Acouphènes

Natanaële Chatelain

paru dans lundimatin#400, le 24 octobre 2023

Acouphènes... comme une protection que se fait le corps contre le bruit ambiant des non-dits, des explications justificatrices, des informations normalisées. Un corps qui a besoin de penser et une pensée qui a besoin de sortir dehors – non pour aller chercher l’air du temps, mais l’air qu’elle respire et dire ce que c’est, ce qu’elle y voit, ce qu’elle y trouve d’alerte, d’absence, de crasse, de résistance aussi. Par quel bout prendre les choses sans céder à la broyeuse simplificatrice pour espérer être entendu ?

Je ne suis pas poète, je le deviens. 
C’est ma seule réponse qui vaille, ma soif de nommer
sans faire crever.
Je suis le climat brûlant sous les décombres  ;
je suis la mer irradiée.
Je perds mes mots. Leurs nuances sont déchiquetées.
Ailes de libellules épinglées en rang serré sur le tableau de chasse
de l’univoque.
Monde sans bord sous surveillance.
Plus rien pour échapper au ready-made du langage,
à sa politesse industrielle, culturelle.
Les oreilles se blessent au bruit de fond –
acouphène en continu, comme une protection massive,
un silence massif contre le consentement…
autodéfense pour interrompre l’accord tacite.
Je retire ma voix, je retire mon corps du pacte.
Pour ne pas finir sur la place lisse des fascismes.
Pour ne pas m’habituer au triangle de la surveillance.
Pour ne pas taire le visage des morts.
La nuit passe en moi. Vision.
Je vois défiler les mots comme des soldats de plomb –
têtes évidées par le trop plein. Suffocation.
Informations repoussantes qu’il faut ingurgiter.
Pain quotidien frelaté.
Jours hagards sur le pavé de cendre.
L’arbre s’effondre contre la terre
fracas
brume animale.
Les champs reculent dans des hangars à bestiaux,
les vaches perdent du sang – hémorragie.
Dans l’étendue où plus rien ne pousse,
leur regard prend tout l’espace. Elles savent ce qui vient après.
Elles sont liées à un présage qui les concerne, elles
et nous, dans un seul et même monde.

Neige en poudre. Canicule hivernale. Suppure la terre
dans l’air stagnant de jours trop chauds.
Les pommes, prisonnières d’une seule saison,
pourrissent. Partout, l’économie tète la mort.
Le moindre agencement entre les êtres et les choses
est financiarisé. Trahison des agencements  !
Des couleurs criardes repassent sur les lignes du passé
jusqu’à détruire le moindre souvenir. Le temps
meurt de sa restauration permanente.
Nos rêves sont devenus conformes aux propositions du marché  :
futur nucléaire – la propreté au bout du chemin  !?

Sifflement d’oreilles – une alerte dans la tête.
Amplification du monde sensible par bourdonnements,
par brûlure interne jusqu’aux tympans.
Décevoir le pouvoir est mon ouvrage – mon rythme
sans cadence –
ne rien troquer au modèle qui bousille nos vies.
La main se libère… La fragilité se libère,
elle n’a pas peur d’être mortelle.
Elle riposte au saccage,
fait grandir le silence dans la trachée –
un son perçant
comme la dernière peau d’un être sans échappatoire.


Octobre 2023
Natanaële Chatelain

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