à leur sort et ça fait du bien. Un procès pénal est une telle épreuve, un cauchemar parfois.
Le tribunal arrive. Trois femmes. 
Le procureur a déjà pris place quelques minutes plus tôt.
Juste avant l’arrivée des juges, l’huissière est venue me trouver pour relever mon nom. Je lui dis que je ne fais pas partie de la défense et que je viens pour assister à l’audience et écrire une chronique qui rejoindra le site « Au poste » qui relate le déroulement du procès . Elle n’est pas au courant. Elle veut aller lire tous les compte-rendus. Je lui griffonne tout sur un papier.Peut-être une nouvelle lectrice ? 

Allez c’est parti pour les explosifs. Mais coup de théâtre, dès la première minute de l’audience, les avocats de la défense annoncent qu’ils déposent une question prioritaire de constitutionnalité (on dit QPC).
D’après le ministère public, le document lui est parvenu à 10h48 le matin même , manœuvre qu’il qualifie d’inélégante et désagréable. Mais finalement il déclare qu’il ne s’oppose pas à l’examen de la question car il sait déjà quoi répondre ! 
Le tribunal donne alors la parole à Lucie Simon, une des avocates parmi les défenseurs, qui ont tous signé la QPC.

La question est la suivante : au cours de l’enquête plusieurs membres de la DGSI sont identifiés par des numéros afin de protéger leur anonymat. Et c’est sous ce matricule qu’ils déposent leur déclarations et constatations.
La défense a souhaité faire citer ces enquêteurs à l’audience en qualité de témoin pour pouvoir les interroger. Elle a donc dépêché un huissier au siège de la DGSI muni du numéro qui leur a été assigné dans le cadre de la procédure pénale. Arrivée sur place l’huissier se fait éconduire : puisqu’il n’a pas les noms des éventuels témoins, ce qui est contraire aux dispositions légales, on ne peut pas leur remettre les citations.
Et la DGSI ne veut pas donner leurs noms.
Les enquêteurs ne viendront donc pas à l’audience et on ne saura jamais rien d’eux, ni de leur manière de travailler. Leur anonymat est protégé par l’article 706-24 du code de procédure pénale.
La défense qui estime que si l’anonymat de certains fonctionnaires peut être garanti durant la procédure, il n’est pas possible que ce principe de protection vienne à ce point rompre le juste équilibre avec ceux, tout aussi fondamentaux, des droits de la défense et de l’égalité des armes.

Dans la salle une citation donne déjà raison aux questionneurs : 

Lancé dans son discours contre la QPC, le procureur raconte que la défense tente toutes les issues : la porte, la fenêtre et maintenant la cheminée ! 

Ce qu’il veut dire par-là, c’est qu’au début du procès, la défense a demandé un renvoi parce qu’elle ne parvenait pas à faire citer les témoins qu’elle souhaitait (la porte), puis se voyant opposer un refus de ce renvoi, elle a demandé un supplément d’information, refusé aussi (la fenêtre). Elle imagine maintenant une QPC (la cheminée) !
Ah ah, ils sont incorrigibles ces avocats, ils essaient tout ! 

Il explique ensuite que l’anonymat des fonctionnaires en matière de terrorisme ne résulte pas d’un caprice et que les enjeux de confidentialité ne sont pas théoriques. À ses yeux, la QPC manque de sérieux et ne doit pas être transmise à la chambre criminelle de la Cour de cassation.
On n’est guère surpris.
Le procureur joue son rôle et après tout on est un peu loin de Noël pour laisser quelqu’un entrer par la cheminée !
Les débats sur la QPC durent près de 50 minutes et à 14h20 l’audien ce est suspendue. Le tribunal se retire pour délibérer. 
À son retour, il nous dira si la question est recevable et jugée suffisamment sérieuse pour être transmise à la cour de cassation. L’attente commence. Elle va durer 3 heures pleines. Le suspense est à son comble. Après 2h40 on se dit que 2h40 pour refuser la transmission, c’est beaucoup ! mais on n’ose pas croire à cette hypothèse. La salle est presque vide.

Certains sont allés prendre l’air, d’autres un café ou rêvassent sur les bancs. Les avocats que j’interroge sur l’issue possible de leur QPC pensent qu’elle ne sera pas reçue. Ils le disent chacun à leur manière et pour différentes raisons. 
On peut être surpris d’un tel pessimisme mais c’est notre façon de nous prémunir contre une joie prématurée. C’est s’appliquer en permanence le proverbe de la peau de l’ours. C’est comme une superstition professionnelle:se dire que c’est perdu pour mieux se réjouir quand on aura gagné ! 
C’est le métier qui veut ça : se préparer en même temps au pire et au meilleur.
Tenter des coups.
Attendre des heures sans se démobiliser.
Rester calme quand on voudrait crier.
Avoir des gestes mesurés quand on voudrait tout casser.
Sourire quand on voudrait pleurer. Espérer encore quand on voudrait abandonner.
Se dire que ce qu’on fait a du sens, même si ça en est privé.
Ecouter, consoler, résister, imaginer, raisonner, écrire, enquêter, questionner.
Travailler son dossier le jour et la nuit,
le matin, le midi et aussi le samedi.
Et plaider plaider plaider.
Se dire qu’on a raison et se dire qu’on a tort.
Se dire qu’on a tout fait puis se croire le dernier.
Quel horrible et merveilleux métier…

17h25 reprise de l’audience après 3 heures de suspension.
La présidente commence une longue lecture au terme de laquelle on se reprend à espérer. Elle évoque l’article 706–24 du code de procédure pénale et relève, pour vérifier la question de la recevabilité de la QPC, que la question est nouvelle et qu’elle n’a donc pas déjà été posée. Un bon point.
Que l’article 706–24 du CPP n’a pas déjà été soumis au contrôle du conseil constitutionnel. Deux bons points ! La question prioritaire de constitutionnalité est donc recevable.
Voilà la première étape franchie.

Puis au terme d’un raisonnement dont la pertinence m’a totalement échappé, elle dit la QPC non sérieuse. Il n’y a pas lieu de la transmettre à la chambre criminelle de la Cour de cassation. 
On ne passera pas par la cheminée, il ne faut plus croire au père Noël !
La présidente explique encore qu’un recours est possible contre la décision de rejet du tribunal, mais que celui-ci ne pourra s’exercer qu’en même temps qu’un recours contre la décision au fond.
Et je me dis que c’est un peu comme si on jouait à qui perd gagne ! Mais ce n’est pas un jeu.
Il est bientôt 18h et je dois m’en aller. Rejoindre mes dossiers, travailler pour de vrai et me demander quel titre je donnerai à ma chronique. Dans le métro de la ligne 14 je souris, ca pourrait s’appeler « la QPC ou question posée à une cheminée ».

Rachel Saada

Vendredi 6 octobre : La réalité ne rattrape pas un mauvais scénario

L’audience est annoncée à 13h30. Le temps de passer les zones de contrôle et de fouilles, il faut arriver en avance au TGI de Paris – ou au moins à l’heure. Manque de chance, mon TGV m’a mise en retard. Je passe les premiers contrôles avec sac à dos, à main, et valise, je suis retoquée : j’ai une paire de ciseaux. Bon, tant pis pour les ciseaux, je les abandonne. Mais j’ai aussi ma gourde en métal avec laquelle je pourrais (conditionnel) assommer le procureur (ceci n’est pas l’expression d’une intention réelle de ma part). Je n’ai pas eu le temps de déposer mes affaires, je raconte à l’agent qui n’est pas payé pour avoir de la peine pour moi. Il me donne malgré tout un conseil : aller la déposer à la boulangerie qui se trouve à la sortie. La boulangerie ? Oui. Ils ont l’habitude. D’accord, je le fais. C’est rassurant : à côté du bunker aveuglant de la Justice une boulangerie industrielle met à disposition un vieux carton où tu peux déposer des trucs que tu pourras sans doute récupérer en sortant – gratuit le service. Il faut avoir foi en ce qui reste d’humanité près d’un Tribunal.

Une fois entrée, il faut trouver la salle d’audience. La personne relais du comité de soutien est déjà dans la salle. A l’accueil, je ne sais pas quoi demander précisément. J’essaie : « la salle d’audience des inculpés du 8 décembre » ? La dame a un léger froncement de sourcil, et puis « ah, l’ultra gauche ? » Voilà, tout simplement : c’est au procès de l’ultra gauche que je me rends. C’est un peu tous les jours le procès de « l’ultra gauche », mais là ça se concentre salle 213 du TGI de Paris. Et les prévenus, soupçonnées de participation à une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, sont passibles de peines très lourdes.

Je finis par m’installer – la présidente est en discussion avec la défense au sujet de vidéos : des considérations de planning pour les jours à venir. Je n’ai pas loupé grand chose. La salle est un peu remplie, essentiellement et visiblement par des soutiens des prévenu.e.s.

La présidente – qui n’est pas avare de petites sorties, conclut sur cette question : « il faudrait éviter que l’audience ne se transforme en projection cinématographique ». Rire nerveux de la salle : c’est le dernier jour de cette première semaine d’audiences, hier ça s’est fini tard. On sent la fatigue, le stress, la tristesse, la colère.

Au programme de ce jour 4 : « les explosifs ».
C’est un des quatre faits reprochés à deux des prévenus. Un des éléments principaux sur lequel repose tout le récit d’un projet terroriste du non-groupe des 7 inculpé.e.s qui – je le rappelle – ne se connaissent pas tous, et au sujet desquels tout le dossier d’instruction n’a pas pu réussi à prouver qu’ils préparaient une quelconque action violente. Tout ceci semble absurde et pourtant : ce sont des peines réelles et très lourdes qu’ils encourent.

Simon est à la barre. Il va y rester pendant 5 heures.

Simon a été arrêté le 8 décembre 2020 comme les 6 autres prévenu.e.s – dans les conditions qu’il a rappelées hier à savoir : braqué par un fusil d’assaut et traîné par les cheveux.

Il a fait 7 mois de prison préventive.

Hier, Simon a déjà subi une enquête de personnalité. Il est fatigué, parfois un peu confus, parfois loin du micro : on ne l’entend pas toujours. C’est avec un mélange de pudeur, de lassitude et d’indignation qu’il répond aux questions de tous ordres qui lui sont adressées, concernant son métier, ses relations amoureuses, ses relations amicales, ses aspirations politiques, sa recette de la poudre noire, ses discussions alcoolisées avec son ami dans un camion au cours de quelques jours de retrouvailles festives.

Tous ces morceaux de sa vie privée – la vie privée ça existe encore ? - captés par des micros cachés par la DGSI ou relevés dans ses correspondances téléphoniques ou numériques sont exhibés ici et mis à bout dans un ordre non pas aléatoire mais justement pensé pour construire les épisodes d’un récit à charge. Alors, est-ce que ça marche ? Est-ce que le scénario fonctionne ?

Le terme de scénario est utilisé à plusieurs reprises par Simon lors de son interrogatoire. Il parle d’un « mauvais scénario ». Et c’est vrai que cette affaire a quelque chose d’une série mal écrite et mal interprétée qui met particulièrement mal à l’aise, comme si les acteurs s’embrouillaient, ne connaissaient pas leur texte, bref, ne savaient pas jouer le rôle écrit pour eux par la DGSI dans la fiction « coup de filet antiterroriste ».

Une série de questions par la présidente tendent à installer l’idée que Simon, l’artificier gauchiste qui a des compétences en pyrotechnie, a retrouvé Libreflot – son ami militant parti au Rojava combattre Daech – pour tester avec lui pendant quatre jours de nouveaux explosifs forcément destinés à détruire la police ou l’Etat, ou, plus simplement, comme le résume plus tard une avocate, à « renverser le système capitaliste ». Certaines conversations, échanges, plans, déplacements, matériaux vont dans ce sens. Pour le Procureur, c’est le seul et unique objectif des retrouvailles de ces deux amis.

Pourtant, quand on entend, simple auditrice dans la salle, les extraits cités, qu’on comprend qu’ils sont totalement décontextualisés, et sans lien évident les uns avec les autres, on n’arrive pas à se dire autre chose que : deux types se rejoignent pour s’amuser à fabriquer des pétards, en s’inspirant de recettes comme celle de la poudre noire trouvée sur WIKIHOW. En plus, ils sont pas très doués, leurs tentatives échouent. Autour de cet événement, ils boivent des bières, se racontent leur vie, disent le mal qu’ils pensent de la police, et pas mal de conneries, et mille autre choses, ne se sachant pas sous surveillance. S’ils avaient su, peut-être qu’ils auraient dit des choses plus intelligentes, parce que parfois, comme le relève la présidente « ça part en n’importe quoi ».

Ah. Peut-être que si, pardon, rebondissement ou petite subtilité du scénario : en fait, ils pourraient se savoir sous surveillance. On le voit bien : à certains moments leurs propos sont inaudibles, ils chuchotent, et quand ils s’écrivent, ils passent par signal. C’est bien qu’il se savent sous surveillance. Donc, se sachant sous surveillance, connaissant – comme tout militant de gauche – les risques qu’ils pourraient encourir (et c’est là que la mauvaise réalité rattrape le mauvais scénario) ils s’amusent à fabriquer des pétards pour amuser la DGSI et apporter de l’eau au moulin du Procureur aujourd’hui. Logique.

Heureusement la présidente rassure l’audience : « il n’est pas interdit d’utiliser Signal », ce n’est pas quelque chose qui peut à soi seul entraîner une condamnation. Ouf. On a encore un tas de droits et des libertés dans ce pays.

Le procureur – seul acteur parfaitement dans son rôle, quoiqu’un peu caricatural par endroits – revient sur plusieurs éléments. En particulier, une bribe de conversation où Simon et Libreflo surenchérissent sur leur capacité à tuer un policier s’il est au sol dans une manifestation. C’est vrai, on les entend dire ça. Simon ne conteste pas. Ce qu’il doit maintenant prouver, apparemment, c’est que dans la vie, il y a dire et faire. C’est pas la même chose. Tout langage n’est pas performatif. « Et quand tu mets deux gauchistes avec de l’alcool dans un camion, c’est souvent ça qui sort », conclut-il. Rires de la salle. C’est drôle. Mais c’est justement là la zone dangereuse de l’antiterrorisme : l’intention – zone dans laquelle il peut s’inventer des mauvais scenarii qui justifient son existence et continuent à diaboliser le militant de gauche par tous les moyens possibles, à partir des plus maigres éléments trouvés. Rien n’est interdit dans cette construction, aucune indécence, on peut se risquer à toute comparaison nauséabonde comme le fait le procureur quand il demande à l’inculpé s’il connaît Breivik, le terroriste d’extrême droite qui a fait 77 morts en Norvège.

Quand finalement c’est au tour de la défense de poser quelques questions, on entend les incohérences flagrantes dans les synthèses faites, les interprétations totalement biaisées, la partialité grossière dans le choix des pièces. Par exemple, pourquoi certains éléments sont-ils sciemment ignorés quand ils ne sont pas à charge ? Pourquoi la DGSI, involontairement, a-t-elle effacé une vidéo, et n’a-t-elle pas non plus produit les retranscriptions de cette vidéo qui normalement sont toujours faits en parallèle ? Alors que tout ceci n’arrive jamais ?
Peut-être parce que cette vidéo était à décharge. Suggère l’inculpé.
Peut-être.
Alors, qui surveille la police ?
C’est la fin de cette éprouvante journée du procès de l’ultra gauche. Le comité de soutien des inculpé.e.s du 8 décembre sort progressivement de la salle, pas assez nombreux, jamais assez nombreux, mais fidèles à leurs amis, et sans doute à une certaine idée de la justice et de nos droits. C’est une des rares forces qu’il nous reste : ne pas laisser seul.e.s ceux qu’une autre justice pourrait broyer.

Métie Navajo

Jeudi 5 octobre : Madame la Présidente dans une camionnette

Jeudi 5 octobre, au fond de la salle 213 de cette cité judiciaire qui s’efforce, comme désormais tous les bâtiments officiels neufs, de ressembler à un hall d’aéroport, on avait l’impression d’assister de loin, par moments, à un entretien entre un de ces individus que les institutions jugent mal insérés et une assistante sociale (ou une conseillère Pôle Emploi). « Pouvez-vous m’expliquer votre parcours professionnel ? » est une question qui revient ce jour-là à chaque interrogatoire de personnalité des différents prévenus pour « association de malfaiteur terroriste ». On est frappé par le ton de la présidente, par l’insistance de son désir de comprendre sans piéger, par le choix qu’elle laisserait à l’interrogé de dire ou de ne pas dire… Cette espèce de connivence qu’elle s’efforce d’installer, à grand renfort de remarques incidentes amusées et de petits rires parfois partagés avec l’accusé et même la salle, on s’y laisserait prendre volontiers : il suffirait d’oublier que les interrogés ne sont pas là de leur propre volonté, il suffirait d’oublier la présence de policiers postés là pour limiter au strict minimum vital (respirer) la manifestation de la présence d’un public ami, il suffirait d’oublier que tout cela fait partie d’un dispositif politique, policier et judiciaire dont l’objectif premier, ce jour-là et encore pendant une douzaine de jours, sera de justifier par des condamnations son existence institutionnelle et les salaires de ceux qui le font vivre.

La séance commence par ce qui menace de devenir un rituel journalier : la présidente explique très longuement qu’elle tient à ce que la justice soit rendue publiquement mais qu’elle n’hésitera pas à faire expulser toute personne perturbant le bon déroulement des débats parce qu’il s’agirait de conserver à la justice ce caractère solennel auquel les accusés eux-mêmes ont droit (personne ne peut lui dire qu’ils n’ont rien demandé de ce genre), il faudrait bien se tenir par respect pour les magistrats mais aussi par respect pour les accusés et pour le public lui-même : si on la suit bien, le public, en réagissant à ce qu’il entend, manquerait de respect envers lui-même. Bref.

L’interrogatoire de Libre Flot, le personnage sur lequel repose toute l’accusation en raison de son séjour au Rojava commence par son casier judiciaire : une infraction que nous nous garderons de justifier bien qu’elle soit commise par des milliers de Français chaque année, la conduite sous stupéfiant, et une affaire d’outrage. LF aurait craché dans la boue aux pieds de policiers patrouillant auprès de ce qui restait de la Jungle de Calais : un lieu où LF donnait des cours de français aux migrants. On comprend sans mal que cette situation, à la fois environnementalement boueuse et moralement douteuse, l’ait fait tousser, on comprend moins bien que des flics qui ont assez de force d’âme pour taillader sans broncher les tentes sous lesquelles les migrants tentent de s’abriter, puissent avoir l’âme assez délicate pour se sentir outragés d’un crachat dans la boue.

Résumant son arrivée sur la ZAD de Sivens, LF a une formule qui résume tout un pan de vie : « je suis passé des punks aux hippies ». Ce passage s’opère au moyen d’un engin dont le rôle est essentiel dans la vie des personnes ici jugées : la camionnette, le fourgon aménagé. Au cours de l’interrogatoire de ce prévenu et de ceux qui vont suivre, on aura souvent l’impression que le tribunal se promène à la découverte d’un mode de vie : celui des travellers, ces personnes au domicile mobile, toujours prêtes à partir au gré de leurs besoins de changer d’air et de leurs nécessités de trouver du travail. Tous les inculpés partagent ou ont partagé ce choix de vie sur lequel l’accusation a bien du mal à greffer le spectre de la construction d’une organisation terroriste. Faute de quoi, on va souvent s’égarer dans des curiosités amusées qui ont du mal à dissimuler le mépris de classe : « À aucun moment vous ne vous êtes dit que vous pourriez développer un talent particulier ? » « Est-ce que vous avez pensé à consulter un thérapeute ? » à LF, ou plus tard, à William, un autre accusé : « au cours de cette année-là (celle de de l’errance après Sivens), qu’est-ce qui vous caractérisait, qu’est-ce qui vous motivait ? » demande la présidente, visiblement plus préoccupée par le fait que l’accusé n’utilise pas son master de géographie que par le fait qu’il ait pu être traumatisé par la mort de Rémi Fraisse.

Au chapitre de l’observation ethnographique par la bourgeoisie d’État d’une fraction de population visiblement considérée comme marginale, il y a aussi, de manière répétitive, une insistance, avec chaque accusé, sur la consommation d’alcool. Une façon de tourner autour des dialogues enregistrés où certains auraient tenu des propos menaçants pour l’ordre constitué et ceux qui le servent. Et in fine, cette pointe échappée à la présidente, avec une petite moue qui semble la caractériser sinon la motiver  : « bon, mais quand même quand on décide de s’alcooliser, c’est un choix délibéré, personne ne vous y force ». Comme pour réintroduire la notion de responsabilité dans des propos censés manifester une dangerosité.

Mais, après William, voici Simon, l’artificier de Disneyland. Il fait une déclaration très forte qui nous ramène à la réalité vécue de l’affaire, assez loin des considérations sur les parcours professionnels et les modes de vie : il ne se reconnaît pas du tout dans le portrait que le dossier d’accusation dresse de lui, il rappelle qu’il a été, au moment de son arrestation, braqué par un fusil d’assaut et traîné par les cheveux. Note de P. : « Simon est questionné sur un accident de scooter qu’il a eu à 15 ans, et dont il a encore des séquelles aujourd’hui (arthrose, douleur, etc.) Il s’explique rapidement, assez pudiquement. Il a été percuté par une voiture qui a grillé une priorité. Son avocate prend la parole pour lui demander d’en dire plus. Il est gêné mais s’explique : Il a été renversé par une voiture conduite par un policier ivre qui rentrait de service. Plus tard, au centre de rééducation, des collègues de ce policier ont fait pression sur lui pour qu’il retire sa plainte, sans succès je crois. Le lien est fait, un peu, avec son tatouage ACAB à la main. »

« L’avocate le questionne ’Pourquoi ne pas avoir voulu mentionner le fait qu’un policier soit impliqué dans votre accident de scooter ?’ Simon répond : ’Le moindre doute que l’on peut avoir sur l’institution policière peut ici être retenu à charge, j’ai donc eu peur d’en parler’. »

Le seul moment où le taiseux Simon surmonte sa réticence à parler et sa propre pudeur, c’est celui, où il raconte haut et fort, enfin suffisamment près du micro, son métier. Il a un portfolio d’essais spéciaux et serait presque prolixe quand il explique la différence entre les feux d’artifice répétitifs et formatés qu’on exige de lui à Disneyland et les effets spéciaux au cinéma, qui stimulent sa créativité. De quoi mettre en perspective les essais de pétard en période de confinement qui sont un des piliers de l’accusation.

C’est sans doute avec l’interrogatoire de Loïc qu’on va ressentir le plus la distance de classe. Loïc dont la maison, héritée de sa mère a pourtant occupé un moment, pour une partie des accusés, la place du lieu du rêve, cet endroit où l’on fera pousser des légumes et où on vivra collectivement. Pourtant, dans son existence difficile entre camion, squat et vie dans la rue, cette maison, au final, dit-il « c’était le lien qui était attaché à mon pied ». Comment des fonctionnaires dont le seul souci est de bien fonctionner pourraient-ils comprendre quelque chose autrement qu’avec des catégories méprisantes, à la souffrance sociale et psychologique exprimée à travers le parcours de Loïc ? Pourtant, ils auraient un matériel à disposition : car ce qui frappe le vieil habitué des prétoires que je suis, c’est une tendance nouvelle dans ce milieu militant, celle de mettre en avant ses émotions. Que soit à travers la voix de LF qui se brise en sanglots ou l’indignation encore perceptible chez Simon, on sent dans cette génération une vibration émotionnelle que ne fige aucune crispation idéologique. Cette sensibilité envers les êtres, « les règnes animal, végétal et minéral », est frappante dans tout ce qui est raconté, elle est le principal credo politique à l’origine des choix de vie. Encore une embûche que l’accusation aura bien du mal à surmonter quand il faudra démontrer que ces personnes auraient voulu imposer un changement d’ordre social en répandant la terreur.

Serge Quadruppani [9]

Mercredi 4 octobre : jour 2

On m’avait dit d’arriver une heure avant pour être sûr d’être là, mais la proche des prévenus qui doit m’accueillir m’explique par textos que j’ai tout mon temps. Je me mets avec un bouquin en terrasse de Chez Jérôme, où les flics, les prévenus, les avocats et avocates se croisent dans un décor d’aéroport. Comme ce tribunal, où tout le monde est de passage pour ne rien être. Portiques, fouilles partout, tout le temps.

On me résume la séance de la veille. La présidente semble professorale, hautaine. Les avocats et avocates nombreux et impressionnants. Le parquet oppressant, comme il se doit. « En vrai, c’était très chiant à la fin et on s’est endormi.  » Ma voisine me montre le dessin de la greffière en voie d’endormissement. Ça sonne, on se lève et on attend d’avoir le droit de s’asseoir.

La présidente informe les prévenus que l’objectif de la journée est de « savoir un peu qui vous êtes  », en insistant sur le un peu. En réalité, elle fait le planning du procès jusqu’au 27, date prévue pour le délibéré, puis lance la discussion sur la demande de supplément d’information de la défense. Une des avocates – que je suis incapable de reconnaître – se lance dans une demande de témoignages des deux enquêteurs sur lesquels repose l’essentiel de l’accusation. Les « manœuvres dilatoires  » évoquées par le parquet la veille sont contestées. « Ce n’est pas une lubie de la défense. Nous avons le droit d’avoir ces témoins et les policiers sont des citoyens comme les autres. Il est dommage d’avoir à le rappeler.  » Les deux policiers, auteurs prolifiques de 150 procès-verbaux, témoins directs des faits, ne devraient pas témoigner durant le procès. Des pièces du dossier manquent, la police a fait le tri des écoutes sans le contrôle d’un magistrat, etc. L’avocate évoque la possibilité d’utiliser l’article 439 du code de procédure pénale, dessinant l’image sympathique de policiers emmenés de force, par d’autres flics, témoigner au tribunal.

Les vides du dossier commencent déjà à crier, et engagent le procureur à rentrer dans des considérations politiques assez bancales et des procès d’intention contre la défense. « L’article 6 de la CEDH que vous citez est un véritable point Godwin de la plaidoirie », « le policier est un citoyen, certes, mais pas un citoyen lambda », « on cherche à transformer un procès en terrorisme en procès d’une institution », « tout a été fait dans les règles, selon la loi, par des policiers  ». Me Raphaël Kempf tente d’éviter la discussion anémiante du parquet, en revenant au concret : « On commence sur de très mauvaises bases. Je crains que ce procès ne se passe mal, alors que la défense veut qu’il se passe bien. La comparaison entre l’article 6 et le point Godwin est insupportable. M. le procureur, allez-vous nous donner la liste des mots et articles interdits ?  »

La présidente l’interrompt : c’est une question rhétorique ou il doit répondre ? Kempf fait le rappel du rôle de la défense, qui consiste à interroger le travail de la DGSI. Une autre avocate poursuit : pourquoi le droit, dont l’article 6 fait partie, ne s’appliquerait pas à nous ? Comment prouver notre innocence face à des tautologies ? La présidente interrompt la séance pour délibérer sur la demande et tout le monde sort. Débat théâtral, qui a surtout servi à installer la question de la police au cœur de ce procès.
Trente minutes. Je parle du Rojava, de la mer, de dessin, de répression policière et judiciaire, d’amitié. Je me fais fouiller, on vérifie trois fois que mon portable éteint est éteint et on y retourne.
« Les choses se déroulent sans problème dans le public, c’est bien  ». Professorale. On va interroger les prévenus, dans l’ordre alphabétique « qui est bien commode  », nous apprend la présidente.

Le premier prévenu arrive à la barre. Sa trentaine à cet instant n’est pas souriante mais résolue. Large d’épaules, le dos imposant et droit, cheveux courts et bruns, on voit sa longue barbe dépasser, permettant de deviner parfois l’émotion qui saisit son visage tourné vers la barre. Une chemise type bûcheron. Planté dans le sol, fermement, les deux mains jointes devant lui pendant tout le temps de l’interrogatoire. Résolu, malgré l’émotion que sa voix trahit souvent, dans un contraste bouleversant.
« On va commencer par vos choix d’études et votre entrée dans l’âge adulte, sans s’intéresser à la petite enfance.  » À chaque fois, la présidente insiste sur ce désintérêt pour l’enfance – mais on a vu pleurer un enfant et sa mère une heure avant, en rentrant dans le tribunal. La petite enfance a ses juges.
Une vie qu’on vous fait déballer scrupuleusement, avec les intérêts oppressants de la justice pour ses sujets. On cherche des réseaux introuvables : cette maison en collocation, comment en avez-vous appris l’existence ? En réponse, il n’y a rien d’autre que la vie singulière de quelqu’un : « on se baladait sur une rivière et elle nous a plu, alors on a appelé le propriétaire ». On mélange des fils de discussions qui insinuent sans dire : votre passage à Sivens vous a marqué ? êtes-vous angoissé par le Covid ? vous êtes sensible à la question animale ? le survivalisme, cela vous parle ? « J’ai toujours eu une anxiété par rapport à l’avancée... des choses. C’est pour cela qu’aujourd’hui je veux vivre tranquille. J’ai un potager, des poules... » Le fossé ne cesse de se creuser : d’un côté tout ce fourbi d’abstractions des réseaux et des causes ; de l’autre les rivières, les forêts, les poules, les amis.
Vient, pour la première fois, la violence. L’ assesseure insiste :« L’arrivée des forces de l’ordre à Sivens semble avoir été très marquante pour vous. »
je n’aime pas le violence.
La violence de quel côté ? Y a-t-il un problème envers les forces de l’ordre à Sivens, pour vous en particulier ?
Ma voisine, qui dessine en se marrant les flics postés le long des murs, tatouages et armures virils bien devant, me fait signe de les regarder. Beaucoup de moues ravies et de têtes qui approuvent l’assesseure. La défense de la police républicaine est appréciée dans les rangs de la républicaine police. Sa collègue enchaîne, avec une grossièreté qui crée un moment d’arrêt parmi nous : « Ce qui est évoqué, juste avant, c’est Rémi Fraisse. Parlons-en  ». On ne sait pas trop de quoi il faudrait parler. Le prévenu, à la barre, trouve pourtant ces paroles. « J’ai eu un sentiment d’impuissance face au militantisme  »

Après le passage obligé sur les expertises psys refusées, la procureure enchaîne avec une succession de questions assez banalement stupides sur les armes à feu et cocktails molotov. Mais elle insiste sur un autre point : les craintes éventuelles du prévenu envers « une future rupture de normalité »  ? Euphémisme surprenant pour désigner la destruction du monde. L’avocat permet une autre parole, racontant d’autres histoires : la violence du travail, le goût de l’échange, de l’entraide, des rigolades, des inquiétudes pour l’avenir, la consommation régulière de séries et de jeux vidéos. Comme pour les deux autres prévenu·es de la journée, le triste jeu du tribunal est étouffant : prouver sa propre normalité, celle de ses valeurs, se débattre en tant que sujet, que personne – la présidente insiste systématiquement sur l’importance des enquêtes de personnalité – alors que tout ce qu’on est échappe aux échanges.

Soudain, le prévenu ne répond plus. On lui a demandé de se remémorer la garde à vue. Il n’a pas de souvenirs. Il ne parvient plus à répondre. Une autre prévenue doit quitter la salle sous le coup de l’émotion. On mesure dans cette émotion l’inimaginable souffrance de ces trois années.
Puis on le questionne sur ces liens avec les autres prévenus. Un autre était son meilleur ami. « On nous appelait Timon et Pumba.  » Mais sinon, très peu de lien ou pas du tout avec les autres accusés. Le groupe n’en est pas un. On le sait mieux encore maintenant.

Le deuxième prévenu s’avance, d’un pas décidé. Il pose ses deux mains sur la barre et se tient droit face à la présidente. Il demande à faire une déclaration préalable. « Je suis en colère d’être face à vous, à la fois triste et en colère. J’ai vécu trois ans de répression. Dix mois à Fresnes. Je n’ai jamais été violent et me retrouver accusé de terrorisme, c’est pour moi insupportable, terrible.  » Des applaudissements fusent dans la salle, qui se fait engueuler par la présidente.
À nouveau le parcours professionnel et les études. À nouveau le jeu entre les parcours, les projets, les expérimentations d’un côté, de l’autre les animaux (« j’ai toujours été passionné d’araignées, d’insectes, de serpents  »), la forêt (« je voulais aller en Guyane pour la forêt équatoriale, aussi  »), l’entraide (« j’ai un ami handicapé que j’aide depuis son accident, comme j’aimerais être aidé si ça m’arrivait  »).
Tout en acceptant le jeu de l’interrogatoire, il souligne sans cesse les failles du discours qu’on tient sur lui, auquel il ne cède jamais. Il s’est rendu en Colombie – l’enquête a un moment osé suggérer qu’il s’agissait de rejoindre un groupe révolutionnaire armé, suspicion levée comme le rappelle la présidente rapidement – avant d’aller en Irak pour rejoindre le Rojava. « Aviez-vous l’idée d’engagement dans une cause ? Tous les mots sont piégeux, quand je dis cause, mais qu’est-ce qui vous tenait à cœur alors ?  »
— Vous l’avez dit vous-mêmes, les mots sont piégeux. Mais je voulais aller au Rojava pour soutenir le peuple kurde. Tout simplement. Je n’ai pas pu y aller car c’était au moment du retrait des troupes américaines décidé par Trump et il était trop dangereux de rejoindre le Rojava.
La constance avec laquelle les prévenus évoquent des questions géopolitiques, philosophiques, littéraires, sociales, écologiques passionnantes, n’a d’égale que l’empressement des magistrats à les interroger sur la violence, la loi, le travail, les addictions, le travail, la loi, la violence. Avec une bienveillance et une empathie soulignées, bien sûr.
Le prévenu répond avec humour. « C’est sûr que dix mois d’incarcération, ça m’a complètement fait arrêter l’alcool. » Avec intelligence. « J’allais au Rojava pare que ça me parle : le confédéralisme démocratique, l’horizontalité, le respect des religions, des coutumes, des langues. Je voulais être acteur de ça.  »

L’assesseure qui évoquait Rémi Fraisse revient à la charge : « De quelle intolérance parlez-vous ? Est-ce que vous visez les forces de l’ordre ?  » Non, il parlait de valeurs humaines. « J’insiste : vous voulez lutter contre les forces de l’ordre ou l’armée ? » Vient alors un premier moment où il insiste sur le pouvoir de la parole, dans lequel il croit profondément. Son avocate le rappellera bientôt, c’est un bavard – et tout le monde le sent, même dans cet instant où la discussion n’est pourtant pas possible. « La discussion est quelque chose qui m’importe beaucoup. Parler de tout et de rien, de la vie, de tout ça.  »
Le procureur pose des questions de flic sur le choix de l’itinéraire pour aller en Irak. Les réponses font du bien et évoquent la nécessité de passer du temps avec des amis, de découvrir le monde.
La présidente le reprend sur le choix des termes : on ne dit pas accusé, mais prévenu. Même si on ne peut pas lui en vouloir parce qu’il n’est pas du métier, « c’est bien de se mettre à la page.  » La leçon finie, on passe à la troisième prévenue de la journée.

Elle s’approche de la barre, où elle paraît bien plus petite que ses deux prédécesseurs. Son avocate se tient à ses côtés. La cour fait preuve de beaucoup de prévenances avant de commencer l’interrogatoire, en rappelant qu’elle a dû sortir lors du premier entretien. Elle doit confirmer qu’elle peut répondre. Cette insistance sur une supposée fragilité est d’autant plus déplacée vue la force déployée pendant 90 minutes intenses, parfois étouffantes.
La prévenue commence par faire deux observations. « J’ai été très émue de voir B. ému au point de ne pas pouvoir répondre aux questions. C’est très impressionnant pour moi.  » Elle s’arrête de parler, émue. Puis elle reprend avec calme, et une langue impressionnante de précision, de finesse. « Il me semblait important de pouvoir dire dans quelle émotion, forte, j’abordais le procès. Les trois dernières années ont été stressantes et ont un impact sur ma capacité de concentration. Lors de mon placement en garde à vue, j’ai déclaré que je trouvais ce même placement absurde. Ça a été beaucoup repris pendant l’instruction, avec ironie et provocation. Cette absurdité, c’est pourtant la chose la plus sincère que j’ai ressentie. »
La présidente insiste sur le fait que la prévenue a refusé les enquêtes de personnalité et a envoyé une lettre d’explication au juge d’instruction. La cour insiste plusieurs fois sur le fait qu’elle découvre la prévenue pendant l’audience, du fait de ce refus, regretté à de nombreuses reprises par la présidente. « Je ne refuse pas le dialogue  ».

La présidente commence par évoquer ses études littéraires. Elle répond : « J’ai toujours aimé lire, aimé les mots. J’ai toujours aimé travailler avec les mots. » Certaines phrases recèlent une profondeur qui semble impressionner la salle, où la tension est palpable face à ce dialogue frontal. À de nombreuses reprises, la prévenue insiste sur le fait qu’elle ne souhaite pas participer aux malheurs du monde : « j’ai enchaîné les contrats courts parce que j’ai toujours voulu me consacrer pleinement à mon travail. Dans les métiers du soin, qui sont épuisants, les gens sont vite épuisés par leurs conditions de travail et ne peuvent pas se consacrer pleinement à leurs tâches.  »
La présidente revient une nouvelle fois sur sa présence dans un squat à Toulouse, où sont passés beaucoup d’autres prévenus. On sent venir la corde – assez grossière – de la centralité de ce lieu comme endroit où le « groupe  » des sept prévenus se serait rencontré. « J’y suis allé deux fois en tout. »
Plusieurs fois, l’impossibilité d’aller au bout d’une formation d’ambulancière à cause de l’arrestation est rappelée. Le procès a détruit ces vies qui se projetaient pourtant, réellement. Au revers de la présence au tribunal, il y a l’absence de tout ce qui n’a pu advenir.
« Combien d’amis
Vrais je n’ai jamais rencontrés,
Combien de profils de villes
Auraient pu m’arracher des larmes ; » (Anna Akhmatova, Élégies du nord)

Après trois questions insistantes sur les violences en manifestation, la présidente insiste sur le refus d’accepter le principe de l’enquête de personnalité, qui lui semble visiblement inconcevable. Elle va jusqu’à voir dans ce refus un moyen d’enquêter tout de même sur sa personnalité : « ça dit quelque chose de votre personnalité. Vous partez du principe qu’une enquête d’experts ne peut pas être objective. Vous pouvez parler de vous-mêmes mais pas comme un psycho-clinicien.  » La réponse, cinglante et si juste : « Il y aurait beaucoup de choses à dire là-dessus. »

La tension passe un cran lorsqu’intervient l’assesseure n°2, qui a décidé d’aller encore plus loin dans la paranoïa policière. Je restitue ce long échange d’après mes notes, en espérant qu’il fera sentir tout ce qu’il s’est passé dans ces instants :
Vous renvoyez à cette lettre envoyée au juge d’instruction. Vous avez cette chance d’être cultivée, d’écrire bien, d’avoir des références. Vous parlez d’une « présomption de culpabilité incessante et harassante », vous vous demandez « sous quelle norme d’époque vos propos seront analysés et jugés ». Avez-vous aujourd’hui la même crainte ?
Des mots ont été posés, loin d’être neutres. Il n’a pas été facile de parler. Je ne peux pas dire que ce ressenti fort va perdurer face à vous.
La question est de s’en prendre aux institutions françaises. La justice en est une. Vous critiquez la justice et ne lui faites pas confiance ?
Vous détournez mes mots. […] Oui, dans ma vie, je porte des questionnements. Je me demande toujours, en comparant avec les façons de faire dans d’autres parties du monde, d’autres façons de penser : comment peut-on faire mieux ?
Vous citez Véronique Blanchard et vous parlez de préjugés de classes, de sexisme, de racisme dans la justice. La juge que je suis est obligée de vous demander ce que vous en penser maintenant.
Je crois qu’on ne peut pas nier que la justice a fait des erreurs. Ces questions ne parlent pas que de moi mais de questions qui traversent toute la société.
C’est peut-être un peu prétentieux, mais le tribunal rend la justice au nom du peuple français...
Bruits dans la salle.
Je pense qu’il y a différentes questions qui se posent, comme dans toute autre institution.
Applaudissements dans la salle. La présidente demande aux policiers de virer la personne qui a applaudi.
Dans quel cadre vous posez-vous ces questions ?
Les policiers virent quelqu’un qui dit ne pas être la personne qui a applaudi.
Madame la juge, j’aimerais qu’il n’y ait pas d’exclusion pendant que je parle. Comment répondre quand on emmène mes proches ?
Plusieurs personnes quittent la salle en soutien. Elles applaudissent une fois dans le couloir et la présidente dit : « ah c’est marrant, tiens ! ». L’autre assesseure enchaîne :
Quand avez-vous fini votre master, et sur quel sujet portait-il ?
C’était un travail de littérature comparée sur trois auteurs, dont j’étudiais la représentation de la guerre. Notamment comment la représentation de la guerre avait pu impacter l’écriture de littérature.
Qu’avez-vous retiré de ce travail de recherche ? Je vous dis ça pour comprendre qui vous êtes, votre conception de la société...
Mon idée était qu’à travers les représentations de la mort, on approche des manières de vivre. C’est quoi, faire deuil ensemble ? Comment peut-on se reconstruire après des événements marquants, comme une guerre ?
On pourrait faire un lien avec vos engagements ultérieurs... Y a-t-il un fil conducteur entre ce travail et vos engagements ?
Je ne vois pas du tout. […] Je ne sais pas du tout comment relier mes études avec mes chefs d’inculpation, avec ça... Mes études se demandaient comment vivre ensemble, et les chefs d’inculpation, c’est l’extrême inverse.
Il y a tout de même la guerre. On peut se questionner sur cet intérêt pour la guerre...
On peut se questionner sur ces questions, et la salle le fait en se regardant avec une gêne qui atteint même certains représentants de la presse, pourtant imperturbables jusque-là.
J’ai étudié des récits de vie qui ne font pas des descriptions de la guerre, mais se demandent comment elle est ressentie.

La fin de l’interrogatoire ressemble aux précédentes. L’avocate de la prévenue profite d’un des PV fait par l’un des deux enquêteurs anonymes, pour rappeler son inanité : il mentionnait que la prévenue avait déménagé dans la même rue que Julien Coupat. « Je l’ai appris grâce à ce PV. »
La ténacité de la prévenue permet d’expliciter tout haut ce à quoi elle s’oppose, qui est si important : ne pas être un sujet, mais un être. Je pense au livre que je lisais tout à l’heure : «  C’est dans l’institution d’un sujet prétendument autodéterminé (dont le corrélat est l’arrachement à ce qui le lie et l’attache à la communauté, son appartenance) que peut naître un art libéral de gouverner. (Josep Rafanell i Orra, Petit Traité de Cosmoanarchisme).

Il est 19h passées, la présidente déclare qu’elle a présumé du temps nécessaire pour les discussions et donne rendez-vous au lendemain pour la suite. Devant moi, tout le monde semble étonné (« j’étais chaude pour aller jusqu’à 22h !  ») et interdit par ce sentiment étrange provoqué par ce théâtre si brutal, où la tristesse et la colère se cognent à l’admiration et l’émotion suscitées par la résistance des prévenu·es. Il va en falloir.

Pier Ten

Mardi 3 octobre : Martine au TGI

On m’a demandé de venir assister au procès des inculpés de « l’affaire du 8 décembre » puis d’écrire mon témoignage, je choisis le premier jour.

Me voilà donc de bon matin, pluvieux après cet automne radieusement effrayant en route via Air État… (RER et métro) pour le tribunal. Porte de Clichy. La première et dernière fois que j’y étais allée, c’était pour assister au procès des dirigeants de France Télécom. J’ai choisi quelques livres pour la route qui peut être longue en fonction des dysfonctionnements des transports en commun. Stratégies pour une révolution écologique et populaire de Peter Gelderloos et Vies politiques de Hannah Arendt.

Je commence par Gelderloos… « La vie est partout, peu importe où nous habitons et avec la vie vient la lutte. Créons des liens sur cette base pour un monde digne des êtres vivants, et non pour les institutions momifiées qui nous supplient de les sauver, de les rajeunir avec une nouvelle série de réformes anti-vie. »

Je sors du métro, dans le couloir les policiers sont déjà là... très armés... je souris, je respire, j’ai mal au ventre. Pourquoi protègent-ils les responsables du désastre en cours et s’en prennent à ceux qui luttent ? Ça commence mal, je pense n’importe quoi. Sur le parvis, encore des policiers. J’avance vers l’entrée de ce bâtiment qui ressemble de loin à une partie de Tétris perdue, de près à un centre commercial d’aéroport. Je passe les portiques facile… Ma gourde est en plastique et fort heureusement, j’ai pensé à laisser mon mini couteau Suisse chez moi. Il en faut peu de nos jours pour être accusé de vouloir terroriser la République. Des vigiles de chez Mondial Protection sont là pour m’accueillir, je souris. « C’est une société privée ? Ça va monsieur, vous êtes bien payé ?

  • Si j’étais bien payé j’aurai un sourire comme le votre… » Trop sympa, je passe. 
    Pas de fouille.

Aux toilettes, une dame se lave les dents, elle est pleine de foulards, très chic et des jeunes filles font des selfie, je fais une halte à la buvette Sodexo. Le milliardaire Pierre Bellon me fait à déjeuner, la salade aux betteraves est excellente, toujours aussi mal au ventre, j’ai peur. De quoi, je ne sais pas. S’ils avaient inventé un logiciel qui lit dans les pensées, m’arrêteraient-ils sur le champs ? « Les gouvernements sont des machines conçues pour permettre aux classes supérieures d’exercer une pression sur le reste de la société. Ils ne fonctionnent pas dans l’autre sens. Ils sont aussi irréversibles qu’un télescope. Ils limitent les horizons des possibilités au lieu des les élargir. »

Je suis arrivée en avance, je prends les escalators pour rejoindre la salle. Je suis accueillie par une proche des prévenus, elle m’explique la situation, me parle de ce qui leur est arrivé… Détention provisoire, isolement, trouver un travail pour pouvoir sortir, interdiction de quitter le département, obligation de pointer au commissariat… Elle me dit, tu vas voir le premier jour ce n’est pas très intéressant, c’est très technique, tu vas pas apprendre grand chose. On croise un journaliste qui veut nous poser des questions. Je lui demande s’il est là en soutien, non objectif. Objectif de quoi ? Un désastre est en cours et vous voulez être objectif ? Le désastre ? Quel désastre… c’est un point de vue.

On monte s’installer, re-fouille, il faut éteindre les téléphones, les journalistes gardent les leurs. Encore beaucoup de policiers, très très armés, HK416... 
La salle se remplit, beaucoup de monde. Je continue à lire en attendant le début.
« Notre combat est lié à des situations qui nous affectent directement. Nous nous investissons dans cette lutte parce qu’il s’agit d’une question de survie, de la notre et de celle d’autres personnes et formes de vie auxquelles nous tenons. Avoir une voix par conséquent ne se résume pas à l’expertise ou à la légitimité institutionnelle mais au fait de s’engager personnellement dans le problème et ses solutions. »

Les avocats entrent, je n’en reconnais qu’un Raphaël Kempf, il y a un autre avocat et les autres sont avocates, impressionnantes, des cheveux longs, courts, des cheveux verts… puis les prévenus. Je demande à une avocate qui sont les gens sur le podium à droite avec qui une journaliste rigole ? Elle m’explique avec un sourire : Le parquet. En face, ce sera la cour.

La cour entre, on se lève… Je sens que ce n’est pas optionnel, la présidente entre avec ses deux assesseurs. Peu de fun.

Elle commence par nous expliquer nos droits, à nous, public. Pas le droit de boire, ni de manger, ni de commenter. Ne pas réagir. Ok. Elle n’hésitera pas à user de son pouvoir de faire sortir les gens. Elle commence par faire sortir deux témoins, priés de revenir plus tard et de ne pas écouter les débats. Dehors. L’audience commence.

Une avocate de la défense explique que les enquêteurs de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) qu’elle voulait citer à comparaitre comme témoin n’ont pas retiré leur convocation. PV refusé. Impossibilité de faire toucher ces témoins. Impossibilité matérielle. Obstruction. Entrée DGSI. Huissier. Le parquet rigole. La présidente commente : « tout le monde n’a pas envie de venir témoigner. » Elle ne peut pas les forcer : « À l’impossible nul n’est tenu. »

Le parquet prend la parole. Son articulation est un peu molle : la présence des enquêteurs n’est pas un principe en correctionnel, contrairement au procès pénal. Aucune entorse aux droits de la défense. Une défense qu’il qualifie de « cocasse », inconsistante. Il parle d’« art du dilatoire ».

La défense réplique. Quelle inconsistance ? Pas de bélier pour forcer la porte de la DGSI. Citation régulière, doivent venir. Matricules, anonymisé, impossible de remettre la convocation. Ils seraient venus devant une cour d’assise, débats, rapports, méritent d’être discutés. Interprétation de la retranscription. Atteinte aux droits de la défense. Comme n’importe quel quidam, leur demander de ne pas priver la défense des éléments de débat. Défense qui entend poser des questions, infractions glissantes ; retranscrire ou non. Devoir de questionner leur objectivité. Article 6. Psychologie des enquêteurs. Droit au contradictoire…
J’adore…
La présidente dit que ces questions seront abordées plus tard.
Elle veut commencer la séance.
Elle fait venir les prévenus à la barre pour vérifier leur identité, ils doivent donner leur adresse actuelle, le public tousse, la présidente ne rigole pas du tout, elle dit aux contagieux de sortir ou d’arrêter de tousser.

Cette intrusion dans leur vie privée est très gênante, elle demande quels sont leurs revenus, s’ils ont des personnes à charge, je me demande quels seraient mes revenus après plusieurs mois de détention provisoire… Je pense au PDG de Lafarge, Bruno Laffont, poursuivi pour financement illégal du terrorisme. Il est sous contrôle judiciaire et n’a jamais fait de détention provisoire. Elle leur explique leurs droits, parler ou se taire et les faits qui leur sont reprochés. Association de malfaiteurs… actes terroristes, policier, militaire, para-militaire, déstabiliser la République… Ces qualifications sont effrayantes. Une fois les sept prévenus entendus et prévenus, la présidente entend la demande de renvoi exposée par Me Kempf... Il parle de nouvel élément la semaine dernière, de jurisprudence François Fillon, nullité… Conditions dans lesquelles la DGSI a effectué cette surveillance, probablement illégale. Il parle de la loi sur le renseignement de 2015, de cadre alégal. C’est passionnant, je ne regrette plus d’être venue en écoutant les avocats, j’ai moins peur, je les trouve intelligents, ils pensent. On suppose que les agents ont raison et agissent conformément au Droit. Convention des droits de l’homme. Illégalement surveillés. Jacques Toubon, C’est pas n’importe qui Jacques Toubon, défenseur des droits. Loi pose problème, impossible de savoir comment ils travaillent…

Les autres avocates se joignent à la demande de renvoi parce qu’elles n’ont pas pû faire citer à comparaitre les agents de la DGSI. Un des avocats dit « on vous demande aujourd’hui de ne pas vous rendre aveugle. » C’est très beau. J’entends, c’est l’exception de l’exception, Alégalité de la procédure… Les avocates viennent d’imprimer une deuxième demande de renvoi qui est donnée à la présidente qui demande à une avocate de transmettre à la greffière, elle dit « je serais très bonne comme huissier, je serai rentrée moi à la DGSI ». Le plus gros rire de la séance, suspendue. La présidente annonce qu’elle va étudier les demandes de renvoi, un monsieur crie « c’est fini la Stasi » Je trouve que son timing n’est pas dingue alors que je sentais la présidente à deux doigts de tout annuler.

Je sors extasiée, j’ai trouvé ça fantastique ce suspense, si le renvoi est accepté, - et comment ne le serait-il pas-, alors ce serait le dernier jour du procès, tout le monde rentre et je serai la seule à avoir écrit sur ce premier jour génial… Je demande aux autres s’ils croient au renvoi, ils ont l’air sceptiques… Une dame hurle au rez-de-chaussée « les étrangers n’ont pas les mêmes droits dans ce pays, ce sont des mensonges ! ».
Il parait que Nicolas Sarkozy est là aussi… Je suis persuadée que le renvoi va être accepté, je demande à une avocate si elle y croit…La suspension dure depuis plus d’une heure. Elle me répond : « Pas du tout. Oublie. Elle est juste en train de motiver sa décision… Faut pas croire à l’état de droit. »

Je replonge dans mon livre : « Les mouvements révolutionnaires présentent plusieurs avantages clés. Il n’y a qu’en luttant pour des transformations révolutionnaires qui présentent une menace existentielle pour l’ordre existant - par exemple un monde sans riches, sans police, sans gouvernants, sans entreprises- que nous avons obtenu des concessions importantes. Toutes les dispositions de type congés payés, journées de travail limitées, contrôle des loyers, soins de santé pris en charge par l’état, allocation de chômage qui sont actuellement réduites en lambeaux, année après année, sont les vestiges de réformes gagnées par des mouvements révolutionnaires anarchistes et communistes de la première partie du 20e siècle ou ultérieurement par des organisations issues de ces mouvements et institutionnalisées comme moyen de les pacifier. En d’autres termes lorsque nous nous battons pour la révolution nous gagnons même lorsque nous perdons. »

Je me sens tellement en colère, je pense aux fongicides et pesticides interdits dans l’eau potable qui m’obligent à donner des gourdes filtrantes aux enfants, à l’augmentation des cancers, je vois ce tribunal et cet argent dépensé à criminaliser des gens qui rêvent, qui pensent… alors que cet argent pourrait aller directement à l’hôpital de Quimper dont les urgences ont fermé provoquant la mort d’un nourrisson… Les raisons d’être terriblement en colère contre l’État sont trop nombreuses et j’espère que la présidente va prononcer le renvoi et venir avec nous démanteler les infrastructures… à 16h, je sens qu’on est aux portes du municipalisme libertaire… Je vais voir une avocate… Excusez-moi, j’ai une petite question. On a le droit de souhaiter la destruction de l’État ?
Elle me répond, oui, c’est la liberté d’expression, vous pouvez même dire que vous êtes contre la police et que vous souhaitez son abolition mais visiblement le parquet lui n’est pas d’accord.

La séance reprend… Je suis pleine d’espoir. J’ai besoin d’une bonne nouvelle. La cour entre. On sent qu’il y a eu trop peu de Mojitos pendant cette suspension. Elles sont aussi joyeuses que des portes de prison. Si le ministère public et la cour sont là pour nous réconcilier avec les institutions et la République, ils s’y prennent mal… Je pense au concept d’indépendance de la justice et je n’arrive pas à comprendre comment des employés de l’État pourraient être indépendants mais j’imagine que des lois expliquent ça très bien, je pense à Tolstoï… « Je considère toute forme de gouvernement comme une institution compliquée. »

Nous sommes tous debout, sages comme des images, elle nous regarde. « Prenez tout votre temps. » Me voilà replongée en 4èmeB... Elle attend le silence total…. Elle patiente jusqu’à ce que plus personne ne respire. « L’audience est reprise vous pouvez vous asseoir. » Je croise les doigts, elle annonce avoir examiné les deux renvois… Le premier c’est non. Le deuxième. Je sens venir le rebondissement incroyable, les applaudissements. Le deuxième… C’est NON.
Waouh… Ok… Pas de happy end, on est pas à Hollywood ici, on est dans TETRIS et il faut absolument que les carrés s’empilent jusqu’à ce que les Russes se mettent à danser.
Que c’était long pour dire juste non.
L’audience reprend, la défense demande accès à des pièces, des scellés, des enregistrements, des copies de disques durs… La dame du parquet dit « ben non, trop tard les gars » (je résume) et la présidente a l’air d’être d’accord avec tout ce que dit le parquet… Nouvelle suspension…

Je décide qu’ayant encore deux heures à passer avec l’État via ses transports en commun, peu fiables je vais laisser là ce procès et ce tribunal, je m’arrache difficilement...
Pensées aux futurs acquittés et à ceux qui écriront les jours suivants.
Ce procès va être passionnant. Je n’ai plus rien à déclarer.

Martine (AKA Audrey Vernon)

[1Mais fort mal Mme la Présidente/le Président/lea Président·e, soit du fait qu’elle porte son masque, soit qu’elle parte bien loin de son micro, soit les deux.

[2Par exemple : une partie d’airsoft.

[3Beynel Eric (dir.), La raison du plus fort, Éditions de l’Atelier, 2020.

[4C’est désormais le titre d’un documentaire www.youtube.com/@Parlafenetreouparlaporte

[5Laurence Blisson, « Risques et périls de l’association de malfaiteurs terroriste », Délibérée, n° 2, 2017, p. 16-20.

[6Rassemblées dans Éric Beynel (dir.), La raison des plus forts. Chroniques du procès France TélécomIllustrations de Claire Robert, Éditions de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2020. Éric Beynel était à l’époque porte-parole de l’Union syndicale Solidaires.

[7L’airsoft est un jeu du même type que le paintball, avec des armes factices qui tirent des petites billes en plastique.

[8Direction générale de la sécurité intérieure (fusion en 2014 des renseignements généraux et de la Direction de la surveillance du territoire)

[9Une partie des échanges de la présidente et des accusés risquant de m’échapper, en raison de la déficience de la sonorisation de la salle et de mes propres appareils auditifs, et du fait de la prolongation de l’audience jusqu’à 21h30, P., éminent libraire du Plateau de Millevaches, a bien voulu joindre ses notes aux miennes. Merci à lui.

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